JFK et les Illuminati

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Kerry Thornley a vingt ans lorsqu’il discute ordre et chaos avec Greg Hill dans un bowling. L’ordre est-il une émanation du chaos et par-là non pas son opposé, mais une de ses composantes comme le décrit Thornley ? Ou est-ce simplement une illusion, une vue de l’esprit pour satisfaire nos besoins de rationalité selon Hill ? Comme le débat devient un peu trop sérieux, Thornley délaisse l’ordre, car il lui préfère le chaos et sa divinité grecque attitrée, Éris, la bonne pomme. La discussion pose les bases d’une pseudo religion d’étudiants potaches : le discordianisme, dont les préceptes réunis dans le Principia Discordia peuvent se résumer à faire des blagues, désobéir, semer la discorde dans l’Amérique trop sérieuse de la fin des années 1950.

Dans la foulée, Thornley fait son service militaire au sud de la Californie. Il y côtoie pendant quelques mois un type un peu intense et solitaire, mais passionné de littérature et de politique. Ça discute Marx, Orwell, totalitarisme, anarchisme et légitimité des gouvernements. Puis Thornley est transféré et ne reverra plus Harvey Lee Oswald. En revanche, il va en entendre parler, d’abord en 1959 quand Oswald passe à l’Est. Fasciné par les souvenirs qu’il a de ce traitre, Thornley écrit un roman d’espionnage dont le protagoniste est directement inspiré par Oswald.

La seconde fois que Thornley entend parler de lui, JFK vient d’être assassiné et le nom de son ancien collègue est soudain de toutes les conversations, dans tous les médias. Pendant longtemps, Thornley croira à la version officielle malgré la persistance du FBI à faire de lui un complice d’Oswald, malgré la censure immédiate du livre qui ne sera publié que 30 ans plus tard, malgré le zèle d’un procureur pour le poursuivre. Finalement, parce que les autorités sont persuadées d’un complot, Thornley finit par s’en convaincre lui-même, par se dire qu’on cherchait surtout à faire porter le chapeau à Oswald sans réellement se soucier de la vérité. Il voit davantage que des coïncidences dans des rencontres passées avec des activistes d’extrême droite et l’assassinat de JFK, avec l’avènement de la contreculture et des gourous à la Charles Manson ou le scandale du Watergate. Thornley admettra plus tard s’être autoconvaincu sur un autre sujet. En voulant écrire un poème satirique sur Gandhi qui se suicide, Thornley finit par se persuader que Gandhi s’est réellement suicidé.

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Pendant ce temps, le Principia Discordia continue d’être répandu comme un évangile, surtout dans les communautés hippies. Thornley en parle souvent autour de lui, convertit des adeptes de la blague potache, se marre bien, se drogue un peu. Parmi les adeptes du discordianisme se trouvent des écrivains, dont Robert Anton Wilson qui en étoffe la bible dans une volonté de taper dans la fourmilière d’une société aux ordres.

À la fin des années 1960, dans une logique discordianiste, Wilson et Thornley lancent ce qu’ils appellent l’opération Mindfuck, manipulation mentale, dont le but originel est de se rebeller contre la paranoïa autoritaire de la guerre froide, de rendre le public critique de ce qui lui est servi comme vérité.

Pour ce faire, ils choisissent un peu au hasard une obscure société secrète bavaroise du XVIIIe siècle qu’ils vont ériger en bouc émissaire de tous les maux de l’histoire moderne. Ils utilisent le courrier des lecteurs du magazine Playboy qui à l’époque, a encore une réputation plus provocatrice que simplement érotique, et où Wilson travaille. Chaque semaine, ils y dénoncent un complot imaginaire et en attribuent la responsabilité aux Illuminati, mais d’une semaine à l’autre, ils n’oublient pas de se contredire grossièrement. Un jour, les Illuminati veulent accélérer le réchauffement climatique, le lendemain, ils veulent le retour d’une ère glaciaire ; JFK aurait été assassiné par l’URSS, JFK aurait été un agent de l’URSS éliminé par la CIA, etc. Le but n’est pas de faire croire à des théories farfelues, mais bien d’interloquer le lecteur, de lui faire prendre conscience de la manipulation des médias, d’interroger des prétendues certitudes puisqu’il n’y a pas deux lettres qui ne se contredisent pas.

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Ce n’est pas la première fois que les Illuminati sont la cible de théories du complot. Historiquement, les Illuminés de Bavière sont d’abord une société secrète comme il s’en faisait au XVIIIe siècle, composée de libres penseurs influencés par le mouvement philosophique du Siècle des Lumières. Leur position trop radicale pour l’Allemagne de l’époque les rend la cible de sociétés rivales catholiques très conservatrices, voire sectaires, comme les Rosicruciens. Accusée de complot contre l’État allemand, la société des Illuminés est dissoute en 1785 après dix ans d’existence ; ses membres s’exilent alors, notamment en France où de fins limiers allemands découvrent que certaines loges paramaçonniques y développent des idées similaires aux Illuminati. Le fait de retrouver en France des idées similaires à celles d’une société inspirée d’un mouvement français n’a pas eu l’air d’éclairer grand-chose dans leur caboche.

À la fin des années 1790, divers pamphlets circulent en Europe. On y accuse les Illuminati d’être à l’origine de la Révolution française et de vouloir exporter la république dans les pays voisins, d’avoir infiltré la franc-maçonnerie pourtant à l’origine de leur dissolution, et surtout de vouloir établir un gouvernement mondial qui éradiquerait toute religion. Ou comment des personnes qui ont disparu depuis plus d’une dizaine d’années de la scène sociopolitique découvrent qu’ils avaient depuis tout ce temps une loge permanente dans la tête d’inconnus.

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Presque deux siècles plus tard, Robert Anton Wilson et Kerry Thornley reprennent sur le ton de la satire ces théories dans leur faux courrier du magazine Playboy. Mais comme on le sait depuis l’invention des internets, même la satire la plus grossière sera prise au premier degré par des gens qui préfèrent voir dans une explication simpliste les causes de maux aux origines complexes. Le fait que Thornley ait eu un lien, bien que ténu, avec l’assassinat de JFK n’a fait que confirmer chez les adeptes du chapeau en alu cette idée fixe selon laquelle tout est complot, tout est machination.

La créature a depuis longtemps échappé à ses maitres. Du chaos nait le chaos.

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