Chapitre 8

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Estanalfir avait tenu parole. Six jours plus tard, nous disposions du renseignement. Nous avions aussi fait le plein de monnaie locale, bien que les cels ocarians soient acceptés dans le pays. Meton avait vendu une bonne partie de son artisanat, et moi j’avais offert quelques tours de chant, dont un qui s’était terminé par un effeuillage, ce qui ne m’aurait pas gêné si le regard des spectateurs n’avait été si avide.

Le précieux papier en poche, Meton et moi chevauchions en direction de l’ouest vers un petit village de la campagne environnante. Un voyage d’à peine plus d’un monsihon. Le Segel était équipé de routes nombreuses et bien entretenues. Nous avancions rapidement. Comparé à la simple piste qui reliait Ocar à Leek, la capitale du pays, cela nous changeait agréablement.

Tout autour de nous, les collines étaient occupées par des champs cultivés. Et d’ailleurs, nous croisions souvent des charrettes, pleines à craquer de denrées : céréales, fruits, légumes, viandes. La ville nécessitait un approvisionnement quotidien considérable. La richesse de notre destination se trouvait dans l’élevage. Une large plaine plantée de bosquets d’arbres hébergeait des troupeaux de Diplons, ces herbivores qui fournissaient une viande savoureuse. Leur taille m’avait toujours impressionnée. Debout à côté d’eux, je pouvais presque passer sous leur ventre sans me baisser. Mais ceux qui se tenaient devant nous étaient d’une espèce naine. Je trouvais incroyable de penser que malgré leur masse, ces animaux étaient inoffensifs.

Je n’eus aucun mal à trouver le domicile du commerçant retraité : Erganel, selon le document. Estanalfir avait eu le bon goût d’utiliser l’alphabet ocarianal, un alphabet qui serait plus tard adapté pour retranscrire l’helariamen. C’était une jolie maison simple, mais confortable située dans une rue résidentielle, peu passante, mais idéalement située à proximité du marché. Tranquille sans être isolée. Je frappais. Une voix étouffée par l’épais battant de bois nous prévint. La porte s’ouvrit, laissant passer un visage marqué de quelques rides au coin des yeux. Je compris alors pourquoi cet homme avait pris sa retraite. Il venait de commencer à vieillir. Il lui restait encore vingt-quatre ans à vivre et il n’entendait pas les consacrer à travailler. Il me détailla de bas en haut et un sourire réjoui éclaira son visage jusqu’à présent fermé. Il ouvrit la porte en grand.

— Que me vaut le plaisir d’une si charmante visite ? demanda-t-il à Meton.

— Je viens pour un renseignement, répondis-je.

Son regard hésita un moment entre Meton et moi avant de se poser définitivement sur ma personne. Il avait compris qui dirigeait notre groupe. Ce pays n’était pas aussi misogyne que ceux situés plus au sud, les femmes pouvaient y acquérir du pouvoir. Ekekele en était un parfait exemple. Que je commande ne le surprenait pas.

— Veuillez entrer, nous serons mieux autour d’une boisson chaude pour bavarder.

Il s’effaça pour nous laisser passer.

— Vous êtes bien aimable, le remerciai-je.

— Je ne reçois pas tant de visites que cela. Et encore moins celle d’une femme aussi belle que vous. Même si j’ai peu d’espoir que cela se concrétise plus avant que par une charmante discussion.

— Qui sait, répondis-je.

Il nous guida jusqu’à un salon très confortable. À voir ce qui l’entourait, son activité de commerçant avait bien marché. Bien que petit, l’endroit était cossu. Il donnait l’impression d’avoir préféré une vie simple pour ses dernières années. Je supposais qu’il pouvait enfin se consacrer à son hobby préféré à plein temps.

Meton et moi nous installâmes chacun dans un fauteuil bien rembourré, ce qui après des heures de chevauchée à dos de hofec s’avéra agréable. Il s’excusa et disparut un instant dans une pièce attenante. Il revint peu après apportant un plateau qu’il déposa sur une table basse. Il nous offrit une tasse d’une infusion bien chaude, et il nous invita à nous servir en petits gâteaux.

— C’est ma voisine qui les prépare, expliqua-t-il, ils sont très bons.

— Vous lui direz qu’elle est très douée, confirmai-je après en avoir goûté un.

— Vous le lui direz vous-même, elle ne devrait pas tarder.

Il s’installa confortablement à son tour et sirota sa boisson avec un plaisir évident. Après la fraîcheur extérieure, sa chaleur était agréable.
— Que me vaut l’honneur de votre visite ? demanda-t-il enfin.

— Je viens du Valar, commençais-je avec notre histoire habituelle.

— C’est ainsi que se nomme l’Helaria maintenant ? répliqua-t-il.
Il plongea son nez dans sa tasse pour masquer son amusement. Pour ma part, je n’étais pas très heureuse. Il nous avait percés à jour avec une telle facilité.

— Votre maîtrise de la langue de l’Ocarian est très bonne, mais pas parfaite, expliqua-t-il. Votre pays fait partie de la culture du Vornix, sans aucun doute. Et vous n’avez pas l’accent de la Diacara. Il ne reste que l’Helaria.

— Je suis surprise que vous connaissiez ce pays, remarquai-je.

— Mon métier de négociant m’a amené partout dans le monde. Je suis passé par l’Helaria. La première fois, c’était il y a plus de cinq cents ans.

Cinq cents ans. J’étais toute jeune à l’époque, mais déjà adulte. Fraîche guerrière, pas encore maître de la guilde.

— Ça fait un bail, remarquai-je.

— Le pays est petit, mais la vie y est douce. J’y ai des souvenirs tout particuliers. En fait, j’y étais si bien accueilli que je me suis débrouillé pour que mes trajets à travers le monde m’y fassent passer au moins une fois tous les cinq ans.

Je ne pouvais que me montrer d’accord avec lui.

— Avec de si fréquentes escales, vous ne deviez pas demeurer à Neiso, remarquai-je, sinon nous nous serions déjà rencontrés depuis tout ce temps.

— Ma première visite s’est produite pendant une fête. Je suis tombé sous le charme d’une brune, pas particulièrement belle, mais d’une sensualité débordante. Elle m’a proposé un plan avec sa sœur, plus farouche, mais d’une beauté absolument incroyable. Je n’avais jamais vu une femme aussi splendide. Et une fois ses réticentes vaincues — ce qui n’a pas été facile, je l’avoue — elle s’est révélé une maîtresse passionnée.

Un instant. Il n’était pas en train de me dire qu’il avait couché Peffen et Vespef en même temps. Un échange de regards avec Meton m’indiqua qu’il pensait la même chose que moi. En y réfléchissant, cela n’avait rien de surprenant. Peffen ne boudait pas ses plaisirs, ses soupirants se comptaient par dizaines. Et elle entraînait souvent Vespef avec elle qui sans cela serait restée cloîtrée dans la Résidence. Pourquoi ne pas lui faire rencontrer un bel étranger ? Beau ? Non ! Erganel n’avait jamais dû être beau de sa vie, mais il présentait un côté exotique qui pouvait attirer une Helariasen en quête de distraction.

S’il avait été amant de Vespef, autant lui dire la vérité, il serait plus sensible que les autres personnes que nous avions croisés jusqu’alors. J’allais exposer ma requête quand la porte s’ouvrit. Une jeune fille à la fin de l’adolescence entra. Elle apportait un panier que je devinais rempli de nourriture, à en juger par l’odeur. En nous voyant, elle se figea. Mais elle se reprit bien vite. Elle nous salua d’une petite courbette et d’un boujour collectif.

— Puisque vous avez de la visite, je vais nettoyer la cuisine, dit-elle.

— Dépose tes affaires et reviens t’asseoir avec nous. Tu n’auras pas souvent l’occasion de rencontrer des voyageurs qui viennent d’aussi loin.

Un léger sourire sur les lèvres, elle obéit.

— Cela ne vous gêne pas, demanda-t-il un peu tardivement.

— Sait-elle se montrer discrète ?

— N’ayez pas d’inquiétude là-dessus. Veresunde vit seule avec sa mère. Celle-ci est trop pauvre pour payer l’instruction de sa fille. J’ai passé un accord avec elle. Elle me prépare à manger et nettoie mon appartement, en échange je lui enseigne toutes mes connaissances.

— En quoi cela consiste-t-il ?

— La lecture, l’écriture, à compter. Un peu de géographie, d’histoire. Sa mère a beaucoup de courage. Mais elle est vraiment très pauvre. Jamais elle ne pourrait lui offrir l’éducation qu’elle mérite.

La façon dont il en parlait m’apprit que leur relation allait plus loin que de professeur à élève. Elle donnait un sens à sa vie. Peut-être même éprouvait-il des sentiments plus tendres à l’égard de la mère.

La jeune fille revint, elle disposa un plateau avec une nouvelle fournée de biscuits. Fraîchement préparés, ils exhalaient encore leur fragrance. Puis elle s’installa sur un fauteuil libre, repliant les jambes sous elle.

— Où en étions-nous ? demanda-t-il.

— J’allais vous expliquer la raison de ma venue.

— Bien sûr.

— Vous savez que les îles de l’archipel honëgeal ont été la cible d’une attaque de pirates.

— Je l’ignorais. L’Helaria a-t-elle été touchée ?

— Hélas, ils ont enlevé un quart de notre population pour la vendre.

Sous la violence de son émotion, il se mit presque debout.

— Wotan m’a mandaté pour retrouver ces personnes. Depuis Ocar, j’ai suivi une piste qui…

— Qui a conduit jusqu’à moi, compléta-t-il.

J’acquiesçais d’un mouvement de tête.

— Expliquez-moi en quoi je peux vous aider.

Je sortis la gemme de Vespef de mon décolleté pour la lui montrer.

— Comment n’ai-je pas pu le reconnaître quand j’ai éprouvé tant de plaisir à aller le chercher dans l’écrin où il se nichait, dit-il d’une voix sourde.

Il la prit dans la paume et la regarda un instant. Puis il la laissa retomber dans son nid douillet, sans l’accompagner comme n’y aurait pas manqué tout homme normal.

— Elle faisait partie d’un lot expédié par un grossiste en provenance d’un royaume, plus au nord d’ici. La marchandise était constituée de beaucoup de bijoux précieux, forte valeur sous un faible volume, mais impossible à écouler à l’endroit où il se trouvait.

— C’était peu de temps avant que vous décidiez d’interrompre vos voyages.

— En fait, je voulais arrêter depuis des années, mais je ne suis pas arrivé à vendre mon affaire à un prix attractif. J’ai préféré la solder. Au moins je dispose de l’argent. Ce qui permettra à Veresunde de bénéficier d’un pécule pour démarrer dans la vie quand je ne serais plus là.

L’intéressée rougit, mais ne sembla pas surprise. Il avait dû lui faire part de ses projets depuis longtemps. Je ne m’étais donc pas trompé sur les sentiments qui liaient ses deux là.

— Pourrez-vous me donner l’identité de votre vendeur ?

— Bien sûr. Je vous propose de partager mon repas. Pendant que Veresunde préparera la cuisine, je vous procurerais tous les renseignements.

Il se tourna vers la jeune femme.

— Tu iras chercher ta mère, et tu lui diras de mettre la robe que je lui ai offerte. Nous avons des invités de marque.

— Je ne voudrais pas vous gêner.

— Je ne reçois pas beaucoup de visite, m’interrompit-il. Quoique, c’est un peu la raison de ma retraite ici, ne pas être dérangé. Mais parfois, l’agitation de la ville me manque.

— Dans ce cas, ce sera avec plaisir.

Il nous entraîna à la cuisine à la suite de sa protégée. En réalité, le repas était déjà prêt. La jeune fille l’avait apporté. Elle n’avait qu’à le réchauffer et disposer la table. Comme elle n’avait prévu à manger que pour deux, elle allait devoir compléter avec un plat supplémentaire. Elle ajouta une salade faite avec des légumes qui poussaient dans le potager du vieil homme et de quelques œufs. J’étais admirative devant ces gens qui pouvaient s’organiser au pied levé et d’être toujours maître de la situation, quelles que soient les circonstances. Je n’étais pas une bille en cuisine. Je me débrouillais plutôt bien, à l’instar tous les grands voyageurs obligés de préparer leur tambouille eux même. Mais arriver à service aussi parfait, j’en étais bien incapable.

Et c’est en charmante compagnie, autour d’un bon repas, que cette matinée sympathique se termina. Au cours de la discussion que nous menâmes, sur les sujets les plus divers, je compris pourquoi Vespef s’était laissé séduire par cet individu. À l’inverse de sa cadette en quête de sensation, elle était plus attirée par la douceur et la tendresse. Elle avait besoin de sécurité et seulement dans ces conditions, elle pouvait s’oublier entre les bras d’un homme. C’était amusant si on y réfléchissait, elle était une magicienne des plus puissantes du monde. Mais cet homme avait su percer ses défenses et la rassurer au point qu’elle devienne sa maîtresse.

C’est avec regret que nous reprîmes la route. Et je me jurai qu’un jour, je repasserai dans cette demeure.

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