Moignon-ville

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Avertissement : ça parle d'automutilation.

Imaginez, vous avez prévu une activité qui n’est pas sans danger : un voyage en terre inconnue, un séjour loin de la civilisation, un circuit VTT en pleine saison de chasse… L’idée de souscrire à une assurance risques qui vous dédommagerait en cas d’accident handicapant, ou mettrait à disposition d’un tiers une somme bien plus conséquente en cas de décès serait tentante. Imaginez maintenant qu’une clause énumère les conditions pour lesquelles cette somme confortable reviendrait dans son intégralité à la personne ayant souscrit à l’assurance risques, c’est-à-dire vous-même.

 Bien sûr, perdre un membre seul ne suffirait pas. Le contrat disposerait qu’il faille avoir perdu l’usage d’au moins deux membres ou organes. Par exemple : un œil et une oreille, un pied et un œil, une main et une oreille, etc. Jusqu’aux années 1970, la combinaison de choix a semblé être un pied et une main ; la cause dans la grande majorité des cas était un accident par arme à feu.

 Bienvenue à Vernon en Floride, un chouette coin de l’Amérique de l’après-guerre affectueusement surnommé Nub City, Moignon-ville, à cause de l’exceptionnelle densité de sa population d’estropiés dans tout le comté.

***

Les compagnies d’assurance n’ont pas manqué de dépêcher des enquêteurs sur place, chargés de mettre au jour les fraudes à l’assurance. Peine perdue, aucun jury ne peut concevoir qu’une personne saine décide de s’automutiler pour de l’argent. Personne ne sera jamais condamné même si, au moment de l’accident, les victimes avaient sur elles un kit de survie spécialement prévu pour les cas de perte d’un membre, ou si elles avaient échangé leur vieille voiture pour une automatique deux jours avant, parce qu’on n’a pas besoin de deux pieds pour rouler avec.

 Au début des années 1970, alors que Vernon comptabilise deux tiers des cas d’indemnisation pour blessure handicapante sur l’ensemble des États-Unis, les compagnies d’assurance finissent par déserter le comté, les clauses sont retirées et il devient même impossible de souscrire là-bas à la moindre assurance.

 Si on veut comprendre les raisons de telles extrémités, il faut savoir que le comté auquel appartient Vernon est situé dans le panhandle floridien, un endroit pauvre, déserté par les industries et les voies de commerce depuis les derniers bateaux à vapeur dans les année 1950. Un panhandle, littéralement une queue de poêle, désigne des bancs de terre créés artificiellement par le découpage administratif des états américains, à grands coups de lignes à peu près droites. C’est un territoire isolé comme il en existe partout dans le monde, d’habitude à cause de la géographie, d’un relief montagneux, d’une étendue d’eau, de cours d’eau, etc., sauf qu’aux États-Unis, cette délimitation est surtout artificielle.

***

Pour l’anecdote, le panhandle en Oklahoma existe uniquement parce qu’une loi fédérale a interdit l’esclavage au-dessus du 36e parallèle nord et que le Texas a préféré s’amputer d’une portion de terre plutôt que de renoncer à l’esclavage. Ça demande un état d’esprit collectif bien particulier pour préférer céder un territoire plutôt qu’accepter des droits humains.

(insérer un mème "Quand tu aimes vraiment tes esclaves")

 Fin de l’anecdote.

***

Au début des années 1950, dans le panhandle floridien, la moitié des habitants du comté vit de l’aide sociale. La pauvreté est telle qu’il n’est pas si rare de chasser l’opossum pour manger. Quand ce genre de marsupial devient le plat quotidien, un coup de flingue dans la main et dans le pied finit par ne plus être si inconcevable.

 Le documentariste Errol Morris tentera de raconter ce phénomène vers la fin des aénnes 1970. Après un passage à tabac dans les règles et plusieurs menaces de mort, fusil au poing, il se contentera, quelques années plus tard, de filmer les gens sans poser de questions. Le résultat, sobrement titré Vernon, Florida, est un précurseur de la série documentaire belge Strip-tease : des gens perdus à la lisière de la société, dont le quotidien pourrait être familier s’il n’y avait cette étrangeté parfois dérangeante dans le regard et les préoccupations d’un autre temps, d’une autre réalité.

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