Salades

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Selon les instructions contenues dans un livret intitulé Opération tirée de la vraie nécromancie immanquable en suivant de point en point ce qui suit, l’argent facile ne serait qu’une question d’ingrédients à rassembler et d’une série de De profundis à réciter. À la clé : un pactole pouvant s’élever jusqu’à 300.000 livres tout de même. Non, on ne peut pas demander davantage, c’est la somme maximale possible indiquée dans la recette, soit presque 5,5 millions d’euros actuels, largement de quoi tenter le premier venu de mettre la main sur une tête d’homme. Car, nécromancie oblige, l’un des ingrédients de cette recette macabre est donc une tête. Mâle. Apparemment, une tête de femme ne vaut rien dans l’opération, le livret n’omet pas de le préciser.

 C’est ainsi qu’au milieu de l’été 1778 à Toulouse, on en vient à questionner un boucher sur les raisons de la présence d’un crâne dans la vigne à proximité de sa propriété, dans la banlieue nord de la ville. Le boucher ne donnera pas le nom des participants à cette messe noire chez lui, mais, s’il nie toute implication dans la sinistre entreprise, il décrit sans grande difficulté ce que lui auraient raconté les squatteurs. Comme quoi, taper la causette avec les gens qui dessinent des pentagrammes dans son salon peut s’avérer utile. Le but était bien l’appât du gain ; parmi les gens présents figurait un prêtre – corrompu, qui serait parti avec une bourse d’or ; et le crâne avait été récolté sur les fourches patibulaires érigées à proximité, à l’entrée nord des faubourgs de Toulouse.

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L’administration de Toulouse est un cas à part, car elle renie l’autorité comtale dès la fin du XIIe siècle, pour instaurer celle des capitouls, 12 magistrats cumulant les fonctions de (haute) justice et de gestion de la ville. Signe du pouvoir particulier des capitouls, les fourches patibulaires érigées à l’extérieur des faubourgs et auxquelles on accrochait le cadavre de ceux ayant commis les crimes les plus infamants.

 Ces fourches, qu’on a appelées, à Toulouse et dans la région, salada puis salade, étaient implantées en deux endroits, au sud et au nord. Au sud, l’ancienne salade de Saint-Roch relevait de la justice comtale et comptait quatre poteaux, pour la plupart inutilisés au XVIIIe siècle. Au nord, la salade du quartier des Minimes relevait de la justice des capitouls, les magistrats administrateurs de la ville de Toulouse. La salade des Minimes a aussi quatre poteaux, mais il arrive que d’autres moyens d’exposition soient utilisés, comme une roue surélevée et à l’horizontale pour les suppliciés morts sur l’engin de torture du même nom, voire une pendaison à même les murs de la cité ou le long de chemins y menant.

 Spectacle peu ragoutant, une fois exhibé, le cadavre y reste jusqu’à ce que la nature, ou plutôt le pourrissement, fasse son œuvre. De fait, le pied des salades est jonché d’ossements et de cadavres en putréfaction qui terminent à la fosse commune. Et parce que le but est bien d’effrayer l’étranger venu en ville, pas d’exacerber les passions des habitants, les condamnés locaux y sont rarement exhibés et prennent plutôt un aller simple pour la fosse.

 Les femmes sont encore moins sujettes à la salade, sauf dans les cas de la plus haute infamie comme l’homicide de soi-même, autrement dit le suicide, ce péché capital si honni que l’humiliation corporelle ne fait qu’accompagner la damnation éternelle de l’âme.

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Les archives municipales révèlent une autre salade, cette fois à Pau. Mais il ne s’agit pas de fourches patibulaires. Historiquement, les fourches du vicomte de Béarn étaient, on l’a vu, devant le château de Morlaas, à une douzaine de kilomètres au nord-est. Mais l’absence de fourches ne signifie pas absence de haute justice. Les exécutions, toujours publiques, ont lieu devant l’hôtel de ville, là où est aussi érigé le pilori. Ensuite, le corps de l’exécuté est transporté en charrette de l’autre côté du gave qui coule en contrebas et où un bucher est dressé sur les berges, en face du parc pour un spectacle pyrotechnique précurseur des feux d’artifice actuels.

 Quand le corps n’est pas brulé, il est transporté jusqu’à un cimetière à l’extérieur de fortifications qui n’ont pas résisté aux guerres de religion. Au-delà de ce qui était la Porte-Neuve, vers les allées de Morlaas, se trouve la fosse commune, la fameuse salade paloise. C’est là que finissent les condamnés parfois inhumés si peu profondément qu’il est fait mention dans les minutes du conseil municipal du problème des chiens errants qui y trainent la nuit. C’est également un quartier mal famé que l’absence de lumière ne rend pas accueillant.

 Il y a certainement un lien entre la salade paloise et la salade toulousaine, un glissement sémantique dû au fait que Pau, même sans fourches, avait toujours besoin d’une haute justice dont l’issue était un aller simple vers la salade. Justice brutale pour des yeux contemporains, inhumaine parfois lorsqu’on lit parmi les frais de justice en 1657, “payement de deux charpentiers chargés de donner la question à un jeune enfant qui fut pendu”, la compensation des auxiliaires du bourreau pour la torture de cagots pourtant jugés non coupables ou l’inventaire en bois, paille et résine pour le bucher de sorcières en 1674.

 À propos de cagots, ces parias n’avaient accès qu’à certains métiers, dont celui de charpentier. On les trouve donc régulièrement mentionnés en tant qu’auxiliaires du bourreau pour avoir soit donné la question, soit fabriqué les outils nécessaires à l’exécution des hautes œuvres.

 La salade paloise est devenue un cimetière durant le XVIIIe siècle avant que le quartier soit réhabilité et perde progressivement sa mauvaise réputation ainsi que son chemin dit “de la salade”, disparu au cours de la Révolution. Difficile actuellement de connaitre l’exacte position de cette fosse. Seuls subsistent pendant le XIXe siècle, deux expressions locales : “à la salade” en tant que synonyme de voirie (dans le sens de lieu où on jette les ordures), autrement dit, “à jeter” ; et “faire subir la salade” = maltraiter quelqu’un.

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Au contraire de Pau, Toulouse garde le souvenir de ses fourches, puisque le quartier de la Salade ne tient pas son nom d’un rassemblement de maraichers. Et en Mayenne, le quartier des Fourches de Laval est également une référence aux fourches qui y étaient jadis érigée.

 Histoire de boucler la boucle, les apprentis nécromanciens de 1778 n’ont bien sûr pas touché le pactole, mais personne n’a été inquiété, ni le boucher ni ses complices, car il n’y a eu aucun crime. Aucune loi n’interdit à l’époque de vandaliser le cadavre d’un condamné qui n’a pas été inhumé.

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