Lettre à Angèle

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Ma chère Angèle,

Depuis bientôt soixante-deux ans, tu es ma sœur cadette d’une simple et unique année. Depuis bientôt soixante-deux ans, tu souffres de cet état de fait et tu cherches à prendre la place que tu estimes mal due. Je le sais, je le sens dans mes tripes depuis toujours.

Par le passé, j’ai essayé bien des fois de m’effacer pour te laisser davantage de place… mais ces affaires sont toujours vraiment compliquées ! Il n’est pas un psychologue, psychanalyse ou psychiatre digne de ce nom qui n’aye dans ce sens. Non, vraiment j’ai gardé en moi le souvenir de ce rejet de ta part de toute autonomie. En avais-je assez de jouer le rôle d’ainée de quatre filles ? Me rebellais-je en signifiant à mes parents, qu’après tout, tu n’avais qu’un an de moins ? Tu refusais de prendre la direction de la troupe des sœurs au cours de piano, à la piscine ou à la chorale. Je pense que tu avais conscience du poids que je portais en tant qu’aînée, tu l’enviais et tu le redoutais aussi. Cette ambivalence je l’ai portée aussi avec comme corolaire un lourd sentiment de culpabilité. Comme si ma naissance avant la tienne avait été un choix délibéré de ma part de te faire de l’ombre.

Alors, oui, j’ai souffert avec toi quand la comparaison faite à mots secrets par mes parents, penchait en ma faveur… Oui, j’ai voulu adoucir tes tourments en essayant de te comprendre, en me faisant plus petite, moins ceci, moins cela ou plus ceci ou cela. En fait, j’ai certainement très mal agi car j’ignorais concrètement à quoi aurait bien pu se rapporter cette prétendue supériorité dont tu m’affublais.
J’ai eu le cœur plombé lorsqu’enfant, tu profitais d’une force supérieure à la mienne pour me chatouiller pendant de longues minutes à m’en faire pleurer, lorsque pour me prouver que tu pouvais faire de moi ce que tu voulais tu ouvrais la porte de ma chambre en force, lisais mon journal intime et fanfaronnais le contenu à toute la maisonnée ou me jetais à la figure flacon d’eau de Cologne et compas en te moquant de ma tête scandalisée et douloureuse.

Tu me haïssais d’être l’ainée, tu cherchais des limites imaginaires à ma position d’ainée que tu trouvais sans difficulté. Pourtant, ces victoires d’ego ne rassasiaient jamais ton mal-être. Qu’y pouvais-je ?

Tu t’es sans doute construite sur cette rivalité violente, revancharde, je me suis adaptée comme j’ai pu.

Il est entendu que le peu d’implication de nos parents dans la fratrie est très certainement à l’origine de cette guerre. Nous vivions l’époque des cavernes où la lutte était question de survie. Personne dans la maison pour s’émouvoir de hurlements en provenance du couloir blanc où nous quatre étions enfermées du matin au soir au milieu d’un bazar indescriptible de jouets en plus ou moins bon état. Personne pour intervenir lorsque les cris devenaient plus insistant dans cet espace mal éclairé d’une simple verrière de toit. Dans cette jungle d’enfants en jachère, nous étions seules arbitres des convenances, de la justice, des règles de vie. Aucun adulte ne s’interposait jamais entre nous ou si peu… Je me souviens vaguement de fois où mon père, pris de remord paternel sans doute, avait fait une incursion sauvage dans notre univers clos pour imposer un rangement de notre bordel innommable ! Pas de discipline imposée entre petits humains mais des règles de bienséance à l’endroit des adultes. Nous avions le droit de nous étriper mais nous devions ranger (de temps en temps…) notre fameux couloir blanc ou nos chambres. Nous frapper oui, mettre les coudes sur la table, non…

Alors, toi, Marie Ange, comme moi sans doute avec d’autres moyens que la force, tu as usé et abusé de cette liberté pour me soumettre. Malgré toute ton énergie, tu n’as pas pu renverser la tendance : même plus faible que toi, même humiliée par tes coups, tes incursions sauvages et les vols de mes affaires, je suis restée ton aînée et ta haine s’est enracinée toujours plus profondément.

Grandir, puis vieillir… Tu as passé le même concours que moi, exercé le même métier que moi, imitant mes choix sans satisfaire réellement les tiens. Tu me disais souvent :"toi, tu as de la chance !". Je ne comprenais pas alors de quelle chance il était question, bien sûr !

La jalousie et la rivalité sont restées, tenaces, incontournables et toujours plus douloureuses, surtout après la mort de notre père. J’ai longuement tâtonné pour nous aider à sortir de cette relation malade. Malheureusement, on ne peut pas être la maladie et le remède ; le vieil adage a raison et j’ai dû l’admettre. Il m’a fallu du temps, beaucoup de temps, de l'énergie et... un longue dépression pour enfin accepter que je devais renoncer à ce rêve de fratrie harmonieuse ! Pour te faire comprendre que je n’étais pas ton ennemie, chaque fois que tu me le demandais, j’ai essayé de t’aider parfois bien au-delà de ce que j’aurais pu faire pour moi-même. Je suis allée jusqu’à profiter de mes fonctions pour te sortir d’un mauvais tour professionnel. Je suis allée à l’encontre de mes valeurs pour toi qui ne m’en as même pas été reconnaissante. C’est ainsi, tout ce que j’ai pu tenter pour me rapprocher de toi, s’est soldé par un peu plus de rejet de ta part, des mots durs et des moqueries.

On ne répare une enfance loupée que si on le veut bien et je pense que tu ne le veux malheureusement pas… Je ne peux rien sans toi.

J'ai renoncé.

Je t'aime malgré tout d'un amour que tu ne peux sans doute pas supporter.

Anne

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