Chapitre 11 (suite) - 1712 -

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***

Je gare ma moto devant la caravane de Paco qui ne laisse filtrer aucune lumière à travers la fenêtre ouverte, j’en déduis que l’habitation aux tôles vieillissantes et rouillées est déserte. Dommage, j’aurais été fier de lui montrer que mon bolide roule. Quelques cris d’exclamation poussés par les enfants qui s’attroupent autour de moi détournent mon attention. Aussitôt, les petits crânes, fraîchement rasés à cause d’une invasion de poux, m’énervent à toucher le guidon et à me poser mille questions au sujet de la vitesse à laquelle je peux monter.

Un garçon d’une dizaine d’années appuie sur le klaxon et le signal assourdissant me fait sursauter.

— Arrête ça !

Il insiste et enfonce le bouton qui laisse échapper un son strident. Pour l’obliger à cesser le raffut, je lui mets une tape sur la visière de sa casquette. Furieux, il me fusille du regard quelques instants, mais se ravise promptement avant de déguerpir. Il a compris que je ne plaisantais pas.

Devoir partager toute ma vie avec l’ensemble des gens qui vivent sur le terrain m’est difficile à supporter. Je n’arrive pas à m’y habituer, j’ai besoin de passer inaperçu pour que Bastian et mon oncle m’oublient un peu. Ainsi, j’ose espérer que les langues pourront se délier, je pourrais peut-être en apprendre davantage sur mes parents.

A priori, la promiscuité avec les autres ne dérange que moi, Tito trouve normal de ne pas avoir d’intimité, comme lorsqu’il traverse la place pour se rendre aux toilettes. Impossible de changer de baskets, sans être repéré ; même une mère ne peut pas se fâcher après ses enfants sans qu’on l’entende à travers les cloisons fines des habitacles. Pareil quand un couple se dispute, toute la communauté en profite. Je suis un extra-terrestre, ici. Je ne m’occupe pas des affaires des autres et j’aimerais bien qu’il en soit de même pour moi !

Avec grâce, ma cousine Lucinda s’infiltre au milieu de la troupe de garçons. Ses cheveux blonds ondulent au gré de la brise légère. Elle a un joli visage avec des traits doux, en tous points différents de son frère et son allure renfrognée. Ce n’est qu’une petite fille, mais déjà très belle et très maligne. Toujours dans mes pattes, à observer ce que je fais avec sa bouille parsemée de taches de rousseur, elle sait jouer de son air angélique et parvient en général à avoir ce qu’elle veut.

— Ça y est, elle est réparée ? m’interroge-t-elle avec assurance.

Ses grands yeux bleus, pleins d’admiration, attendent une réponse de ma part, cependant je n’ai pas envie de faire la conversation et encore moins à la sœur de Bastian. J’acquiesce vite fait et me détourne pour chercher une cigarette dans ma poche tandis qu’elle insiste d’une mimique adorable avec sa voix aiguë, un poil autoritaire :

— Tu peux m’emmener faire un tour ?

Je manque de m’étouffer en entendant sa demande et m’y reprends à deux fois pour allumer ma clope.

— Non ! Tu veux que ton père m’égorge ou quoi ?

Je n’aime pas que la petite traîne autour moi. Elle a tendance à être envahissante et son regard m’indispose. Ses yeux perçants cherchent toujours les miens, comme si elle désirait deviner mes pensées. Je préfère rester vigilant. La surveillance de mon oncle semble se relâcher, je ne fais pour autant confiance à personne. Dans la communauté, les filles sont extrêmement protégées. Vu mes antécédents avec eux, ce serait me mettre en danger de partir seul avec elle.

Tous ces gamins m’embêtent à toucher ma bécane, alors je m’agite de façon féroce en leur criant de dégager ! Je préfère les chasser et m’installer sur la terrasse alors que j’imagine déjà les hommes prendre l’apéro et les femmes préparer le dîner.

Dans la malle métallique à proximité de moi, j’attrape la carabine que je maîtrise désormais à merveille. Pendant que je la charge, je m’inquiète pour ma moto. Je ne voudrais pas que mes cousins me fassent un mauvais coup dessus maintenant qu’elle fonctionne. J’ose espérer que la raclée qu’ils m’ont donnée les a satisfaits et qu’ils vont me laisser en paix. Je fais tout pour éviter Bastian principalement, je me méfie tellement de lui et de mon oncle que cela me tracasse et tourmente mon sommeil.

Tito et Paco apparaissent dans l’allée et marchent guillerets. La complicité qu’ils affichent et leur allure plutôt affirmée me fait sourire. Je ne suis pas jaloux de Tito, au contraire, je suis content qu’il trouve enfin sa place. Je réalise en le voyant heureux que le haras ne lui convenait pas tandis que moi, je suis encore perdu. Je me sens obligé de rester ici, mais je ne suis bien nulle part alors je tâtonne d’un côté comme de l’autre. Le domaine m’offre l’accès aux études, du confort matériel et surtout l’affection d’Agnès. Pourtant, je n’y trouve plus ma place. La liberté du camp me séduit peu à peu et surtout réveille en moi les liens du sang, même si leur façon de vivre m’effraie au plus haut point.

— Alors mon frère ? me demande Paco, un sourire aux lèvres. La moto, elle roule ?

Il serre contre lui les pans de sa veste de jogging Adidas et cela attire mon regard.

— Ça y est !

Je lui indique avec triomphe mon bolide, exposé juste sous ses yeux. Il s’assoit à côté de moi en prenant beaucoup de précautions. Alors que je m’apprête à me lever pour démarrer la bécane, il m’arrête.

— Tu me feras voir ça après, j’ai un truc pour toi !

Il ouvre son blouson noir et j’y aperçois un chiot tout blanc. Il le sort délicatement et me le tend. J’hésite avant de le saisir, je n’ai pas très bien compris s’il me l’offre. Je finis par attraper la petite boule douce et chaude pour la poser sur mon ventre. Encore immaculé, son pelage fin et soyeux se recouvrira sans doute de tâches marron d’ici quelques semaines, comme ceux de sa race. Les épagneuls bretons sont connus pour être les meilleurs chiens d’arrêt.

— C’est pour la chasse. Maintenant que tu tires bien, il te faut ton djoukel* !

Je souris en me disant que cette attention est plutôt sympathique. Après ce que m’a infligé Bastian, c’est une façon pour mon frère de m’apporter du réconfort. Il s’en veut, il me l’a répété plusieurs fois, mais je sais qu’il n’y est pour rien. Il prend beaucoup de précautions pour éviter de me laisser seul et il a eu une discussion avec Bastian qui a juré que si je me tenais à carreau, il renoncerait à m’importuner. Je ne le crois pas, même si Paco m’assure qu’il n’a qu’une parole.

— Comme ça, t’es plus tout seul… Tu t’ennuieras moins avec lui et comme t’aimes les bêtes.

L’œil brillant de Paco me donne des frissons, sa sincérité me touche. Je sens entre nous ce courant qui passe, ce lien qui grandit, cette sensation d’appartenir à une famille, certes démembrée, mais tout de même une fratrie unie et qui se soutient.

— Merci.

Je ne sais pas quoi lui dire de plus. Je caresse silencieusement le bébé qui, dans son comportement, me rappelle étrangement ceux du haras. Leur box est devenu mon repère avec Agnès, les deux fois où nous nous sommes embrassés, c’était là-bas. Je me suis attaché à ces petites bêtes, j’aime bien passer du temps à jouer avec eux ou à les observer.

— Il a deux mois, il est presque sevré !

— Paco, c’est très gentil de ta part. Est-ce que je peux te demander quelque chose ?

— Vas-y !

Il s’arrête et me dévisage en plissant son front et se grattant le menton. Tito l’imite et s’interroge sur mes intentions. Je le regarde droit dans les yeux.

— Je serais vraiment heureux d’avoir un chien ! Il pourrait me suivre partout et me tiendrait compagnie, mais j’aimerais pouvoir le choisir.

— Pas de soucis, tu peux aller voir la portée au chenil.

Je tends la petite bête qui couine à Paco, mais Tito l’attrape pour le poser par terre afin de jouer avec lui et une longue plume de faisan que le bébé mordille. Paco n’a pas saisi où je souhaite en venir, alors je précise :

— Quand je dis que j’aimerais le choisir, ce n’est pas forcément un chien d’ici auquel je pense. Lucrèce a mis bas…

Tito comprend aussitôt mes intentions, il sourit en continuant de s’amuser avec la boule blanche et demande :

— Tu veux ramener un Berger allemand au terrain ?

Mes deux frères échangent un regard, puis Paco prêt à tout accepter pour se faire pardonner, valide mon souhait.

— Je peux le garder, interroge Tito en indiquant le bébé.

Un animal du haras me rassurerait. Ce serait mon lien, comme si je n’étais pas tout à fait parti, comme si Agnès vivait avec moi. Il suivrait chacun de mes pas. J’en ferais mon chien de garde, un ami fidèle que je pourrais dresser pour me protéger de Bastian et de mon oncle. Je ne veux pas d’une bête du campement, je n’aurai jamais confiance en elle. Et puis, les Bergers allemands sont plus gros, plus forts que les épagneuls.

L’avenir se dessine de manière sereine entre mes deux familles où finalement je commence à trouver petit à petit ma place. D’un côté, les petits travaux au haras me permettent de maintenir un lien précieux avec Pierrot, Vanessa et Loupapé. Je vais également reprendre mes études qui me tiennent à cœur et surtout profiter à chaque visite d’Agnès. D’un autre côté, j’apprends à connaître Paco et Picouly, ainsi que les coutumes de mes ancêtres, et surtout, je ne perds pas de vue mon objectif principal, découvrir la raison du décès de mes parents et faire tomber mon oncle de son piédestal.

Djoukel* : chien

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