lettre à Laure

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Ma très chère Laure,

Tu ne t’attends probablement pas à recevoir un courrier de ma part et certainement pas celui-ci même si tu connais fort bien mon appétence pour l’écriture.

Oui mais voilà, je suis acculée par des sentiments puissants, et si j’osais j’irai jusqu’à dire fortement contradictoires.

Lorsque nous étions enfants, nous nous entendions plus que bien. Tu étais ma petite sœur préférée et, contrairement à Angèle, tu ne revendiquais nullement ma place. Tu étais à la fois la petite, fragile et douloureuse déjà et une âme forte qui était capable de comportements que j’admirais. Isolées à quatre dans le fameux couloir blanc, nous engrangions les bêtises comme d’autres jouent à la marelle : à profusion et dans le secret de l’enfance. Cette fois-là, nous avions décidé, peut-être même étais-je complètement responsable de cette idée farfelue autant que dangereuse, nous avions donc décidé d’enfiler des marrons sur une cordelette. Nous nous étions procurées le nécessaire, comment je ne sais plus… et nous avions entrepris d’enfoncer les aiguilles dans les dits marrons. C’était dur, c’était difficile et l’inévitable est arrivé : Angèle, s’est agenouillé sur une aiguille, sans doute pour faire force, et celle-ci s’est fichée profondément dans la chair tendre. Moi, j’ai hurlé, toi, tu as sauté sur l’aiguille et tu as tiré de toute tes forces. Voilà, en un instant la chétive petite fille qui refusait de manger et collectionnait les crises de nerf, s’était métamorphosée en héroïne. Bien sûr rien n’a transpiré du côté des parents. Et nous avons repris nos bêtises sans sourciller.

Le soir, durant des heures entières, nous discutions puis arrivait le moment que je redoutais le plus au monde : tu t’endormais et je refusais de dormir. Car oui, tu avais de graves troubles alimentaires que les parents tentaient d’évacuer à coups de cris, de menaces, voire à coup de taloches mais j’avais de mon côté de sérieux troubles du sommeil. Endormie toujours la dernière, je me réveillais haletante et hurlante au milieu de la nuit et première éveillé le matin parfois à la nuit noire. J’avais peur de la mort et de la maladie. Aussi loin que je me souvienne et avant même ta naissance, je garde en mémoire cette peur de dormir, de ne plus être au monde. Donc, tard dans la nuit, je t’empêchais de dormir, parfois même j’allais jusqu’au chantage. Je suis consciente aujourd’hui d’avoir rajouté de la violence à la violence de l’absence de parents. Je pense maintenant que je m’appuyais sur toi pour éviter de sombrer tout à fait. Toi, tu résistais au sommeil autant que faire se peut puis bien sûr le sommeil te prenait, t’embarquait et je restais seule avec mes insomnies. Ce dont je suis certaine, c’est que je ne t’en voulais pas de ce que je pouvais qualifier alors d’abandon. C’était comme une fatalité.

De cette enfance douloureuse, c’est cette « chose » monstrueuse que je me reproche encore aujourd’hui. Je sais que nous étions quatre petits animaux qui tentaient coûte que coûte de se construire dans cet univers sans repère autre que la violence paternelle et la froideur maternelle. J’aurais voulu être ce chevalier blanc et parfait qui aurait aidé la fratrie à vivre sans commettre d’impair. Je ne le pouvais pas… c’était impossible, je vivais moi aussi avec des scories, des angoisses, des sentiments morbides. Si je compare notre enfance à ce que je connais, nous étions comme dans un panier de crabe : les unes grimpant sur les autres pour se tirer d’affaire sans la moindre conscience de ce que nous faisions subir à l’autre.

Même si les parents, et plus encore mon père que ma mère, usaient de violence à ton endroit lorsqu’ils s’agissaient de te faire manger de force, le reste du temps, tu pouvais bénéficier d’un traitement de faveur. D’après les mots que j’avais pu entendre toute petite et qui m’ont récemment été confirmés par Maman elle-même, tu lui ressemblais énormément : même sensibilité, même côté têtue, même repli sur soi incompréhensible par les autres, même violence verbale ou gestuelle difficilement contrôlable, même incapacité à t’excuser, même tendance à culpabiliser furieusement en silence. Toujours est-il que tu as bien été la seule enfant des trois ainés à bénéficier un tantinet de tendresse de Maman. Lorsque tu faisais une crise de nerf, elle te berçait, te consolait et cherchait à te calmer avec douceur. Ayant observé cela, je me suis laissée aller à quelques magnifiques et puissantes crises de nerf, qui n’était pas feintes, juste un abandon de ma position d’ainée. Pas de caresse, pas de compréhension juste ces mots cinglants : « c’est de la sensiblerie !», puis, elle me prenait par le bras et poussait ma tête sous le robinet d’eau froide jusqu’à l’étouffement. Alors, j’ai juste renoncer à l’idée de me laisser aller. D’ailleurs, si je suis honnête, je continue bien souvent aujourd’hui : tout contrôler de peur que la « grande punition » ne s’abatte sur moi !

Aurais-je pu t’en vouloir de ces traitements de faveur ? Non, je ne le crois vraiment pas. Ils étaient juste ce que nous aurions toutes dû avoir : de la tendresse, de l’amour, de la compréhension. Nous étions toutes quatre horriblement, effroyablement malheureuses et nous constations avec une prodigieuse acuité les chiches moments d’amour accordés à chacune comme une envie pour nous même. Je n’en voulais pas à mes sœurs et à toi en particulier, j’aurais juste voulu de cet amour-là, un tout petit peu, de la part de mes parents.

Puis, nous avons grandi et j’ai gardé cette sale habitude de retarder le plus possible ton moment d’endormissement. Comme un doudou qui protège des peurs du bébé, j’avais besoin que tu accompagnes mes insomnies. C’était violent. Parfois, pour une bêtise, tu te mettais à me faire la gueule et j’avais beau user de tous les stratagèmes, chercher toutes les négociations possibles et imaginables, tu refusais de me parler. J’avais alors l’impression que la terre allait se fendre et m’engloutir tant j’étais désespérée : je ne voulais pas m’endormir fâchée avec toi, tellement peur de mourir sans qu’on se soit réconciliées. Nous nous sommes un jour querellées pour une couleur, toi tu voyais bleu, moi vert. J’ai tout essayé « on a qu’à dire bleu vert », tu ne voulais pas en démordre et tu t’es enfoncée dans ton silence. Il y avait chez toi ce besoin de souffrance, de toi-même comme celle de l’autre.

Et puis chacune s’en est allée de son côté. Je me suis mariée pour de mauvaises raisons, tu as fini par rencontrer quelqu’un. Tu étais étudiante et mes parents étaient furieux que tu n’épouses pas ce garçon. Je sais que, fidèle à ses parents qui n’en avaient pas été, j’ai essayé de te convaincre aussi en pure perte. Cependant, lorsqu’après des moments difficiles, tu as quitté cet homme, j’ai été présente pour toi. Je t’ai aidé à récupérer des affaires, je t’ai hébergée. C’était compliqué pour moi. Je vivais alors seule avec mon fils de trois ans et tu es venue t’installer avec armes et bagages chez moi. Non contente de t’étaler dans la chambre que tu occupais, tu avais laissé une grande partie de tes affaires sur le sol de l’entrée. Nous devions enjamber les obstacles pour pénétrer dans la maison. Difficile, donc pour moi. Alors, un soir, gentiment, je t’ai demandé de ranger un peu. Tu t’es vexée, sans un mot, tu as remballé le tout et tu es partie sans te retourner. Je n’ai plus eu de nouvelles pendant deux ans. J’étais bien malheureuse…

Ainsi a été l’intégralité de notre vie à toutes les deux durant les quarante-cinq dernières années. Parfois, proches, surtout quand tu en avais besoin…, tantôt sur deux planètes opposées. C’était toi qui donnais le tempo et moi qui étais censée suivre sans chercher à comprendre. Tu revenais un beau jour, souriante et avenante, douce et gentille, débordante de générosité, comme si rien n’avait eu lieu. Tout reprenait comme avant : les confidences, les moments partagés, les rires, les discussions sans fin. Jusqu’au moment où, d’un coup que je n’avais pas vu venir, tu repartais dans un silence furieux dont toi seule maîtrisais les causes et les conditions.

Ainsi, il en a été toute notre vie d’adulte ; ainsi, je me suis laissée balloter au gré de tes humeurs. J’ai dû accepter que tes amoureux soient en colère contre moi car, me disais-tu, « il était jaloux de notre complicité » pour l’un ou « tu représentes à ses yeux le négatif de ce que je suis » pour l’autre. Je ne comprenais pas de quoi il était question et je ne mesurais pas l’importance de ce que tu me disais jusqu’au jour où un psychiatre que tu as consulté suite à un très grave problème, a parlé de sentiment de gémellité… Tu te sentais donc ma jumelle. Et à ce que j’en sais, on n’a pas besoin d’expliquer les choses à son jumeau, il le perçoit d’instinct. Tu pensais probablement que je connaissais bien les raisons de tes rejets puisque tu me considérais comme ton double.

Plutôt de d’affronter cela, tu t’es à nouveau murée et tu as refusé de continuer cette thérapie comme on refuse une bouée de sauvetage : plutôt se noyer que quitter la mer. Moi j'ai choisi l'autre voie et je ne le regrette pas.

Nous en sommes donc là, je ne veux plus de cette relation où je suis blackboulée régulièrement. La dernière fois, tu es vraiment allée trop loin. Tu t’es servie de ma fille pour me faire sortir de mes gonds en préférant qu’elle dorme dans sa voiture plutôt que lui concéder un lit pour une nuit dans la vieille maison de famille qui nous appartient à toutes. Comme ma réaction n’a pas été à la hauteur de tes espoirs, tu as trouvé un autre prétexte pour m’agresser avec virulence. Il semble donc, si j’en crois tes cris d’alors, que je me victimise , que tu te fiches de mes problèmes cardiaques et que je ne pense qu’à moi, et je reste modérée dans mes propos… Au-delà de cela, ce qui m’a le plus blessée c’est que tu sois allée te plaindre à Angèle. Tu sais depuis longtemps la rivalité qu’elle entretient avec moi. Tu n’as pas hésité une seconde à aller la rejoindre devant moi pour aller te plaindre. Le résultat ne s’est pas fait attendre et j’ai reçu un message terrible de sa part dans les heures qui ont suivi.

Depuis une autre scène faisant intervenir Maman a eu lieu, elle a d’ailleurs eu un impact grave sur sa santé. Comme si tu avais attendu toutes ces années pour rejeter l’intégralité de notre relation. En externalisant le mal que tu penses avoir en toi en me le collant sur les épaules tu espères sans doute te protéger. Me détester te permettrait de t’aimer mieux ?

Même si, petite fille, j’ai eu des torts enfantins, je ne suis, à ce jour, ni une sœur parfaite, ni une sœur monstrueuse. De fait et le registre d’état civil ne me contredira pas, je ne suis pas ta sœur jumelle. Même si je comprends bien que cette opportunité t’aurait permis de te délester de tous tes travers au moins fantasmatiquement.

Je crois qu’il serait intéressant pour toi de te pencher sur tes tendances régulières à te fâcher avec chacune de tes trois sœurs à tour de rôle… Sur ton amour immodéré de notre père mort depuis huit ans que tu as délaissé lorsqu’il était malade et pleuré à gros bouillon lorsqu’il est décédé… sur ta haine d’une mère qui n’est plus que l’ombre d’elle-même et se reproche tant de choses aujourd’hui. Sortir du passé pour être dans le présent, ma belle, il serait temps !

Pour en avoir discuté souvent, je sais que tu as conscience d’avoir besoin d’un psy mais la peur te paralyse. Bien sûr, il faudrait que tu lâches ses croyances limitantes qui sont malgré tout un sacré bénéfice secondaire. Et c’est extrêmement difficile pour toi, je l’entends.

Pourtant, tant que tu t’accrocheras à l’idée que je suis ton double en négatif, tant que tu refuseras de considérer les gens en noir ou en blanc aucune communication saine ne sera possible entre nous.

Je suis profondément affectée de devoir renoncer à toi, à vous mes sœurs mais je préfère me tenir loin de des relations toxiques qui m’ont si souvent éreintée. Toi, pas plus qu’elles, pas plus que moi ne sommes responsables de ce marasme fraternel lié à une enfance construite sur la souffrance de l’abandon involontaire de nos parents. Je n’en serai plus une des quatre pièces souveraines.


Avec tout mon amour.

Anna

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