Kawaii, lolicons & gyaru-moji

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Les adjectifs misérable, pitoyable et pathétique ont, à plusieurs étapes de leur existence, été synonymes, mais pas de la même manière. Dans leur sens actuel, ce sont trois façons d’exprimer son mépris envers une personne, mais avant ce glissement sémantique, ces mots étaient utilisés pour désigner une personne pour qui l’on va ressentir de l’émotion (pathétique, du grec pathos), en particulier de la pitié (pitoyable), en raison notamment d’un état de misère (misérable).

 Le mot japonais kawaii qui signifiait au 11e siècle pathétique (dans le sens moderne de méprisable), était utilisé pour décrire des comportements honteux, embarrassants, mais aussi faibles, dociles, inoffensifs, mignons. Avec le temps, les sens de honteux et embarrassant ont migré vers kawaiso, mais kawaii a gardé sa connotation péjorative infantile.

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Dans un Japon ultra-conformiste, à la culture d’uniformité scolaire absolue, l’introduction du portemine dans les collèges et lycées des années 1970 coïncide avec l’apparition d’une forme d’écriture régressive aux kanjis arrondis, aux traits légèrement modifiés pour devenir des visages mignons et aux points se transforment en cœur… L’écriture est vite décriée comme kawaii, avec toutes les significations listées plus haut : inoffensive, mignonne, mais aussi méprisable. Les jeunes filles qui adoptent le style d’écriture kawaii sont vues comme des parias asociales et ridicules, mais plutôt que de subir l’ostracisme, elles l’embrassent pleinement et adoptent un style vestimentaire tout aussi régressif dans des couleurs vives, parées de coiffures extravagantes, loin de la sobriété de l’uniforme marinière et de la coupe au bol. Le style kawaii devient une manière de revendiquer une personnalité, de rejeter l’injonction à la conformité passive dans une société normative à l’extrême en ce qui concerne les rôles genrés, héritage notamment de l’influence néoconfucianiste.

 S’habiller comme une enfant, adopter les manières d’une enfant, c’est refuser le monde adulte et ses responsabilités. Aucun homme ne voudra de toi, ma fille, si tu t’habilles comme ça. Et c’est vrai. La mode kawaii est un puissant répulsif, car il déstabilise les jeunes Japonais qui attendent d’une femme une certaine docilité, mais surtout, une grande pudeur, alors qu’ils ont en face d’eux des adolescentes qui s’habillent comme des gamines et de manière outrancière. On ne voit pas le côté mignon, on voit surtout le caractère régressif et exubérant.

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On pourrait comparer cette attitude au mouvement punk qui a fait des vagues au Japon dès la fin des années 1970, ou aux sukeban, ces groupes d’adolescentes qui reproduisaient les codes sociaux des gangs lycéens jusque dans la violence, le harcèlement et la hiérarchie par la loi du plus fort. Typiquement, on reconnaissait une sukeban par son blouson en cuir, des poses intimidantes, une mine patibulaire et la manie de jouer avec un couteau.

 Mais le punk peine à survivre parce que les maisons de disques sont toutes réticentes et les lieux de concerts restent rares. Le mouvement sukeban reste lui aussi marginal. En revanche, en dehors du contexte scolaire, le kawaii connait une seconde vie, vite récupéré pour son imagerie si mignonne qui touche désormais le grand public, surtout avec l’incontournable Hello Kitty. Avec le temps, l’esthétique kawaii évolue et se diversifie. La mode lolita prend le pas sur le simple kawaii avec des accoutrements plus sophistiqués, mais surtout plus coûteux. La culture lolicon, qui s’étend aux jeunes adultes, adopte des codes très stricts et exigeants. À l’opposé d’une approche faite maison, tout doit venir des plus grands couturiers spécialisés en mode lolita, sinon ce n’est pas authentique et l’exclusion de la communauté arrive vite. Le harcèlement aussi.

 Les déclinaisons dans les modes gyaru ou ganguro, voire l’extrême yamamba, désignent des jeunes femmes habillées de façon kawaii ou à la mode des chanteuses pop, mais aussi décolorées et au bronzage permanent. Le yamamba est la version hardcore avec un bronzage le plus brun possible. Leur but est de choquer dans une population à la peau généralement très pâle et aux cheveux noirs pour une très grande majorité. D’ailleurs, la décoloration ou la teinte de cheveux est encore une pratique interdite dans certains collèges et lycées japonais, et la recoloration de force en noir ainsi que la coupe des cheveux au bol par l’école, parfois de manière humiliante, est une pratique qui existait encore dans les années 2000.

 Pour revenir au langage, la contreculture gyaru (aux variantes aussi nombreuses qu’il y a de barbies) développe également le gyaru-moji, une écriture qui consiste à remplacer des kanjis par un signe proche dans un alphabet différent, un peu comme le l33tsp34k des programmeurs informatiques. Par exemple, す (prononcé su) pourra être écrit £. Le but est là d’être difficilement déchiffrable pour les profanes tout en créant un lien d’intimité entre personnes pratiquant le gyaru-moji. L’exclusion par la communication se retrouve partout, quelles que soient les langues, dans l’argot ou les langages codés comme en français avec le javanais.

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Dans la communication, les codes sociaux et vestimentaires, dans le rejet conscient de la norme, le kawaii est loin de cette vision sexualisée que l’Occident a de la culture nippone. Ça n’a certes pas aidé que l’une des déclinaisons de cette contreculture adopte le nom d’un personnage d’adolescente victime d’un prédateur sexuel et transformée par la culture populaire en icône de nymphette transgressive, ajoutant à la confusion occidentale. Au Japon, le kawaii a bien gardé son aspect répulsif : une adepte du kawaii est toujours assez mal vue et, passé l’âge d’entrer dans la vie active, rares sont les femmes adultes dont l’apparence garde des connotations régressives. Ailleurs dans le monde, les weebs – les gens qui ne voient le Japon qu’au travers du prisme des mangas et des jeux vidéos – continuent de cultiver chez les lolicons l’idée d’objets de fantasmes.

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