Chapitre 13 - 1858 -

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Chapitre 13

Diabla se lève tout d’un coup de son tapis, ne sachant pas vraiment si elle doit intervenir, elle incline la tête et m’interroge du regard. Me voyant complètement ahuri, elle s’avance vers le canapé-lit pour se mettre en position de défense. Elle n’a pas aboyé au moment où Pierrot s’est approché de la palombière pour nous prévenir, j’en déduis qu’elle l’avait reconnu. Cependant, elle a vite compris que la violence allait éclater quand il s’est présenté d’un pas décidé. Les chiens sentent ce genre de tension…

Dans son ancienne tenue de militaire, il tourne en rond face à nous qui restons statufiés, muets et dans l’impossibilité de réagir. Il nous domine par sa taille et son air furibond me fait soudain très peur. Pris sur le fait, je ne peux rien nier ni même m’enfuir étant donné qu’il est positionné devant la seule issue. Je n’ai pas d’autre choix que de prendre mes responsabilités.

Dans le silence, je cherche comment formuler des paroles pleines de sens, comment avouer mes sentiments pour Agnès. Celle-ci se détache de mes bras, s’assoit et tire le drap sur elle. Son regard reste dans le vide et, comme deux gosses qui viennent de faire une bêtise monumentale, nous attendons le déferlement qui ne tarde pas à arriver.

Pierrot retire ses mains de ses poches et commence à s’agiter. Il est pris d’une rage à mon encontre et ne peut plus se contenir, comme si tout ce qu’il avait à me reprocher depuis que j’ai refusé de revenir au haras sortait d’un coup.

— Mais qu’est-ce que tu as fait, bon sang de bon sang ! Comment est-ce possible que je n’aie rien vu venir ? Tu es irresponsable ! Qu’est-ce que je t’ai appris pendant des années ? Oscar, tu manques de respect, vis-à-vis d’Agnès, de la famille qui t’a recueillie et nourrie. Comment as-tu pu agir ainsi après tout ce que l’on a fait pour toi ? Tu es arrivé sans rien ! On t’a donné de l’instruction, de l’éducation et tu nous trahis ? Tu prends ma fille ? Tu la souilles ? À partir de maintenant, tu n’es plus le bienvenu au haras. Tu n’es plus rien !

Les traits crispés, il tend tout à coup son poing dans ma direction, en mimant vouloir me frapper. Il explose, me tenant responsable de tout, comme si j’étais un démon et Agnès un petit ange. C’est pourtant elle qui a souhaité aller plus loin. Elle disait qu’elle était prête à en assumer les conséquences, qu’elle m’aimait et qu’elle n’en avait que faire de la moralité, qu’elle était libre et que le sexe l’intriguait.

— Papa, arrête ! supplie-t-elle, le visage inondé de larmes.

Je suis sonné par la rafale de reproches, je ne sais ni comment me défendre ni comment réagir, je serre contre mon torse la couverture épaisse en laine qui gratte. Diabla montre ses dents en grognant, puis aboie pour signaler son mécontentement face à la violence. Elle se dresse entre pierrot et moi, prête à bondir en attendant mes ordres. Je pose aussitôt ma main sur son pelage touffu, au niveau de son encolure, pour la rassurer. Elle s’arrête sur le champ et me fixe avec ses yeux interrogateurs.

— Tais-toi ! continue Pierrot, le regard méprisant. C’est encore moi qui commande ! Je ne vais pas offrir ma fille à un petit bâtard, un moins que rien, un va-nu-pieds ! Agnès, comment peux-tu te fourvoyer avec un gitan ? Dépêche-toi, habille-toi et rentre à la maison !

Les mots de Pierrot me brisent. Ils font écho en moi et toute mon enfance me revient en pleine figure. J’ai sans cesse été rejeté par les autres, ces étrangers, les gens qui ne font pas partie de la communauté. Ils nous considèrent comme des personnes inférieures, sales, incultes, malhonnêtes. À ce moment-là, je hais Pierrot de m’infliger ces insultes, de me traiter de tout et surtout de bâtard. Est-ce ainsi qu’il m’a toujours vu ? Un enfant illégitime, de race impure. Je suis en état de choc. Je me bouche les oreilles pour ne plus entendre alors qu’Agnès, en sous-vêtements, se jette à ses pieds.

— Papa, s’il te plaît ! implore-t-elle en essuyant ses yeux.

Pierrot l’ignore et lève vers moi une main tremblante. Cependant, il se retient de me frapper quand Diabla aboie de plus belle à chaque geste d’intimidation. Il ne peut que continuer à m’attribuer les pires surnoms qui existent.

— Et toi, le gitous, ne remets jamais les pieds ici ! N’approche plus Agnès, je t’interdis de la revoir ! Crois-moi que si je te vois tourner autour du haras, je n’hésiterai pas sortir le fusil, tu ne me fais pas peur, ni toi, ni ta famille. J’en ai maté des pires que vous à l’armée.

— Papa !

— Agnès, tu la fermes ! Je vais m’occuper de ton cas à la maison. Pour toi, c’est direct la pension.

Pierrot est comme possédé par le mal. Je ne le reconnais plus, jamais il n’avait été aussi dur avec moi. Je pensais qu’il était sévère, mais juste, que même si je n’étais pas son fils, il m’appréciait. Je me retrouve devant lui tel un petit animal sauvage et apeuré, le même que j’étais il y a presque dix ans. Comment me comporter ? Assis sur le lit, je regarde le sol tandis qu’Agnès se recroqueville par terre. On n’a rien fait de mal. On s’aime, ce n’est pas si terrible ?

— Pas ça, papa ! T’as pas le droit de me faire ça, c’est ma vie ! Tu ne peux pas décider à ma place.

— Lève-toi et habille-toi ! ordonne-t-il en saisissant Agnès par le bras pour l’obliger à s’exécuter.

Sur-le-champ, elle enfile son polo, tandis qu’il tourne le dos devant la nudité de sa fille. Je la regarde faire en silence. Pierrot semble soudain un peu plus calme, bien que ses mains tremblent encore. Il finit par dire qu’il nous attend dehors et quitte la palombière.

Je réagis aussitôt, comme sorti de transe, mon premier réflexe est de me rhabiller rapidement. Perdu et sous le coup de l’émotion, je me rends compte qu’Agnès est complètement abattue et cela me fend le cœur. Je la prends dans mes bras, je ne veux pas l’abandonner. Je refuse de me plier, Pierrot n’a aucun droit sur nous.

— Il va se calmer, il parle sous le coup de la colère. Il ne peut pas nous empêcher de nous voir. On va être majeurs dans quelques mois…

— Tu ne sais pas de quoi il est capable ! murmure Agnès d’un air dépité.

Nous n’avons pas le temps de nous réconforter que la grosse voix nous interpelle.

— Ça suffit ! Dehors !

Nous persistons, scotchés l’un à l’autre, perdus. Nous sommes conscients que ce moment est décisif et nous ne voulons en aucun cas nous quitter… Je ne peux pas imaginer que le pire reste à venir, que tous les instants de bonheur avec elle sont terminés, que nous allons être séparés, que nos promesses vont demeurer en suspens.

Je ne peux pas renoncer à Agnès, je prie au plus profond de moi pour que le temps s’arrête tant que nous sommes encore dans la palombière. Je suis terrorisé à l’idée de sortir, je n’ose pas envisager les conséquences et la suite.

Pierrot, hors de lui à cause de l’attente que nous lui faisons subir entre à nouveau et saisit Agnès par le bras en lui ordonnant de me lâcher. Cette dernière se met à pleurer et à supplier de ne pas nous séparer. Elle plante ses ongles dans le biceps musclé de son père pour essayer de se libérer de son emprise.

— Papa, s’il te plaît…

Je tente de la retenir et de la tirer contre moi du mieux que je peux, mais Pierrot est puissant et arrive à nous traîner de force tous les deux vers l’extérieur. Autour de nous, Diabla s’agite dans tous les sens, ne sachant que faire. C’est infernal !

— Ça suffit maintenant ! ordonne-t-il, en levant le poing dans ma direction.

Face à sa menace, je prends peur et comprends que nous n’aurons pas gain de cause de la sorte. Je dois me résoudre à abandonner Agnès à la merci de son père. Les yeux dans les yeux, nos mains se délient alors que mon cœur se brise. Je suis si triste que mes jambes ne me portent plus. Je tombe à genoux tandis que Pierrot enferme Agnès dans le 4x4 garé devant. À travers le pare-brise arrière, je distingue le visage livide de mon amie, mouillé par les larmes qui défilent sur ses joues. Ses deux mains à plat sur la vitre, ses yeux me disent au revoir. Je suis effondré, ruiné, je ne sais plus où j’en suis. J’ai l’impression que ma vie se termine à cet instant où celle que j’aime m’est arrachée. Je suis impuissant et j’en veux au plus haut point à Pierrot de me faire souffrir autant.

Celui-ci attache la longe de Darkness à son véhicule, puis me lance une dernière menace :

— Tu ne t’approches plus d’elle, tu entends ?

Dépassé par les événements, je suis indifférent à ce qu’il me dit. Je ne réalise pas ce qu’il se passe. Je ne comprends plus rien, tout autour de moi est flou. Je ne sens que la douleur de mes entrailles qui se déchirent sous la vision d’Agnès qui s’évapore. Diabla couine, frottant son museau sur ma main pour me réclamer une caresse, mais je ne la vois pas. Ne pouvant me résoudre à accepter cette situation, j’attends sans véritable espoir un possible retour de la voiture. Le bruit du moteur finit par disparaître et je dois me résigner. Mortifié, je me relève et me tourne vers ma moto, puis machinalement, je monte dessus.

Avant de pouvoir démarrer, je repense à toutes ces années passées au haras. Je pleure toutes les larmes de mon corps, persuadé que l’on m’enlève le meilleur de ma vie. Je ne sais par quel moyen je pourrai la revoir. J’en veux à Pierrot de me priver de celle que j’aime le plus au monde. Au moment de partir enfin, je ne songe qu’à une chose : foncer vers mon repaire.

Diabla court derrière la moto, mais je n’en ai que faire. Je file à toute vitesse vers mon refuge, vers le sang de mes ancêtres. Personne n’a le droit de le dénigrer. C’est le sang de la liberté et l’on ne m’en privera jamais.

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