2ème Partie - Chapitre 12 - 2291 -

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Chapitre 12

Deux ans plus tard

Allongée au soleil sur la terrasse en bois, Diabla monte tranquillement la garde devant ma caravane, un cadeau de Picouly. Chez Paco, nous étions trop à l’étroit Tito et moi dans la même chambre, surtout quand Diabla a grandi et que j’ai refusé de l’enfermer au chenil. Ma sœur, si contente que je sois resté, m’a donné son ancien logement, celui qu’elle avait avant de se marier.

Elle m’accorde beaucoup de temps, elle nettoie ma caravane et fait en sorte que je sois bien. Elle pense à mon confort ainsi qu’à mon bonheur et tente de compenser les années que nous avons perdues. Parfois, cela me gêne, parce que je ne suis plus un enfant et je ne veux pas que l’on me materne, mais au fond de moi, j’apprécie ses menues attentions et ses gestes affectueux.

Ma caravane n’est pas neuve et assez petite, mais elle est à moi, elle a été bien entretenue et sent bon les produits ménagers à la lavande que Picouly asperge de tous les côtés. Je peux pendre mes chemises repassées partout dans le minuscule salon, sans que Paco et Tito râlent, et surtout, je ne suis plus encastré sous le lit superposé. Ma chambre n’est pas très large, mais j’ai un grand matelas pour moi tout seul. La décoration est basique, à la mode des années soixante-dix, la banquette et les rideaux sont orange. Pour ne pas souffrir à cause de la couleur criarde, j’ai collé sur toutes les parois murales les posters qui m’entouraient au haras. Je me sens bien dans cet espace, pas trop loin de mes frères qui jettent toujours un œil attentif sur mes allées et venues. Depuis la rouste que Bastian m’a assénée, je ressens leur bienveillance et bien que mon cousin n’ait jamais plus tenté de m’intimider, leur protection me rassure. En dépit du fait que j’ai vraiment grandi et épaissi ces derniers temps, ils continuent de me voir comme le plus jeune.

Je me suis installé à la place du petit cabanon pourri qui jouxtait ma terrasse pour ne pas avoir à changer mes habitudes ni m’isoler. Ainsi j’ai conservé mon refuge et mon accès à mon poste d’observation. J’ai de suite apprécié cet endroit, je m’y suis toujours senti préservé. Être en hauteur et le fait de dominer le camp me donnent la sensation d’être en haut d’une tour imprenable.

Je me prépare à partir retrouver Agnès et rien que penser à notre rendez-vous secret, je suis assez joyeux. Je chantonne le refrain d’une chanson d’Oasis, face au miroir accroché à la porte de ma chambre. Je m’applique à brosser mes cheveux mouillés, un peu longs sur le dessus, pour les coller légèrement en avant sur le côté droit. Ma cicatrice est toujours plus ou moins rouge quand je prends une douche chaude et je préfère la masquer. J’ai la main lourde en vaporisant sur mon corps le parfum que m’a offert Agnès pour mes dix-sept ans en pensant qu’elle aime bien m’embrasser le torse. Aussitôt, j’ai la chair de poule et un frisson me parcourt, mais Paco me sort de mes songes enivrants. Je l’aperçois, à l’extérieur, en tenue de chasse. Ma porte d’entrée ouverte, je le vois s’avancer l’air contrarié. Tandis qu’il s’arrête à l’encoignure, il rage en tapant sur la cloison :

— On a perdu dix canes cette nuit !

Je jette un coup d’œil derrière lui en anticipant illico une défense pour ma chienne.

— C’est pas Diabla, elle n’est pas sortie depuis hier soir !

Bien entendu, je mens, j’ai d’ailleurs remarqué à l’aube, les plumes encore collées par le sang sur le museau du Berger allemand. En mimant mon mécontentement, pour ne pas encourager l’animal, j’ai vite brûlé dans une vieille conserve rouillée qui sert de cendrier toutes les preuves contre elle. Bien qu'elle soit éduquée, son instinct enragé reprend parfois le dessus. Aimant la chair fraîche et vivante, elle conserve un esprit sauvage proche de celui des loups. C’est plus fort que moi, je n’arrive pas à me fâcher quand je sais qu’elle détruit ce qui appartient à Bastian. Je dois avouer que cela me procure une satisfaction jubilatoire de découvrir mon rival furieux.

— Mon cousin l’a vue ! insiste Paco en pointant son doigt vers ma chienne qui en comprenant que nous parlons d’elle, lève la tête.

— Il ment, juste pour m’obliger à m’en débarrasser !

Je sors caresser le flanc de ma fidèle compagne pour la rassurer. Entre son allure sauvage et ses yeux perçants, les gens confondent parfois Diabla avec un loup. Son regard incisif est très dissuasif pour ceux qui tentent de l’approcher. Je suis très satisfait de la façon dont j’ai réussi à la dresser : elle monte la garde et ne me quitte jamais. À la fois douce et affectueuse, elle sait être redoutable et menaçante en cas de danger. Sans nous parler, nous nous comprenons et surtout, elle m’obéit au doigt et l’œil. J’adore cette chienne, depuis le premier jour où Pierrot me l’a donnée. Nous sommes devenus inséparables et je ne laisserai personne lui faire de mal, surtout pas Bastian.

Le ton monte avec Paco et Diabla s’agite. Bien que tout à fait dressée, elle pourrait s’interposer. Je peux comprendre que mon frère soit contrarié, car ce n’est pas la première fois qu’elle s’attaque à leurs canards. Je ne sais pas par quel mystère, elle tue toujours leurs meilleurs appeaux, comme si elle ne supportait pas leurs cancanements incessants et nasillards. Ces canes chanteuses que l’on attache sur un plan d’eau, appellent et attirent les mâles sauvages de passage dans le ciel. Le reflet de la lune sur le lac leur permet une pause agréable dans l’obscurité. Malheureusement, ils sont accueillis par mes cousins qui les guettent cachés dans leur tonne* pour les chasser.

— Ton chien, c’est un problème !

— Je ne vois pas pourquoi ! La nuit, elle est enfermée et le jour, elle me suit partout !

— Elle a pas arrêté de se battre avec les djoukels et elle a tué tous nos appeaux, maintenant on va devoir attendre les prochaines portées…

Je meurs d’envie de lui déclarer que cela m’est bien égal, que je trouve la chasse cruelle, que piéger des animaux innocents pour flatter leurs hormones masculines n’est pas dans mes gênes. Je souhaiterais tant comprendre pourquoi je me sens proche de leur comportement parfois incontrôlable et souvent si différent de leur attitude violente sans fondement.

— C’est pas elle, je te dis ! Il y a peut-être un renard, vous n’avez qu’à le chasser au lieu de passer votre temps à tuer des volatiles impuissants !

Paco soupire en détaillant Diabla qui est devenue une femelle imposante. Il n’aime pas que l’on se dispute, il voudrait que tout soit parfait et limpide entre nous, et moi, je ne l’épargne pas. Je suis franc avec lui, il devine ce que je pense, tout comme Tito. Je grandis, mais il y a des choses que je n’oublierai jamais. Diabla incline ses oreilles, comme pour plaider sa cause et Paco fond devant son regard enjoliveur.

— Je sais plus quoi dire à Bastian pour la défendre !

— Qu’il aille se faire foutre…

Je suis conscient que les gens du camp ont peur d’elle et qu’ils aimeraient la voir dégager. Notamment Loran et Bastian qui ont saisi, depuis qu’elle a grandi, qu’elle représente une menace pour leur sécurité. Ils ont essayé de s’en débarrasser à plusieurs reprises, mais je l’ai dressée à rester à distance et personne ne peut la toucher. Elle est devenue une véritable chienne de combat, entraînée par les méthodes militaires que Pierrot m’a apprises. Elle n’accepte que ma nourriture, leurs tentatives pour l’attraper ou l’empoisonner ont échoué. Je l’ai formé pour que personne ne s’approche de ma caravane en dehors de mes frères ou Picouly, et surtout elle sait désormais repérer et indiquer par un grognement la présence de mon oncle. Elle perçoit de loin l’odeur de son cigare répugnant et montre ses dents de manière agressive, pour indiquer son arrivée.

La seule que je n’ai pas pu écarter de ma chienne est la petite Lucinda. Souvent elle m’agace à toujours dans mes pattes à poser des questions sur ce que je fais. Mais même si je ne lui témoigne aucune affection, je dois reconnaître qu’elle me divertit et que je l’aime bien. C’est une sacrée jeune femme avec un tempérament déjà bien trempé, qui a réponse à tout. Son caractère affirmé qui mène tout le monde par le bout du nez me fait sourire et sa bouille enjôleuse craquer. J’aurais davantage cherché à sympathiser si elle n’avait pas été la sœur et la fille de mes pires ennemis.

Elle a toujours adoré Diabla depuis le jour de son arrivée et l’animal le lui rend bien. Elles s’amusent beaucoup ensemble, et malgré le dressage, je n’ai pas pu enlever cette complicité. Au fond cela m’arrange, car la gosse fait ce qu’elle veut de son frère et de son père. Elle a perdu sa mère d’un cancer très jeune et tout le monde sur le camp lui passe ses caprices. J’ai d’ailleurs remarqué qu’elle sait jouer de cette place de préférée à la perfection. Mais la seule chose que je retiens de positif à son sujet est qu’elle plaide la cause pour garder Diabla en criant sur tous les toits qu’elle n’a jamais fait de mal à personne jusqu’à maintenant.

— Tu vas faire comment demain quand tu vas retourner à l’école ? me demande Paco.

— Je la laisserai à Loupapé au haras, comme l’an dernier. Tu crois pas que je vais faire confiance à qui que ce soit ici ?

Paco hausse les épaules et s’engage dans le petit escalier en bois.

— J’allais oublier, la nona**, elle t’appelle !

— Encore ? Je l’ai vue hier soir…

Je jette un rapide coup d’œil à ma montre et constate que toute l’avance que j’avais s’est rétrécie. Je pose mon peigne et prends le blouson sur mon lit, puis je fais claquer ma langue. Ma chienne comprend aussitôt que l’on s’en va, direction la vieille caravane de ma grand-mère. Au passage, je méprise Bastian qui me toise pendant qu’il discute avec Tito de leurs canards. Pour le bien de tous, moi, mes frères et la famille, je me tiens tranquille en sa présence. Je reste des plus discrets et j’évite de me faire remarquer. Sur le terrain, le plus souvent je m’isole sur ma terrasse et même si Bastian m’ignore plus ou moins autant que je l’ignore, je m’en méfie comme de la peste.

En dehors de ma fratrie, je ne fréquente et ne m’attache à personne sur le camp sauf à la petite Lucinda et à ma grand-mère, avec qui je passe beaucoup de temps à échanger sur le passé.

Mon esprit est préoccupé par nona qui divague considérablement ces derniers temps. Cela m’effraie, d’autant plus qu’un lien très fort s’est formé entre nous deux. J’apprécie d’aller la voir, elle me relate sa vie en roulotte sur les chemins entre l’Espagne et la France.

J’ai l’impression que c’est la seule personne qui me comprend sur le terrain, mis à part mes frères et sœur. Avec elle, je peux être moi-même et retrouver le petit Manuel que j’étais. J’aime l’écouter me parler du passé, même si je ne connais pas tous les noms qu’elle cite et ne saisis pas tout ce qu’elle raconte.

— C’est moi, nona !

En entendant ma voix, j’ai la sensation que ses yeux presque blancs émettent un sourire, mais peut-être que c’est à cause de la douleur. Comme à mon habitude, je m’assois sur le pas de la porte, Diabla s’allonge aussitôt à mes pieds. Elle a trouvé un bâton et commence à gratter le sable en couinant pour me le montrer.

— On jouera après…

Elle est encore très jeune et quand elle a envie de s’amuser, j’ai du mal à la contenir. Je ne vais pas m’attarder trop ici, pour la faire courir.

— Marco ?

— Non, nona, tu sais bien ! C’est Oscar ton petit-fils, opa est mort…

J’avance mon visage vers ses doigts qu’elle me tend, mais en touchant ma cicatrice, elle grimace.

— Marco… soupire-t-elle. C’est la marque des chefs.

— Recommence pas avec ça, nona !

Je retire ses mains de ma figure, mais elle s’agrippe à mes doigts. Si mon père avait été un grand chef, il aurait asservi son frère et il se serait fait obéir au lieu de se suicider. Moi, je ne suis leader de rien, juste la pire personne du camp, même pas considéré comme un gitan. Personne ne comprend pourquoi je suis encore ici et pourquoi je m’attache à continuer le lycée…

— Je vais y aller maintenant…

— Pas là-bas, Marco ! Escùchame, fais attention aux chevaux !

Tonne* : Cabane de chasse au bord d’un étang.

Nona** : Mamie

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