Chapitre premier : Un jour à Baïkonour

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 Le 27 juillet 2028, c’était une date qu’Ola Karlsson, ingénieur de son état, n’oublierait jamais. S’il était Suédois, il était missionné en sa qualité d’ingénieur en aérospatiale et docteur en physique appliquée pour ce qui s’annonçait comme le couronnement de toute sa carrière. Enseignant-chercheur en Suède, il avait été détaché auprès de l’ASE (l’Agence Spatiale Européenne), qui, elle-même, collaborait avec Roskosmos (l'administration spatiale russe) pour le lancement de cette mission.

 Depuis que les États-Unis avaient démantelé la NASA, le programme spatial américain (si tant est qu’on eût encore pu l’appeler ainsi) était d’ouvrir la conquête spatiale au marché privé, et notamment de commencer à développer le tourisme spatial. Bien sûr, seules quelques personnes très riches étaient en capacité de payer le ticket d’entrée, et d’aucuns se préparaient à se réfugier sur la Lune ou n’importe où ailleurs tandis que la Terre était la proie de menaces toujours plus fortes d’un jour sur l’autre. Un jour, on annonçait une espèce qui disparaissait, un autre, une zone de permafrost fondait en Sibérie ou en Alaska... Si Ola n’approuvait pas la perspective de voir l’espace ainsi livré à la cupidité de certains, il restait fasciné par toute l’innovation technologique qu’ils pouvaient apporter. De même, il savait qu’en travaillant pour l’une de ces entreprises, basées en Californie ou à Cap Kennedy, il aurait touché deux à trois fois le traitement (déjà généreux!) que le gouvernement suédois lui versait, mais il n’était pas disposé à vendre son âme.

 Ola Karlsson avait cinquante-trois ans. Né dans les années 1970, il avait vu son enfance bercée par les films de science-fiction américains, les jeux vidéo et la lecture de romans de science-fiction et de fantasy. Moins de dix ans avant sa naissance, l’homme avait pour la première fois foulé le sol lunaire. Il eut bien envie de faire grandir ses propres enfants, restés en Suède, dans les mêmes aspiratins, mais cela n’avait pas l’air de prendre. Si Kristoffer, son fils aîné, était étudiant à l’université Chalmers de Göteborg, et semblait bien parti pour s’engager sur le même genre de voie professionnelle, son second fils, Niklas, semblait plus parti pour des études de sociologie, et était très impliqué dans des activités militantes au lycée. Quant à Olivia, leur petite sœur, elle semblait se passionner pour la psychologie. Elle-même atteinte de troubles du spectre autistique, elle avait décidé de creuser le sujet.

 Ses trois enfants avaient hérité de son regard bleu acier. Ola commençait à grisonner, mais on pouvait deviner qu’il avait dû être blond avant. Malgré son demi-siècle bien tassé, il avait l’élégance de ces hommes qui avaient passé beaucoup de temps à travailler dans des bureaux.

 Il éprouvait une certaine anxiété en pensant à ses trois enfants, à sa femme Ester qui était restée à Linköping et qui avait souvent maille à partir avec les deux plus jeunes, âgés respectivement de seize et quatorze ans, mais aussi parfois avec Kristoffer, bien qu’il eût vingt ans. Dans sa chambre, il était en train de suffoquer. Malgré l’air conditionné, il faisait véritablement une chaleur intenable en plein cœur du désert du Kazakhstan. Mais la nuit, désert oblige, il dormait bien. Le problème tenait moins au climat très hostile qu’aux résidences mal isolées de la base terrestre de Baïkonour. L’ordinateur d’Ola vit son écran s’allumer. Il était en train de recevoir un appel sur Skype. C’était Ester. En Suède, il ne devait être guère plus de 8h00, mais il y faisait déjà grand jour. Ici, à Baikonour, il était déjà midi. Il n’allait pas tarder à retrouver les autres pour déjeuner.

Hej, Ester ! Hur mår du ? Demanda-t-il.

Bra, tack. Et toi ?

– Cette chaleur… Le temps que je m’y fasse, il faudra que je rentre.

C’est bien ce soir, le lancement ?

– C’est ça. Comment ça va, à la maison ?

Ça peut aller. Niklas est parti avec des copains écolos sur un sit-in contre l’expulsion des réfugiés climatiques, à Stockholm. Olivia a bien tenté de me convaincre de l’autoriser à le suivre, mais j’ai dit non, tout net.

– Je vois…

Qu’est-ce qu’il y a ? Tu penses que je n’aurais pas dû ?

– Non, non… Je suis d’accord que quatorze ans, c’est un peu jeune pour ce genre d’action. Et puis, Stockholm, ce n’est pas non plus la porte d’à côté. Niklas, à son âge, ça devient plus compliqué de le tenir. Et puis… le problème, c’est qu’on ne peut pas complètement lui donner tort.

Je sais… Mais j’ai toujours peur qu’il se prenne un mauvais coup.

– Bon, une manif à Stockholm, ça va. Ça risque moins de dégénérer qu’à Paris ou Londres…

 Entre la population française, toujours plus remontée contre ses dirigeants, et ces derniers, qui ne semblaient pas décidés à lâcher le pouvoir, cela faisait plusieurs années que la situation était devenue très explosive en France. Entre le manque de bonne volonté contre le changement climatique, les ruptures périodiques d’approvisionnement dans certaines ressources, et la négligence des régions reculées au profit des plus grandes villes, les relations entre peuples et gouvernements étaient parties pour devenir de plus en plus tendues.

 En Suède, en revanche, si la situation écologique et économique étaient préoccupantes, le climat social n’était pas aussi tendu, et la population était moins malmenée. Beaucoup de communautés avaient fleuri un peu partout sur le territoire. Et il en émergeait de nouvelles chaque semaine. Certains furent même surpris d’y retrouver des membres de la famille royale, qui refusaient tout passe-droit et insistaient pour être traités exactement comme tous les autres.

Tu me rappelles à quelle heure est la mise à feu ?

– Cette nuit, à 2h00. Il sera vers les 23h00 chez vous. Mets-toi devant la télévision, avec un peu de chance, ils en parleront.

Bah… La télévision, ce n’est pas comme s’il s’y disait encore des choses intéressantes. Vous faites un stream sur Internet ?

– Bien sûr. Je t’envoie le lien par le chat.

Tu me manques, Ola…

– Toi aussi, tu me manques, min älskling.

Une fois la conversation terminée, Ola rabattit son ordinateur, et sortit de son bureau. Il espérait surtout trouver des zones un peu moins inondées de lumière, où il pourrait faire moins chaud. Peine perdue, et les lieux ouverts aux visiteurs restaient relativement limités. En deux semaines sur place, il avait déjà vu plusieurs fois les différents monuments commémoratifs (dont la statue de Youri Gagarine), aperçu de loin les vestiges de l’âge d’or de la conquête spatiale, du temps de l’URSS, mais beaucoup d’entre eux étaient interdits au public, pour des raisons de sécurité. Et en s’approchant de près, il était aisé de comprendre le danger : l’état de délabrement de ces gigantesques hangars et des monstres volants qu’ils abritaient étaient une explication des plus claires.

Sur la route de la cantine, il tomba nez à nez avec Mark DeKlerk, son compagnon de chambrée, un ingénieur sud-africain qui était mobilisé sur le programme spatial. L’Afrique du Sud, bien qu’empêtrée dans une guerre de l’eau qui ravageait le pays depuis déjà trois ans, essayait, tant bien que mal de conserver une vie universitaire, et de garder ses élites intellectuelles. Ainsi, le jeune Mark, désormais doctorant en astrophysique, fut envoyé à Baïkonour, en vue de réaliser des partages de connaissances. En outre, quitter pendant un an ou deux un pays en état de tension permanent, où les villes menaçaient toujours d’être ravagées par des pillards, n’était pas pour lui déplaire. Il avait grandi du côté de Port-Elizabeth, une des zones globalement épargnées par la guerre, mais pour combien de temps ? Fuyant la guerre, nombre de Sud-Africains, indifféremment blancs, noirs, métis, Asiatiques, étaient partis se réfugier à la campagne, dans des zones plus reculées où ils pourraient espérer passer un mois d’affilée sans attaques à main armées et autres raids. Aux dernières nouvelles, ses parents et son jeune frère, Wikus, étaient partis dans la province du Limpopo. Ils n’avaient pris que le strict nécessaire et une voiture pour le transporter.

Ce jour-là, Mark était étonnamment souriant. C’était un jeune homme qui devait avoir dans les vingt-cinq ans. Il était plutôt athlétique, avait un aspect un peu rustaud, mais un regard pétillant qui révélait chez ce jeune rugbyman un esprit vif et astucieux.

– Salut Mark. Tu as l’air de bonne humeur, aujourd’hui.

– Oui… j’ai enfin des nouvelles de mes parents. Ça faisait quatre jours qu’ils avaient quitté Port-Elizabeth, j’ai eu très peur qu’ils aient fait de mauvaises rencontres sur la route. Mais là, je sors d’un échange Skype avec eux. Ils vont bien. Ils sont près de la frontière du Zimbabwe. Apparemment, toute la province du Limpopo est en train d’accueillir des gens qui ont fui les villes, et c’est très compliqué d’accueillir les réfugiés. En plus, du fait qu’ils soient blancs, ils se font un peu regarder de travers par les réfugiés noirs, plus nombreux et plus pauvres.

– Si je m’attendais à ce genre de truc…

– Oui, mais ils sont vivants et en bonne santé, c’est le plus important. Apparemment, il y a des gens dans les tribus voisines, qui leur ont proposé de venir. Ils ont posé quelques conditions, notamment de respecter leurs règles. J’espère que ce n’est pas un cadeau empoisonné.

– Pourquoi toujours envisager le pire ?

– Je ne sais pas… Tu sais, être blanc en Afrique du Sud, ça veut dire grandir avec l’impression que le pays entier t’en veut. Et le problème, c’est qu’il y a de bonnes raisons de nous en vouloir.

– Garçon, tu es né en 2003, tu ne vas pas continuer de rendre des comptes sur des politiques qui ont cessé avant ta naissance, quand même !

Mark leva les yeux vers Ola et croisa son regard d’acier. Celui-ci contrastait avec son sourire, plein de bienveillance.

– Si tu me parlais un peu du programme de la SANSA, plutôt ?

– Encore ? Tu sais que je ne peux pas dire grand-chose. Il y a encore beaucoup de choses qui relèvent du secret industriel, et puis, en ce moment, il y a certaines technologies dont on préférerait qu’elles n’arrivent pas jusqu’aux bandes armées.

– Je sais, je ne te demande pas de détails. Mais où vous en êtes ? Vous avez prévu de construire une base de lancement ?

– C’est au programme, oui. On ne sait pas encore exactement, mais vu le genre de latitude nécessaire, logiquement, on partirait dans l’État libre ou le Nord-Cap. Et au niveau topographique faudrait plutôt viser une zone désertique ou semi-désertique, un peu comme ici, quoi...

– Je trouve ça génial qu’un pays africain se lance dans la partie.

– Oui, enfin… on ne va pas se mentir, c'est au programme, mais d'ici là, il aura des choses autrement plus urgentes et plus graves à régler avant.

– C’est certain, mais l’innovation technologique, ça donne un cap, un espoir. C’est comme cette mission martienne.

– Ola ! Sérieusement ! Je sais que l’exploration spatiale peut apporter beaucoup à l’humanité. Mais sincèrement, la vraie question, c’est pour en faire quoi ?

 L’ingénieur suédois fut un peu surpris de cette réaction désabusée.

– Je suis un peu perplexe. Je pensais que c’était pour ça qu’on ne bossait pas avec le consortium spatial et qu’on préférait la recherche publique. Tu n’es pas intéressé par la mission martienne ?

– Si, mais… Il faut arrêter de croire, juste parce qu’on fait une prouesse technologique, que ça va résoudre tous nos problèmes. Franchement ! Regarde où nous a menés la course technologique, jusqu’ici.

 Il présenta un bracelet électronique qu’il portait au poignet. Ola avait le même.

– On est suivis à la trace, et la réalité, c’est que nos gouvernements ne valent pas mieux. Si la technologie n’est pas pensée pour être au service des humains et de la Terre, elle ne sert à rien.

– Donc tu penses que ce qu’on fait ne sert à rien ?

 Le jeune homme soupira.

 « Je ne sais pas. Peut-être que si, après tout. En fait, tout dépendra des enseignements qu’on aura su en tirer. Mais pour ça, il y aura trois choses sur lesquelles réfléchir. Ce que nos scientifiques vont en apprendre, ce que nous à titre personnel, on en tirera comme enseignements, et ce que l’humanité en retiendra. Pour le dernier volet, je ne vais pas te mentir, j’ai un peu peur. »

 Sur ces bonnes paroles, sous le soleil de plomb qui écrasait le cosmodrome, ils partirent déjeuner.

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