Chapitre 12 (suite) - 2075 -

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***

En quittant ma grand-mère, j’ai un mauvais pressentiment. Ses paroles m’ont troublé, et en me confondant avec mon père, elle remue des émotions en moi. J’ai toujours un mouvement de recul et un pincement au cœur lorsqu’elle touche mon visage et qu’elle prononce son nom au lieu du mien. Parfois, j’ai l’impression qu’elle fait exprès de m’appeler Marco, pourtant, je vois bien qu’elle perd la tête.

Ce qu’elle déclare est tout à fait incohérent, mais je ne parviens pas à effacer ses mots, elle sait des choses et n’arrive pas à me les dire. J’analyse tout ce qu’elle déblatère, sans cesse à la recherche de confidences. Malgré tout, le temps passe et en deux ans, je n’ai jamais rien compris de ce qu’elle sème comme des minuscules cailloux dans mon esprit, bien que je n’oublie rien. J’enregistre ses paroles, je me les répète quotidiennement le soir au coucher, pour les graver en moi, en espérant en découvrir un jour le sens. Chaque jour, je continue de prendre des notes dans un minuscule carnet que je garde caché. Parfois, je le relis pour tenter de faire un lien, mais tout reste très confus, je ne vois rien se dessiner, comme l’histoire des oncles. Je devine que Loran est une des personnes désignées, mais qui sont les autres dont elle m’a parlé ?

Je me dis qu’elle n’est peut-être pas si aliénée que je ne le pense. Aujourd’hui encore, comment savait-elle que j’allais vers le haras, comment connaît-elle le domaine et les chevaux ?

Sur les petits chemins de campagne, je fonce droit devant, l’esprit préoccupé par la santé de ma grand-mère. Un vent froid me glace les mains et gonfle mon blouson tandis que j’essaie de chasser toutes les interrogations au sujet de la « vieille sorcière », comme l’appellent les gosses du camp qu’elle prend plaisir à effrayer avec ses incantations.

Mon casque tape dans la carcasse de la moto à cause des nids de poule sur le sentier, je ne le porte jamais. Je le trimballe à la poignée gauche de mon guidon, au cas où je tomberais sur une patrouille de gendarmerie quand j’emprunte les routes goudronnées. Je le mets toujours dans la précipitation à l’approche du haras pour éviter les remontrances de Pierrot et Loupapé.

J’apprécie les moments vécus auprès de Botchecampo. Tous les soirs, après le lycée, je fonce aider dans les écuries. J’y passe également la plupart de mes mercredis après-midis et mes vacances scolaires, partageant ainsi la plupart de mon temps libre au sein de ma famille. Au domaine, je peux me détendre et ne plus craindre les coups foireux de mon oncle, je peux étudier dans le calme et la sérénité, sans être épié et dérangé.

À l’occasion des dîners, Vanessa évite désormais de me poser des questions sur mon quotidien dans le terrain. Elle accepte la situation, même si parfois, elle ne peut s’empêcher de pincer les lèvres, lorsque je me montre comblé par l’insouciance et par l’indépendance dont je bénéficie. Pierrot semble satisfait de l’aide que je lui apporte ainsi que de mes résultats scolaires, en retour j’apprécie sa générosité qui me permet de me payer le plein d’essence, de m’acheter mes cigarettes et de mettre un peu d’argent de côté.

Devant moi, la palombière de Pierrot apparaît enfin. Sur une butte orientée vers le Nord-Ouest, face au potentiel passage de proies, ce que les anciens du coin appellent l’oueytte* est une immense cabane aménagée avec tout le confort nécessaire pour des parties de chasse luxueuse.

Je ralentis en passant le portail rouillé laissé grand ouvert pour pénétrer sur la parcelle clôturée, en plein cœur de la forêt. En montant la petite colline à travers les grands arbres, je sens la puissance du vent s’intensifier. Nous sommes pourtant au mois d’août, mais le ciel noir est menaçant. J’adore observer les couchers de soleil depuis les hauteurs de la palombière. Dans son centre nerveux, le paysage vert à perte de vue contraste avec la météo de cet après-midi. J’aperçois enfin Darkness au bout du chemin. Sa longe est attachée à un anneau de l’abri camouflé de brande, où Pierrot et ses amis ont l’habitude de garer leur véhicule pour éviter d’être à découvert.

Je cherche Agnès qui ne doit pas être bien loin. Mon cœur bat à tout rompre, plus impatient que jamais de la serrer contre moi. Le bonheur de la rejoindre est si intense que j’oublie tout lorsque je la découvre enfin en train de remplir un seau d’eau.

Elle lève la tête et sourit en me voyant descendre de moto. La joie qu’elle affiche sur son visage me transporte et je ne contiens plus mon enthousiasme de la retrouver.

Depuis le début des grandes vacances, nous avons élu refuge dans ce repère abandonné pour l’été.

L’ouverture de la chasse à la palombe n’est pas avant septembre. Il faudra alors que nous trouvions un autre endroit pour nous rejoindre. Le guet et tous les environs seront pris d’assaut par les collègues de Pierrot. Finalement, nous serons peut-être plus tranquilles cachés dans les greniers du haras.

— T’es en retard !

Je me presse de couper l’arrivée d’essence et de déplier la béquille de ma moto en recoiffant ma mèche qui s’est déplacée, puis je fonce porter le seau d’Agnès après lui avoir fait un bisou furtif. Je dépose l’eau devant l’étalon et lui flatte l’encolure quelques instants et enfin, je me tourne vers Agnès en lui souriant d’un air niais, heureux des quelques heures qu’elle accepte de me consacrer à la place de sa balade quotidienne.

— Tu seras jamais prête pour la prochaine compétition…

Je l’attire vers moi pour ne plus gâcher de temps. Je veux l’embrasser, profiter de ce moment unique, la toucher, me blottir contre elle. Mes lèvres glissent dans son cou lui laissant le loisir de me répondre.

— Ça sera ta faute si je perds. Si tu revenais au domaine définitivement, les choses seraient beaucoup plus simples…

Je me détache d’elle et soupire.

— Agnès, on a déjà parlé de ça mille fois. C’est mieux ainsi.

— Mais y a quoi de si spécial dans ton camp pour que tu le préfères ?

Personne n’imagine ce qui se trame au fond de moi, quel tiraillement je ressens d’un côté comme de l’autre. Les gitans veulent savoir ce que je fais quand je suis au haras et ne comprennent pas pourquoi j’accepte de travailler et d’être le commis des paysans** comme ils disent. Ils trouvent mon boulot rabaissant, mes études inutiles, mes tenues vestimentaires bourgeoises et mon allure hautaine. De l’autre côté, les Botchecampo refusent de m’imaginer en train de dormir dans une caravane, se demandent pourquoi je partage la salle de bains commune et s’interrogent sur mon impulsivité et mes mauvaises manières qui font parfois surface en leur présence.

Après tous ces mois de retrouvailles et de bouleversements, je n’arrive toujours pas à me l’expliquer. J’ai trouvé un équilibre fait de liberté. Je jongle entre les deux familles. Au haras, je profite du grand-père, des parents et de Tom, des chevaux, je gagne un peu d’argent. J’étudie au lycée et cela me donne une impression de supériorité alors que pour ainsi dire personne ne sait lire sur le terrain. Je garde le contact avec Agnès qui me guide vers l’avenir que je vois en grand, grâce à elle. Bien sûr que j’aimerais être avec elle plus souvent, mais au campement, je me couche à l’heure que je veux, je circule sans avoir besoin d’autorisation, je peux mentir et répondre sans scrupule, je ne reçois aucune leçon de morale. Je ne rends de compte à personne, j’ai ma propre caravane, mon endroit personnel que je me suis aménagé pour moi et Diabla. Alors, pour le moment, profiter des deux vies est idéal. Je ne changerais ça pour rien au monde.

D’ailleurs, c’est bizarre que ma chienne ne soit pas encore arrivée. J’émets un sifflement en direction du minuscule chemin pour l’appeler. Elle a l’ouïe fine, elle devrait m’entendre. Agnès m’entraîne vers le fond de la cabane, je laisse la porte ouverte derrière moi pour que Diabla nous rejoigne. La petite pièce close est la salle de repos, séparée en deux parties : un coin cuisine avec un bar et des tabourets pour manger, puis une zone détente avec deux canapés dont un est déjà déplié. Bien que tous les meubles soient de récupération style année soixante-dix, le tout est entretenu à la perfection.

Agnès se pend à mon cou et je la serre fort contre moi, oubliant aussitôt ma fidèle compagne. La chaleur de son corps me remplit d’une énergie nouvelle, comme toutes les fois où nous venons ici. J’apprécie l’odeur de sa peau, mélange d’un parfum luxueux et de nature. Elle porte sur ses vêtements les senteurs de Darkness. Cela ne me dérange pas, j’aime les écuries depuis que je suis tout petit.

— Tu sais que si tu dormais au haras, je pourrais te rejoindre toutes les nuits dans ton lit…

— Et on se ferait surprendre en un rien de temps…

— Mes cathos de parents t’obligeraient à m’épouser, car tu as volé ma virginité.

— Ton taré de père me castrerait…

Un bruit de feuillage qui crépite attire mon attention. J’abandonne les lèvres d’Agnès pour observer vers la porte ouverte. Je crois reconnaître le pas de Diabla. Je siffle pour l’inviter à se présenter.

— Arrête de penser à ta chienne…

— Quand tu quitteras ton cheval…

Diabla, la langue pendante, essoufflée d’avoir couru, apparaît, puis vient saluer Agnès qui suspendue à mon cou l’ignore. Rassuré que ma chienne m’ait bien retrouvé, je pousse mon amie vers le canapé transformé en lit, pour la couvrir de baisers. Diabla, déçue de ne pas recevoir de caresses, finit par rejoindre le tapis en peau de vache. Avant de se coucher, elle tourne trois ou quatre fois sur elle-même, un rituel qui m’arrache toujours un sourire.

Un peu agacée et peut-être un brin jalouse de cette complicité, Agnès m’embrasse plus intensément et lorsque sa langue rencontre la mienne, j’oublie tout ce qu’il y a autour de nous. Je vide ma tête de ses interrogations, je ne pense plus à rien si ce n’est au plaisir d’être contre celle que j’apprécie plus que tout au monde. Elle s’allonge et je me glisse à côté d’elle pour m’attaquer à ses lèvres. Les yeux clos, nos corps se retrouvent après une longue attente et un courant électrique s’empare de tous nos sens.

Rapidement, j’ai envie de sentir sa peau contre ma peau, d’être au plus près d’elle, de profiter de la chaleur de notre amour. D’une main experte, je tire le pan de son polo pour le remonter sur sa poitrine, puis je lui demande d’un ton presque suppliant de l’enlever. Elle n’hésite pas une seconde à m’obéir tandis que je retire mon blouson et mon T-shirt pour les jeter par terre. Alors que nous sommes tous les deux à moitié nus, je ne peux m’empêcher de lui avouer encore et encore au creux de son oreille ces mots bêtes, mais qui dans sa bouche me paraissent adorables :

— Je t’aime…

Nous échangeons un regard complice, mais la compétition entre nous reprend vite le dessus et elle me répond d’un air malicieux :

— Je t’aime plus…

Je deviens idiot et fou de bonheur lorsqu’elle me déclare sa flamme. Je suis heureux, à cet instant comme je ne l’ai jamais été auparavant. Son ventre contre le mien, le désir m’envahit quand une voix dure et puissante nous interrompt :

— Voilà donc comment vous passez vos après-midis…

Oueytte* : Poste de commandement, de guet, grande cabane surélevée.

Paysans** : sédentaire, non gitan.

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