Les oubliées de l'ile de la Passion

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La géographie française n’est pas un point fort des personnalités politiques françaiss. On peut citer Pécresse qui place Oradour-sur-Glane dans sa Corrèze prétendument de cœur ou Macron qui situe Villeurbanne dans la région lilloise… puis ça se gâte dès qu’on sort de la France métropolitaine. Toujours selon Macron, la Guyane est une ile, aller en Guadeloupe est s’expatrier. Et pour Valls, La Réunion passe carrément dans l’océan Pacifique. Quant à Philippe Vigier, dernier impétrant en date du ministère chargé des Outre-mer, moins de 12h après sa nomination, sa contribution consiste en un tweet épinglé d’une carte erronée des DROM-COM. On y voit la Calédonie à la place de Norfolk, les iles des Antilles françaises dans le désordre, par contre, on n’y trouve pas Clipperton, ile certes déserte, mais les Terres australes et antarctiques françaises, pour la plupart inhabitées elles aussi, sont bien présentes. Le tweet a depuis été supprimé.

 On se moque des bourdes des personnalités politiques, mais ce n’est pas mieux ailleurs. Quelque part dans les années 2000, durant une journée d’intégration au sein d’une entreprise quelconque, l’un des sous-chefs en charge des sous-fifres me refila, au milieu d’une documentation sans intérêt, un prospectus plastifié qui datait de plus de trois ans, censé m’informer sur l’actualité de son développement à travers le monde. Preuve de l’essor du réseau – trois ans auparavant : la longue liste des dernières implantations de la boite en France et à travers le monde. Il était même fait mention d’implantations annoncées pour une date passée, pourtant jamais réalisées. Tout donnait confiance dans la boite. Enfin, dans la liste des récentes nouveautés, il y avait, dans la catégorie International, La Réunion. Quand je pointai le fait que La Réunion était française bien que loin des yeux, je fis buguer le sous-chef, je fis buguer le sur-sous-chef, le chef me confisqua le prospectus soi-disant “pour remonter l’info” au comité des sur-chefs et, quand un nouveau sous-fifre fut intégré quelques mois plus tard, La Réunion était toujours une terre étrangère.

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Pour revenir à Clipperton, ce n’est pas la première fois que cet atoll du Pacifique aura été oublié. Magellan puis Cortés l’auraient découvert en passant au large au XVIe siècle, des Français y débarquent au début du XVIIIe siècle et baptisent le banc de terre “ile de la Passion”, mais la légende selon laquelle le corsaire Clipperton y aurait enfoui un trésor lui associe son nom pour la postérité. La confusion est telle que sur certaines cartes jusqu’au XIXe siècle, on trouve parfois deux iles, celle de la Passion et Clipperton. Finalement la France en revendique la propriété en 1858. Puis l’oublie.

 Fin XIXe siècle, une compagnie américaine s’y installe pour y exploiter le guano. La sous-traitance est confiée à des Mexicains, ce qui donne l’occasion au Mexique, à un peu plus de 1000 km de là, d’occuper l’ile, d’y construire un phare, puis d’y dépêcher une garnison d’une dizaine d’hommes en 1907, sous les ordres du capitaine Ramón Arnaud. La France conteste en 1909, le Mexique montre que seuls des Mexicains y vivent depuis plusieurs années, la France va bouder auprès de l’Italie qui va s’empresser de prendre son temps.

 La vie sur l’ile est un premier temps tranquille. Les soldats sont venus avec leur famille, le capitaine lui-même, marié en 1908, est accompagné de sa femme avec qui il a plusieurs enfants. S’il n’y a pas grand-chose à y faire, l’étroit banc de terre de moins de deux kilomètres de large pour une douzaine de kilomètres de côtes permet de ne pas se sentir trop entassé. Chaque soir, le capitaine dans son uniforme autrichien passe les troupes en revue en compagnie de sa femme qui arbore ses plus riches tenues. Le ravitaillement se fait tous les quatre ou six mois, la garnison est régulièrement relevée et avec l’eau douce du lagon intérieur, on ne manque de rien.

 En 1910, des troubles civils marquent le début de la révolution mexicaine. Arnaud et sa famille retournent au Mexique en 1912, le nouveau président Madero, qui avait initié la révolution, le rassure, les troubles sont terminés, les devoirs du capitaine sont sur Clipperton. Mais Madero est assassiné peu après, les troubles reprennent de plus belle et, sans confirmation d’ordre, Arnaud reste sur le continent même s’il désespère de retourner sur l’ile avec sa famille. Ce n’est qu’en aout 1913 que le général Huerta confirme l’ordre de retourner à son poste avec une nouvelle garnison pour relever les troupes.

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Les ennuis débutent en février 1914, quand un cyclone détruit une partie des constructions humaines ainsi que le potager. Cerise sur le gâteau, un navire échoue sur le récif corallien et douze naufragés s’ajoutent à la dizaine de soldats et leur famille. Les vivres sont rationnées, les relations se tendent entre rescapés et soldats, le ravitaillement se fait attendre. Désespérés, des naufragés décident de fabriquer une embarcation de fortune à partir de l’épave. Quatre d’entre eux prennent la mer. Trois d’entre eux auraient débarqué à Acapulco et demandé de l’aide.

 Fin juin, un navire américain s’arrête. Les huit rescapés embarquent à bord, mais quand le capitaine Arnaud apprend que les États-Unis occupent un territoire mexicain, il refuse d’être secouru. Le capitaine Williams essaie pourtant de le convaincre que le gouvernement actuel est sur le point de tomber, que le sort des habitants de l’ile est loin d’être une priorité à cause de la guerre civile, Arnaud s’entête, par honneur, fierté mal placée ou bêtise, au choix. Ses troupes et les femmes restent. Le navire américain repart en laissant 137 boites de conserve. Le monde oubliera Clipperton pendant trois ans.

 Sans potager, sans ravitaillement, le scorbut fait d’abord des ravages. L’année suivante, seuls ont survécu Ramón Arnaud, sa femme Alicia et leurs trois enfants, un lieutenant et sa femme, la servante d’Arnaud, la veuve d’un soldat et trois orphelins. En guise de soins, les malades sont alités et on attend simplement qu’ils meurent. Alors les corps sont enterrés tant bien que mal et si les crabes les font remonter à la surface, on recommence, on creuse plus profond. Un jour, persuadés d’avoir vu passer un navire à l’horizon, Arnaud et le lieutenant prennent la mer à bord d’un radeau de fortune. La mer les engloutit.

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 C’est alors qu’un des soldats revient d’entre les morts. Le scorbut n’a finalement pas eu raison de lui. Victoriano Alvarez découvre qu’il est le dernier homme au milieu de quatre femmes, dont deux enceintes, et de six enfants. Il se proclame roi de Clipperton et décrète tout le monde ses esclaves sexuels, même les enfants. Pour assoir son autorité, il tue la veuve du soldat. Son règne cruel dure deux ans, jusqu’au 17 juillet 1917, quand les femmes parviennent à avoir le dessus et lui fracassent le crâne. Le lendemain, un navire de guerre américain jette l’ancre au large de l’ile. Le capitaine pensait y trouver une base allemande, il sauve trois femmes aux mains pleines de sang et huit enfants.

 En 1931, l’Italie arbitre enfin le différend entre le Mexique et la France et tranche en faveur de cette dernière. L’ile aura été défendue pour rien.

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