Chapitre 15 - 1900 -

8 minutes de lecture

Chapitre 15

Le lendemain, c’est au tour de Tito de venir me secouer les plumes. Sa casquette bleue à la visière exagérément arrondie vissée sur son crâne rasé, il entre sans frapper et me sort de mes songes.

— Scar, tu peux m’emmener aller chercher des cigarettes ?

Tandis que je me redresse à peine pour le saluer, il s’évertue à ouvrir tous les stores pour laisser apparaître les rayons du soleil. Une fois cette opération terminée, il se plante devant moi, les mains enfoncées dans les poches de son jogging. En me tournant sur le côté pour faire mine de me rendormir, je lui suggère de prendre le camion de Paco.

C’est une fierté pour les gens du voyage d’avoir le permis. Tito a eu dix-huit ans le mois dernier, étant donné que notre aîné et Yankee lui avaient déjà appris à conduire, cela n’a pas été très difficile de réussir l’examen du premier coup. Lui qui ne s’intéressait à rien au haras a mis tout son cœur pour ne pas décevoir le clan. Je ne l’avais jamais vu travailler aussi dur pour essayer de retenir le livre du Code de la route. Maintenant, il économise tout ce qu’il gagne pour s’acheter une voiture.

— Paco est parti avec… me répond-il en me suppliant du regard.

— J’ai la flemme !

— Prête-moi ta moto, alors !

Il se tourne vers Picouly, qui vient d’entrer pour accomplir son travail quotidien. Sans elle, nous serions perdus tous les trois. En s’occupant de nos caravanes et en y exécutant les tâches ménagères, elle échange sur nos tracas journaliers et maintient ainsi le lien dans la fratrie. Tito lui fait un clin d’œil entendu pour lui signifier qu’il va parvenir à me lever. Je me rends bien compte que son excuse est un complot monté entre eux. Je hausse les épaules en les regardant sourire et réfléchis : j’ai presque envie d’accepter. À quoi me sert mon bolide désormais ? Je peux lui prêter puisque je ne l’utilise pour ainsi dire plus. Je ne vais plus au lycée ni voir Agnès, et je suis banni du haras. Mes quelques économies vont vite partir en fumée et je ne serai plus en mesure de faire le plein d’essence ni de m’acheter quoique ce soit. Qu’importe ! Je n’ai plus goût à rien, même pas à porter une chemise bien repassée. Je ne me lave que lorsque Picouly se fâche et m’humilie.

— Va avec mon frère et laisse-moi changer tes draps, m’ordonne-t-elle, les mains sur les hanches.

Je soupire tandis que Tito joue avec Diabla qui est revenue. Dépité, je l’observe faire et choisis de me lever, après tout, un petit tour avec mon frère ne me fera pas de mal. J’étouffe, je dois prendre l’air, le refuge de ma caravane commence à perdre son effet. N’étant jamais resté aussi longtemps sans bouger, je tourne en rond et sens que mon corps réclame un peu d’activité.

Je lance à Picouly en enfilant un jean's et mes chaussures :

— Enferme ma chienne dans mon camping quand tu as fini !

Je démarre la moto, Tito met sa casquette à l’envers pour éviter qu’elle s’envole et se cramponne derrière moi. Sur la route, je ressasse encore bêtement ma rancœur. J’ai ce goût amer dans la bouche que je n’arrive pas à faire passer. Je ne peux pas détourner mon attention, si bien que machinalement, après avoir acheté deux paquets de clopes, je prends la direction de la palombière. Je ne sais pas vraiment à quoi je m’attends en approchant de ce lieu chargé de souvenirs et trouver Agnès avec son cheval serait un véritable miracle.

Aucune voiture n’est garée dans le parking camouflé. Tito descend, se remémorant les jeux que nous avions ici, tandis que moi, le cœur serré, je repense aux bons moments partagés dans les bras d’Agnès. Je suis de nouveau confronté à la brutale réalité : l’absence de celle que je chéris. Je soupire pour disperser la peine encore trop puissante et encaisser la souffrance de notre séparation.

Le guet est vide, aucun sifflement de chasseur planqué dans les cabanes ne signale notre présence. J’ai eu l’occasion d’apprendre les codes sonores avec Pierrot et Loupapé lorsque je les accompagnais en saison de chasse.

Nous sommes samedi et il est fort possible que Pierrot soit parti pour le week-end assister à un Jumping. Je suis tout de même inquiet par notre intrusion sur le terrain où de nombreux panneaux indiquent que la propriété est privée et qu’il est interdit d’y pénétrer. Pourtant, nous étions chez nous, il n’y a pas si longtemps. J’ai le sentiment que Pierrot va se pointer avec sa bande d’amis pour nous faire déguerpir comme des voleurs. Je le vois encore hors de lui, prêt à me frapper et à me hurler qu’il n’hésiterait pas à sortir le fusil si je revenais.

Tito n’en a que faire, il s’aventure jusqu’au petit chalet. Je le suis, l’appréhension croissante et la peur au ventre, me méfiant de chaque son, regardant toujours derrière moi. Mon frère met un grand coup de pied dans la porte, surpris, je lui demande :

— Hey, mais qu’est-ce que tu fais ? T’es pas bien ?

J’aurais dû me douter que ses intentions ne seraient pas bonnes en l’amenant ici. Tito avait déjà la mauvaise manie de chaparder de temps en temps, malgré les menaces de Pierrot, et désormais tandis que la porte lui résiste, il m’indique :

— J’veux rentrer ! Y a peut-être des machins intéressants !

Je n’ai pas envie de l’aider, jusqu’à maintenant, j’ai toujours respecté les règles et les interdits inculqués dans mon enfance. Je suis un peu paniqué à l’idée de commettre une infraction qui pourrait me porter tort, mais Tito ne l’entend pas de cette oreille. Il attrape un rondin de bois coupé pour la cheminée et enfonce le volet. Le bruit résonne et j’ai peur que cela nous trahisse.

— Tito arrête ! On va nous repérer !

— Mais y a personne à je sais pas combien de kilomètres autour de nous !

La persienne cède sous le dernier coup et Tito escalade la fenêtre alors que je reste sur place ne sachant quelle décision prendre. En quelques secondes, il déverrouille la porte pour me faire entrer. Tel un habitué des petits cambriolages, il se met à la recherche d’objets précieux.

— Qu’est-ce que tu fouilles ? Il n’y a rien de valeur !

Mais très vite, il tombe sur la réserve de cartouches de fusil qu’il enfourne au maximum de ses poches.

— Aide-moi, au lieu de rester là, à rien faire ! Prends la boîte à cigares et regarde dans le meuble si y a pas des bouteilles d’alcool.

À cet instant, l’image du rejet de Pierrot efface toute ma lucidité au profit de cette colère que j’ai longuement retenue durant ces derniers jours. Sans réfléchir plus, la rancune prenant le dessus, je lui obéis et dérobe les deux vieux cognacs et les cigarillos au caramel que Pierrot affectionne.

Puis, j’attrape le pot de confiture plein de pièces d’un franc dont il se sert pour jouer au bridge. Même si cette action ne me ramènera pas Agnès, je me console en me disant que c’est toujours ça de pris. L’humiliation et toutes les insultes que Pierrot m’a lancées réapparaissent et je jubile de savoir que je suis en train de piller son antre privé.

— Y a pas de fusils ? m’interroge Tito.

— Il les laisse jamais ici, t’es fou !

Tito soupire et continue de fouiner en râlant qu’il n’y a rien d’intéressant. Il vide le placard qui renferme quelques conserves de bons pâtés maison en les jetant par terre. Un premier pot se casse sur le plancher. Je le prie de faire attention, mais Tito éclate de rire et fait à nouveau tomber une terrine dont le gras se répand autour de lui.

— C’est pour toutes les fois où qu’il m’a puni, ce race de mort !

Tito termine de vider tout le placard ainsi, puis s’attaque au bar. Dans un premier temps, je le regarde faire, mais la haine que j’ai pour Pierrot prend toute sa puissance et je me mets moi aussi à taper dans tout ce qui traîne. Nous faisons un raffut d’enfer, oubliant que la porte est grande ouverte et que Loupapé ou ses amis pourraient passer à tout moment.

J’envoie voler les verres dans les carreaux des fenêtres qui se brisent, j’éclate les chaises sur le plancher, Tito jette les poêles et les casseroles au milieu de la pièce tandis que je massacre les draps et les matelas avec mon couteau. Nous saccageons tout, saisis d’une rage insensée, comme si Pierrot était le responsable de tous nos malheurs. Nous sommes en transe, Tito a les yeux d’un cinglé, il saute partout, s’attaquant même aux ficelles du poste de commande des appeaux.

Puis il fouille dans ses poches et sort une petite boîte en carton.

— Tito, fais pas ça !

Comme possédé par une folie destructrice, mon frère marque un temps d’arrêt pour me regarder, avant de retrouver ses esprits et de souffler sur l’allumette qu’il s’apprêtait à lancer.

Je ne suis pas suffisamment insensé pour le laisser commettre l’irréparable. Je suis le plus posé de nous deux, celui qui réfléchit. Le feu prendrait très vite, la cabane est recouverte de brande sèche et nous ne pourrions rien contrôler. Je n’ai pas envie de déclencher un incendie monumental sur les hectares de forêt qui entourent le guet. Je suis raisonnable, le saccage est suffisant, c’est un très bon avertissement de ce que je suis capable de faire. Tout vient à point à qui sait attendre, brûler et anéantir n’aurait rien fait de plus.

Je me doute que ce n’est pas une première pour mon frère, mais pour moi, cette expérience destructrice est toute nouvelle. J’apprécie cette sensation de bien-être. Après ces derniers jours de tourments, je projette même secrètement de recommencer avec Tito. Nous pourrions nous introduire de nuit dans les écuries et dans la maison ? J’en veux tellement à Pierrot que je serai susceptible de m’exécuter, mais ma conscience refoule aussitôt ces idées stupides. Saccager ne sert à rien, bien que cela m’ait permis de sortir de mon état léthargique.

Lorsque je quitte la palombière, l’euphorie d’avoir commis cet acte m’enveloppe. Je pousse ma moto au maximum de ses capacités à cause de l’adrénaline qui est toujours bien présente. Cette sensation d’avoir détruit ce que Pierrot affectionne me fait jubiler. Tito est dans le même état, nous rions ensemble de notre bêtise, comme si le fait d’avoir pillé et cassé avait exorcisé un sentiment d’inégalité, puis soulagé une partie de nos douleurs. Je découvre enfin l’impression d’apaisement que procure la vengeance et cela me fait un bien fou après cette période de torpeur.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 18 versions.

Vous aimez lire Antoine COBAINE ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0