Chapitre 18 - 1390 -

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Chapitre 18

La soirée est finie, la boîte de nuit ferme et nous regagnons le terrain dans le calme. Les hommes alcoolisés partent dormir tandis que je fume une dernière cigarette sur ma terrasse avec mes frères, Diabla couchée à mes pieds. Tito, face à moi, retire sa casquette et découvre son crâne qu’il rase pour jouer les durs. À côté, Paco la chemise grande ouverte baille allègrement en s’étirant.

— T’as vu ce qu’il a dit le Loran, hier soir ? interroge Tito. Le Bastian va avoir une opération compliquée, mais qu’il ne sera pas sans main. Il doit rester encore un moment à l’hôpital.

J’écoute d’une oreille la conversation de mes frères, perdu dans mes songes qu’Agnès occupe à nouveau et flatte le flanc de ma chienne, heureuse de me revoir.

— Ça doit faire trop bizarre de se retrouver avec des doigts de pied à la place des doigts de la main ! commente Paco en pinçant son pouce et son index.

Tito éclate de rire, hausse les épaules, puis conclut, sa cigarette coincée entre ses lèvres :

— Pas le choix… Si la greffe prend, ce sera déjà bien. Il sera pas trop handicapé !

Cette conversation au sujet de mon cousin m’indispose. Je n’en peux plus, Bastian est demeuré le principal sujet de la soirée, je préfère abandonner mes frères à leur pronostic de rétablissement. J’écrase mon mégot et le jette dans la boîte de conserve qui fait office de cendrier, puis je lance :

— Je vais dormir, bonne nuit les gars !

Je salue Paco et Tito, retire mes chaussures et entre dans ma caravane, suivi de Diabla qui tournoie plusieurs fois sur elle avant de se coucher sur son tapis épais. Je me déshabille et m’abandonne sur mon lit. Malgré tout l’alcool que j’ai ingurgité, je n’arrive pas à fermer l’œil, je m’agite et vire dans l’obscurité.

Trop de pensées envahissent ma tête après cette journée remplie de rebondissements. J’ai le sentiment d’être enfin chez moi. J’ai à nouveau cette envie de m’élever, d’accéder au plus haut, à une existence pleine de richesse, je veux me débarrasser des conditions restreintes que m’impose Loran sur le camp. L’image du terrain me tourmente, celle de mon cousin Bastian avec sa main crochue.

Je me redresse aussitôt. Pourquoi n’y ai-je pas pensé avant ? Putain, j’ai la réponse à l’énigme de nona sous les yeux : « main de pied ». Bastian est « main de pied » !

Je me lève en trombe, trébuche sur Diabla qui émet un grognement et traverse la terrasse pour foncer dans la caravane de mes frères en hurlant :

— Paco, Paco !

Je frappe deux grands coups, ouvre la porte et allume la lumière.

— Paco, bordel ! Réveille-toi ! prononcé-je en le secouant.

Celui-ci râle et se cache sous les draps. Je tire dessus et m’assois à côté de lui.

— Paco, elle a déclaré quoi exactement Nona avant de mourir ?

— Rho, je sais plus, laisse-moi dormir !

— Tu te reposeras après, écoute ça ! « Main de pied », elle a dit : « main de pied » ! C’est Bastian !

Mon frère ouvre les yeux, mais reste immobile. Il réfléchit, puis se tourne vers moi avant de murmurer :

— Elle a dit : ce que tu cherches est le père de « main de pied » !

— Loran ! L’oncle Loran est un des responsables de la mort de nos parents ! Je l’ai toujours su ! Paco, ouvre les yeux !

— Je veux dormir… On en reparle demain !

Malgré mon insistance au sujet des paroles de nona et de leur interprétation, Paco ne souhaite pas rediscuter de la famille. Selon lui, le passé appartient au passé et cela n’est pas de bon augure de déterrer tout ça. Il ne désire en aucun cas compromettre Loran qui a pris soin de lui enfant. Il aime la vie du camp et ne veut pas perturber le clan maintenant que les tensions sont enfin apaisées. Je me retrouve contraint de garder mes soupçons pour moi, je peste intérieurement, car j’en suis toujours au même point.

Les jours, les semaines et les mois défilent dans une routine lancinante. Je conserve mon « job » avec mes frères et Yankee, je me sens heureux et libre auprès d’eux. Je me suis fait une place dans la fine équipe que nous formons et que j’aime appeler gang pour faire sourire mes frères.

Durant l’hiver, nous avons énormément de boulot dans les forêts. Nous devons livrer du bois pour le chauffage et entretenir les arbres qui tombent. Nous faisons également les réserves de bûches pour les mettre à sécher pour l’année suivante.

Au détour de notre travail, lorsque nous avons l’occasion de découvrir une maison, nous n’hésitons pas à la visiter, histoire d’arrondir nos fins de mois. Autant Yankee dirige toutes les opérations de notre équipe au boulot, autant j’ai pris les rênes des petits larcins. J’apprécie de plus en plus de participer à leur organisation mafieuse. J’ai même réussi à mettre de côté les sentiments de culpabilité que je pouvais ressentir les premiers jours.

Avec tout ce que j’apprends dans les livres, j’arrive à monter des plans bien orchestrés et à indiquer les marches à suivre durant nos interventions : les repérages, ne s’emparer que des objets peu encombrants et reconnaître ceux de valeur, utiliser des gants pour ne pas laisser d’empreintes, faire moins de dégâts en saccageant tout, mais gagner en efficacité et en rapidité, positionner Diabla pour qu’elle nous avertisse, garer le fourgon dans un endroit stratégique pour partir vite. Nous formons une belle bande bien coordonnée !

Je prends de plus en plus d’assurance dans les vols. Mes cousins demandent mon avis sur la direction des opérations et sur le coût des produits dérobés pour éviter de se faire avoir quand il les refourguent. Les gens du camp commencent à me faire confiance, me tolèrent dans l’échafaudage de leurs complots, m’incluent dans leur déplacement pour les repérages et écoutent avec attention mes conseils. J’apprécie vraiment cette intégration, je me sens fier et surtout utile à ma famille.

Bastian étant à l’hôpital, je suis beaucoup plus libre sur le terrain. Je profite des parties de pétanque pour tenter de modifier les règles et faire comprendre à mes cousins que les choses ne sont pas immuables, qu’elles doivent évoluer. Loran est trop strict, il ne nous laisse pas assez d’indépendance. La vie coûte cher aujourd’hui, ses bénéfices doivent être révisés. Ils réfléchissent, mais ils ont peur de contester. J’espère qu’avec le temps, ils finiront par changer. En attendant, je dois trouver une solution pour inverser la situation et destituer Loran de son rôle de chef.

J’ai dû modifier mon apparence pour me fondre davantage dans le réseau de la communauté des gens du voyage. J’ai arrêté de porter des chemises, devenues trop repérables et trop petites. J’ai pris des muscles grâce au travail manuel et je me contente de polos, plus confortables. Je les choisis bleus, car ils font ressortir mes yeux. À l’aise dedans, ils ne dégradent pas trop mon allure. Je reste attaché aux cols, beaucoup plus élégants que les T-shirts immondes de mes frères.

Je devine que je plais aux filles, je sens bien que je suis en train de devenir la coqueluche sur le camp. Elles se retournent sur mon passage, chuchotent dans mon dos et lorsque je m’arrête, elles minaudent et sont embarrassées. Elles réclament souvent de mes nouvelles auprès de Paco et Tito et m’envoient fréquemment le bonjour. Certaines osent me porter des pâtisseries jusqu’à ma caravane et je détecte leurs regards charmeurs. Elles en profitent pour m’interroger sur mes tatouages et aiment me demander de leur montrer quand j’en ai des nouveaux. J’ai eu l’occasion d’en embrasser deux ou trois au détour d’un chemin, et cela malgré les recommandations de Picouly. Elle a tenté de m’expliquer que je dois les respecter, que ce ne sont pas des filles pour jouer. Certes, j’entends bien ce qu’elle me dit mais, mais c’est plus fort que moi, j’ai toujours tendance à enfreindre les règles imposées.

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