Chapitre 18 (suite) - 2539 -

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***

Yankee, mes frères et moi sommes devenus inséparables, et chaque samedi soir, j’ai pris l’habitude de sortir au Puma avec eux. Malgré toutes les filles qui s’agitent autour de moi, je demeure obnubilé par mon unique et ancienne petite amie, Agnès. C’est la raison pour laquelle je préfère rester assis dans la banquette qui nous est réservée, à discuter et à boire un verre avec ma bande plutôt que danser ou draguer comme le font les hommes de ma famille. La discothèque est un véritable terrain de chasse pour eux, ils en profitent pour sortir avec des femmes qui ne sont pas de notre communauté et qui acceptent de flirter et leur accorder des faveurs. Tito n’est pas le dernier à apprécier ces soirées à « courir la galinette », tel qu’il le dit. Paco est plus raisonnable, même s’il s’autorise parfois une escapade, il essaie de préserver sa réputation pour séduire la gitane de ses rêves qui l’attend sagement dans un camp voisin.

Celui-ci se sert un verre et m’interroge en haussant le ton pour que je l’entende malgré la musique :

— Y a plus de glace ?

— Je vais en chercher…

Non sans difficulté à cause de tout ce que j’ai déjà bu, je profite de sa demande pour me lever. Je saisis le pot et me dirige jusqu’au bar. Les nombreux spots offrent de jolis jeux de lumière, notamment sur la piste pleine à craquer. Les corps des danseurs sont collés serrés, sur les côtés les banquettes sont également bien chargées et je dois me faufiler au milieu de tous ces inconnus pour atteindre mon objectif.

J’arrive enfin au comptoir et lorsque je trouve une petite place pour poser mon pot à glaçons, je me fais bousculer par une jeune fille blonde au maquillage un brin trop prononcé. Mes bonnes manières prennent le dessus et je la laisse passer. Elle me sourit en guise de remerciement et commande un soda, sans me quitter des yeux. Je suis un peu gêné par son regard insistant et je choisis de l’ignorer. Je n’aime pas ce genre de personnes qui font du rentre-dedans.

— Hey, Scar ! m’interpelle Tito en me tapant sur l’épaule. Alors, tu les amènes quand, ces glaçons ?

— Ça arrive !

— Ah salut, Belinda ! lance-t-il en direction de la blonde trop maquillée.

— Salut !

Ils se font la bise et semblent heureux de se revoir.

— C’est notre cousine la Belinda, m’indique-t-il un grand sourire aux lèvres.

— Je t’avais reconnue ! ajoute la jolie blonde au visage malicieux, sans me quitter des yeux. J’ai beaucoup entendu parler de toi, d’ailleurs…

— La Belinda était à l’enterrement de la nona, elle habite au terrain de la butte, précise Tito.

Je mime de m’intéresser à la conversation, en attendant que la serveuse remplisse mon pot. Le fait que nous soyons cousins, certes éloignés, permet à Belinda quelques familiarités avec nous. Elle peut prendre le temps de parler naturellement sans risque de passer pour une fille facile auprès des gens de notre communauté. Malheureusement pour elle, depuis Agnès, aucune femme ne trouve grâce à mes yeux. Je lui souris une dernière fois en récupérant enfin mes glaçons et lui tourne le dos pour m’échapper vers la banquette où Paco s’impatiente.

— Tu faisais quoi ?

Je hausse les épaules et me laisse tomber sur le divan rouge quand Tito qui me suivait commente :

— Il parlait avec la Belinda…

Tous les regards de mes cousins se penchent vers moi et me dévisagent. Il semblerait que Belinda intéresse les hommes de ma famille. Ne voulant pas attirer l’attention sur moi, je me défends aussitôt :

— Pas du tout !

— Dis voir, la Belinda, elle est vraiment belle ? demande Paco, admiratif. Le Bastian, il meurt après*, alors approche-toi pas d’elle, ça pourrait te faire avoir des histoires…

Je hausse les épaules et bois une gorgée de mon whisky coca avant de lâcher sur un ton indifférent :

— Mouais… Mais elle, elle en pense quoi de Bastian ?

Cette fille ne m’intéresse pas du tout, mais rien qu’à l’idée d’emmerder Bastian, je serais prêt à jouer un peu avec elle.

— Pour l’instant, elle repousse tous les garçons, même le Tito, il a été remballé…

Il semblerait que Belinda soit la gitane la plus convoitée du moment et je dois admettre qu’elle est agréable à regarder. Quand je la vois se lever à l’opposé de la pièce, son déhanché attire toute mon attention. Le coup d’œil pétillant qu’elle jette alors dans ma direction en découvrant que je la détaille me fait presque rougir. Je me détourne aussitôt, préférant oublier son sourire lumineux et ses traits parfaits qui ne me laissent pas tout à fait indifférent. Pourtant, je lance haut et fort tout le contraire :

— Moi, je ne risque pas de lui faire d’avances !

— Mais t’es un Pédé ou quoi ? s’énerve Tito qui tient à tout prix que je confirme la prétendue beauté de Belinda.

— Rho, mais lâche-moi ! dis-je en me levant.

J’ai pas mal bu et préfère sortir prendre l’air pour tenter de retrouver mes esprits. Tête baissée, je longe le couloir vers l’entrée sans contrôler mes pas à cause de l’alcool. Je titube et finis pas rentrer dans quelqu’un.

— Tu pourrais faire attention, malpoli ! se fâche une voix féminine.

À la façon de parler, je comprends qu’il s’agit d’une gitane. Je lève un œil pour m’expliquer quand je reconnais Belinda, affichant son large sourire rouge écarlate. Je balbutie mes excuses et tente de sortir, mais elle me suit.

— Scar, tu t’en vas ?

Je me demande ce que j’ai bien pu faire pour qu’elle me colle aux baskets. Elle a tout l’embarras du choix parmi les gars du terrain alors je ne comprends pas ce qu’elle me veut.

— Non, je vais prendre l’air !

Nous sortons tous les deux, je respire une grande bouffée en fouillant mes poches à la recherche de mon paquet de clopes. Nous nous éloignons de la musique qui pourtant atténuée, continue de résonner dans ma tête, puis je m’appuie sur le capot d’une vieille Super 5 blanche.

Belinda fait de même. Je lui propose une cigarette qu’elle accepte, puis je lui demande :

— Ils vont pas te chercher ?

Elle plisse les yeux en mimant de ne pas comprendre et passe une mèche de cheveux derrière son oreille.

— Qui ?

Je profite du fait que nous soyons tout seuls pour la détailler. Je reconnais que Belinda est un joli brin de fille. Les traits de son visage sont très fins et ses lèvres dessinées à la perfection. Malgré le maquillage trop chargé, je déduis qu’elle doit être un peu plus jeune que moi, autour de seize ou dix-sept ans.

— Tes frères, ton père, tes cousins ? J’en sais rien, t’es venue avec qui ?

— T’es mon cousin, je te rappelle !

Je hausse les épaules et gratte une allumette que je dirige vers la cigarette qu’elle tient entre son index et son majeur. Elle la porte à ses lèvres charnues et aspire. Le bout rouge s’embrase et elle me recrache sa fumée en pleine figure, éteignant au passage la flamme. Ses gestes sont délicats, son souffle attirant. Je décide de l’ignorer et allume ma clope.

— Je fais ce que je veux… murmure-t-elle en faisant référence à sa famille.

Je ne la crois pas, mais pour ne pas la désarçonner, je choisis de rien lui dire pas. Dans la vie du camp, les filles ont des règles à respecter afin de ne pas entacher leur réputation.

Pour lui faire la conversation, je lui lance même sur un ton admiratif :

— T’as de la chance !

— T’es pas comme les gitans, toi.

— Ah, bon ? J’ai quoi de différent ?

Elle se redresse pour me détailler, de la tête aux pieds avec ses yeux noirs perçants, et pointe sa cigarette vers moi, en exagérant chacun de ses gestes.

— Déjà tu t’habilles pas comme eux et t’as des manières qu’ils ont pas ?

— Comme quoi ?

Elle soupire, puis s’appuie à nouveau contre la voiture, un peu plus proche de moi.

— Bah tu vois, tu m’allumes ma cigarette avant la tienne. Un gitan, ça aurait pas fait ça… T’as la classe !

J’aime bien son attitude et son franc-parler, je sens que c’est une fille qui a du caractère, pas comme les autres niaises du terrain.

S’apercevant que l’heure tourne, Belinda cherche aussitôt à s’éclipser, mais je n’ai pas envie de la laisser partir. C’est la première fois depuis Agnès que j’apprécie une présence féminine.

— Déjà ? Je croyais que tu faisais ce que tu voulais…

Elle lève ses yeux noirs au ciel et secoue sa tête de manière négative pendant que je jette ma cigarette et saisis sa main pour la retenir. Elle se laisse faire et j’ose avancer ma bouche vers la sienne. Je sais que je ne devrais pas embrasser une gitane, qu’elle va se faire des plans sur l’avenir, mais c’est plus fort que moi, elle est belle et je pense à la rage de Bastian, s’il apprend que nous flirtons.

Son souffle caresse mon visage, alors que je découvre ses lèvres douces et humides. Mais assez vite, elle pose une main sur mon torse pour me repousser délicatement et au moment où sa bouche quitte la mienne, elle murmure à mon oreille :

— J’dois vraiment retourner vers moi !*

Je soupire, un peu déçu de devoir me contenter de ce baiser et lui dis en relâchant sa taille :

— Je rentre aussi !

Nous nous dirigeons en silence vers la porte blindée et avant qu’elle ne rejoigne ses amies, elle me lance :

— Hey, Scar ! Si tu veux me revoir, tu peux peut-être trouver une excuse pour venir vers moi à la butte !*

Je ne lui réponds pas, pour éviter qu’elle se fasse des plans sur la comète, mais peut-être que j’irai lui rendre visite un de ces quatre.

***

Au printemps, une énorme fête est organisée pour le retour de Bastian. Toute la communauté du terrain est réunie pour dîner dans la salle commune. Les femmes ont sorti leurs bijoux et leurs belles robes, elles ont cuisiné toute la journée. Les hommes ont rangé leur jogging et ont fait l’effort de mettre des T-shirts propres. Autour de la table dressée pour l’apéro, je discute en catimini avec deux cousins qui me font confiance. Leurs langues se délient et je découvre que Bastian n’est pas aussi bien considéré que je le pensais. Les gens se rendent bien compte de son mauvais caractère et de son incompétence. Loran est le chef, son fils n’est qu’un pantin. Pourtant, chacun respecte encore et toujours cette foutue hiérarchie de droit.

Lorsque Bastian entre enfin, je peux vérifier de mes propres yeux mes doutes au sujet de l’état de sa blessure. Il n’a plus que deux doigts : le pouce et l’index, deux de ses orteils greffés.

— Main de pied…

Bastian semble fatigué et changé, il ne relève pas ma remarque. Il a perdu son assurance depuis l’accident. En le surnommant ainsi, je fais rire tous mes cousins, mais rager mon oncle. Son héritier est devenu handicapé, inutile dans un camp de gitans où les travaux manuels rythment le quotidien.

Loran lance un toast pour le retour de son fils :

— Pour le Bastian ! Le petit* du chef qui sera chef à ma mort !

Il marque un temps d’arrêt et me dévisage, je considère cela comme une provocation. Toute la durée de l’hospitalisation, il a été préoccupé et a relâché sa pression, mais avec l’arrivée de Bastian il compte bien ressaisir les rênes. Je sens l’animosité de Loran, son amertume vis-à-vis de moi qui reprend vigueur. Je ne dois pas omettre que c’est une menace directe pour mon clan.

Finalement, je préfère déserter la grande salle et m’enfermer dans ma caravane avec Diabla. L’alcool va couler à flots, Loran sera saoul et je suis capable de péter un câble à cause des paroles de nona qui me hantent.

Je ne peux pas oublier cette révélation : mon oncle responsable de la mort de mes parents. Ma haine envers lui devient incontrôlable et Bastian n’étant plus une menace pour moi, je n’arriverai pas longtemps à freiner mon tempérament de feu. Ni les supplications de Picouly de ne rien faire ni les leçons de respect de Paco ne me feront plier. Loran va payer sa dette, mais aussi les dommages et intérêts. La seule chose qui m’empêche encore d’agir, c’est que je n’ai que son nom et que nona a parlé des oncles. Il y a au minimum une autre personne mêlée à cette histoire. Je dois la trouver, attendre pour comprendre entièrement ce qu’il s’est passé.

Un soir, au moment de payer ma dette, j’ai de nouveau une altercation avec Loran, concernant l’argent que je dois lui verser. Il a encore son rôle de chef, mais j’ai plus en plus de mal à suivre son autorité. Avec tous les risques que nous prenons, cela me rend fou de devoir lui donner autant de fric. Je souhaite gagner toujours plus pour arriver à mes ambitions. Je veux détenir la plus belle caravane du terrain, m’acheter la voiture de mes rêves, m’habiller dans des boutiques de grandes marques, emmener mes conquêtes dans des hôtels luxueux, dépenser sans compter.

Le seul point positif dans cette histoire est que Bastian s’efface du tout au tout, il observe sans rien dire et ne cherche plus l’affrontement. Il semble tout à fait dépassé, comme si j’avais usurpé sa place. Je dois reconnaître que mon nom est dans toutes les bouches, mes cousins ne jurent que par moi, sans oublier les filles. J’imagine que cela doit l’énerver. Deux ou trois gars lui restent fidèles et continuent de le suivre dans leurs parties de chasse, sa passion. Parfois, il s’emporte en boîte de nuit et se saoule à ne plus tenir debout, surtout quand il me voit en grande conversation avec Belinda.

Je me sers d’elle pour le mettre hors de lui et le ridiculiser. Bien qu’elle m’attire, elle n’est qu’un simple jeu pour moi, je demeure obnubilé par Agnès. Je cherche avec désespoir son regard dans les yeux de toutes les filles que je croise. Sans cesse, son souvenir ressurgit en force sans que je ne puisse l’effacer.

*Le Bastian, il meurt après = Bastian en est fou amoureux

* J’dois vraiment retourner vers moi ! = Je dois vraiment rentrer !

* Si tu veux me revoir, tu peux peut-être trouver une excuse pour venir vers moi à la butte ! = Si tu veux me revoir, tu peux peut-être trouver une excuse pour passer par chez moi à la butte !

* Le petit = le fils.

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