Chapitre 9 - 2663 -

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Chapitre 9

Le dîner est un petit peu tendu au départ, car chacun est sur la défensive. Pierrot et Vanessa ne parlent pas beaucoup et m’observent du coin de l’œil alors que j’écoute avec beaucoup de patience les dernières aventures de Tom. Même si la curiosité de savoir comment s’est terminée l’année d’Agnès au collège me ronge, je me garde d’aborder ce sujet épineux. Cependant, très vite la joie de se retrouver prend le dessus, et cela malgré la place vide de Tito à table. Je prends plaisir à me sentir de nouveau chez moi et je remarque que les débats argumentés et animés m’ont manqué. Ici, aucune crainte de passer pour un intellectuel ou être considéré comme un étranger érudit !

À l’issue du repas, alors que je m’avance vers la cuisine pour remercier Vanessa, je la surprends en pleine messe basse avec Pierrot, à mon sujet. L’eau qui coule dans l’évier m’empêche d’entendre leurs chuchotements et je n’ose pas m’approcher davantage quand je comprends qu’elle lui demande de me parler.

Je choisis d’attendre dans le salon, un peu préoccupé par ce que me réservent les adultes, tandis qu’Agnès, inquiète à l’idée de m’imaginer sur le bord de la route alors que la nuit est tombée, insiste pour que son père me raccompagne. Pierrot finit par sortir de la cuisine et nous interrompt en me proposant :

— Oscar, on pourrait profiter du trajet de retour pour avoir une conversation d’homme à homme ?

Je ne sais vraiment pas ce qu’il projette et tout le courage que j’ai tenté de me donner le long du repas disparaît lorsque je m’installe à l’avant du monospace. J’avoue tout de même être soulagé de ne pas avoir à marcher les quinze kilomètres. Pousser ma moto toute la matinée, puis travailler dessus m’a tout à fait épuisé et même si les chemins de campagne sont plutôt plats, ils sont très mal éclairés. Je dois également admettre que, malgré le quartier de lune qui brille dans le ciel étoilé, je n’aurais pas été des plus rassurés.

Pierrot reste un moment silencieux, jetant vers moi des coups d’œil interrogateurs. Il attend que je m’exprime le premier, mais la nervosité m’en rend incapable. Je me ronge les ongles en fixant l’extérieur, ruminant une phrase qui pourrait amorcer le sujet de mon retour, quand enfin Pierrot ouvre le débat, en allant droit au but :

— J’aimerais te proposer de revenir au haras. Tu sais avec Vanessa, on a longuement parlé. On est tous les deux d’accord et on est même prêts à tirer un trait sur l’esclandre du collège.

En entendant la suggestion de Pierrot, je suis soulagé. Elle répond à mes inquiétudes de ces derniers jours, à ce que je n’osais pas demander. Cependant, il va désormais falloir aborder ce sujet avec mes frères et sœur. Leur déception va être immense… Je m’enfonce dans mon siège et regarde à nouveau par la fenêtre les ombres des arbres qui défilent. J’attendais vraiment cette discussion et pourtant je suis incapable de réagir. Pierrot m’a toujours intimidé et me livrer n’a jamais été mon fort. Je ne sais pas quoi dire.

À côté de moi, mon chauffeur tapote sur le volant à cause du silence, il souhaite à coup sûr saisir l’opportunité du trajet pour échanger.

— Si cela t’inquiète, sache que du côté d’Hubert tout est oublié ! Il ne portera pas plainte…

Pierrot est complètement à côté de la plaque, je m’aperçois que l’on ne se comprend pas. Je hausse les épaules en pensant que ce n’est pas moi que cela angoissait, mais plutôt Vanessa et lui. J’ai quinze ans, on ne m’aurait pas mis en prison pour un nez cassé. Ce qui en revanche m’interpelle, c’est la façon dont Pierrot a pu arranger cette histoire. Je préfère ne pas poser de questions et attendre avec patience que le trajet se termine. Nous pouvons parler de ça plus tard, je décide de prendre le temps d’y réfléchir vraiment.

— Je peux encore faire demi-tour si tu veux…

Coincé à la frontière entre ces deux mondes, je ne suis pas certain d’avoir fait le meilleur choix en quittant les Botchecampo. Le retour précipité sur le terrain ravive la blessure que j’avais réussi à enfouir, je marche désormais chaque jour dans les pas de mes parents. Tout me rappelle leur existence et les souvenirs du passé ressurgissent un peu plus à chaque instant. J’imaginais en apprendre davantage sur mes origines et au final, je n’ai strictement rien découvert. J’ai besoin de réponses concernant mes parents. Je pense avant tout à ma mère, elle qui se levait la nuit lorsque je faisais des cauchemars et dont j’ai tendance à oublier le visage et la voix. En retrouvant l’affection de Picouly, je vis des instants de bonheur, mais je ressens au plus haut point l’absence d’oman, elle me manque. Cette blessure refait surface, elle est encore bien douloureuse.

En essayant de l’imaginer, j’étouffe une sorte de sanglot qui surgit sans prévenir. Je songe à elle depuis que je suis retourné au terrain, surtout quand j’entends les enfants appeler leur mère Oman. Oman, o-man… Ce mot qui sonne si doux à mes oreilles ouvre une plaie qui saigne en moi. J’ai besoin de connaître ce qu’il s’est passé cette nuit au camp, alors je me racle la gorge et me tourne vers Pierrot pour l’interroger :

— Tu sais comment ils sont morts ?

Il plisse le front et se frotte le visage, je sens que je le mets très mal à l’aise avec ma question, mais il a à coup sûr eu des informations sur le sujet lorsque nous lui avons été confiés. Il ralentit et soupire en jetant un coup d’œil rapide vers moi.

— Écoute Oscar, je ne suis pas certain que ce soit une bonne idée… Ce n’est pas à moi de te raconter ça… Tu me prends vraiment de court…

Il hésite et se gratte la tête pendant que je le fixe, prêt à entendre enfin ce qu’il refuse de me dire. Je n’en peux plus, l’ignorance est pire que tout, car mon imagination m’emporte et s’amuse à faire jouer des scènes épouvantables dans mon esprit. Je me suis inventé ma propre histoire et je sens au fond de moi que mon oncle y est mêlé. Il n’a pas pu tuer mes parents sinon il aurait fait de la prison, mais je devine qu’il est responsable. La voix chargée d’émotion, je supplie Pierrot :

— Dis-moi ce qu’il s’est passé, s’il te plaît !

— J’étais certain qu’un jour ou l’autre cette question arriverait. Elle est très difficile à aborder et je ne suis pas sûr que ce soit le moment.

Il marque un temps d’arrêt pour réfléchir, je l’observe du coin de l’œil. Il pince ses lèvres et je devine qu’il pèse le pour et le contre, qu’il cherche la bonne formule pour m’annoncer la suite, quand il reprend enfin sur un ton dédaigneux :

— On est sur la route et je vais te livrer à ces gens dans quelques minutes. Si je lâche ça maintenant, je vais m’en vouloir et ne pas dormir de la nuit… À côté de ça, avec Vanessa, nous nous sommes toujours promis d’être transparents avec toi et Tito.

Il se gare sur le bas-côté d’un petit chemin de forêt. Nous ne sommes plus très loin du camp, je reconnais le croisement du calvaire devant moi après lequel il faut prendre à gauche pour s’enfoncer sur la route en terre. Pierrot a laissé les phares allumés, il frotte la barbe naissante de son menton avec son pouce.

— Rentre donc à la maison dès ce soir, de toute façon tu dois réparer ta moto… me propose-t-il sur un ton affectueux. Ça nous permettrait de parler de cette histoire à tête reposée.

J’ai peur que si j’accepte, il ne retarde encore ces révélations qu’il est sur le point de me faire, alors je fais signe que non. Pierrot me détaille avec inquiétude, il hésite. J’ai le cœur qui bat fort dans ma poitrine parce que je devine qu’il va flancher et enfin dévoiler ce que je redoute de découvrir depuis des années, mais que j’ai par-dessus tout envie de savoir.

— Pierrot, dis-moi s’te plaît !

Résigné, il approuve d’un coup de tête et se racle la gorge. Il sait qu’il ne peut plus faire marche arrière. Ses yeux noirs, surlignés par ses larges sourcils, deviennent graves, puis il pose sa main affectueusement sur ma nuque pour m’obliger à le regarder, me retenir, me faire sentir qu’il est là. Ses doigts se crispent sur ma peau quand il m’avoue enfin, après avoir dégluti :

— Je ne sais pas grand-chose… dit-il en cherchant ses mots quelques secondes.

Puis il continue à lâcher des bribes de phrases hachurées, sans doute inquiet que cette révélation me brise.

— Tout bonnement… ton père a tué ta mère… d’un coup de fusil… avant de se donner la mort.

Tout explose en moi. Mon cœur. Ma tête. Mon enfance. Mon âme. Oman. On m’a volé ma mère, privé d’elle à jamais. Tout est différent, ce n’était pas un simple accident, quelqu’un me l’a délibérément arrachée. Mon propre père l’a assassinée. J’avais tant besoin d’elle ! Qui a le droit de prendre la vie d’une mère à ses enfants ? Personne, pas même lui ! Comment peut-on en arriver là ? La douleur est si forte dans mes entrailles que j’ai soudain envie de vomir. En tremblant, j’ouvre la portière de manière brutale et m’extirpe de la voiture pour fuir ce que je viens de découvrir. Il s’agit du pire scénario, bien plus terrible que tout ce que je m’étais imaginé. Je sens que je vais devenir fou. La détresse me submerge, m’emprisonne, me torture.

J’ai besoin d’air, j’étouffe, opa n’a pas pu commettre une telle ignominie. Sournoisement, la scène se joue dans mon esprit. Oman, non ce n’est pas possible, ce n’est pas juste, Oman ! Je vois mon père, fusil à la main, comme mes frères et moi sur le camp, pointant son arme menaçante sur le doux visage de ma mère. Je perçois la détonation et j’assiste impuissant au spectacle. Oman s’effondre tandis que ses traits magnifiques se teintent du rouge de son sang, la vie quitte ses yeux et son sourire abandonne mon existence. À peine quelques secondes plus tard vient le deuxième coup de feu et opa tombe à son tour.

Je suis sous le choc, ma tête va éclater, je ne peux pas supporter autant de souffrance. J’ai l’impression de me noyer, de ne plus pouvoir refaire surface. C’est impossible. Mon père ne peut pas être responsable de ce cataclysme familial. Je cours dans la nuit sans maîtriser mes pas, je suis perdu dans l’obscurité, je vogue vers l’enfer. Désormais loin des faisceaux de lumière du véhicule, je ne sais plus où je suis. Je m’entrave dans une racine et percute un pin. Les arbres, pareils à des silhouettes, me bousculent, me malmènent et pointent vers moi leurs doigts moqueurs. Le vent a emprunté la grosse voix de mon oncle pour hurler à tout-va que je suis un pauvre mioche à qui il va tout prendre.

Tout est la faute de Loran. Je me souviens de cette dispute terrible avant le drame. Il criait sur mon père, puis ils se sont battus. Malgré le visage d’opa recouvert de sang, j’avais la sensation que Loran n’avait pas le dessus. Des gens les ont séparés, mais cela n’avait pas calmé leur fureur. Mon oncle avait maudit ma famille et avait juré qu’il nous détruirait. Il a réussi. Il est le véritable responsable, je lui en veux à lui. Je le déteste, je le hais de tout mon être. S’il se présentait devant moi à l’instant, je serais capable du pire, il doit payer sa faute, souffrir et mourir.

Sans réfléchir, je laisse éclater ma rage. Plongé dans la détresse je hurle, tel un animal blessé. Penser à mon oncle me fait perdre le contrôle. Je mets un coup de boule dans un arbre et manque de m’assommer. Plus rien ne compte, la douleur que j’éprouve au front n’est rien par rapport à celle que je ressens depuis que je connais la vérité. C’est insoutenable ! Mon instinct sauvage remonte à la surface, le goût du sang dans ma bouche réveille mon besoin de cogner. Je recule pour prendre de l’élan et frapper du poing, possédé par la rage.

— Oscar, ne fais pas ça !

Pierrot arrête mon bras avant qu’il ne s’écrase sur le tronc à l’écorce striée. Il m’attrape et me serre contre son torse musclé. Je ne cède pas, je tente de le repousser, de me débattre, mais Pierrot lutte. De toutes ses forces, ses mains maintiennent mon visage sur ses pectoraux, m’obligeant à me laisser aller. Mon corps et mon âme ne sont que chagrin et douleur à cet instant, comme si mon être n’était pas entier, j’ai été amputé du membre le plus important de ma courte vie. Je suis amoché, entaillé jusqu’au plus profond de mon être. L’adrénaline retombe peu à peu pour laisser place au désespoir. Une forte amertume m’envahit, je suis complètement abattu, tout mon être est rongé par la souffrance.

— Oscar, tu es comme mon fils. Rentre au haras. Tu vaux mieux qu’eux.

J’entends ses mots résonner dans ma tête, taper dans mon crâne et détruire mon cerveau. Je percute le sens de ses paroles :

Mon père a tué ma mère !

Je suis le fils d’un assassin, d’un meurtrier.

Ma gorge est nouée, je suffoque et ne parviens plus à respirer. Je tente de me délivrer de l’emprise de Pierrot qui me serre trop fort, qui m’étouffe. À bout de force, je ne réussis pas. Les larmes défilent maintenant sur mes joues. Mon corps est secoué par de violents soubresauts ingérables. Détruit, incapable de me contenir, d’encaisser le choc, je ne contrôle plus rien.

Opa n’a pas pu en arriver à une extrémité pareille sans y être poussé, obligé, condamné. Je ne peux pas le concevoir. Le souvenir de l’homme que j’ai est totalement différent. Mes parents s’aimaient plus que tout, j’en suis pour ma part convaincu. Quelque chose dans cette histoire ne colle pas.

— Oscar, reprends-toi. Regarde-moi ! m’ordonne Pierrot sur un ton rassurant.

Il me parle, mais je l’entends à peine. Je reste paralysé, obsédé par le fait que mon père ne peut pas avoir commis un tel geste. Il y a à coup sûr une incohérence quelque part. Je veux tout connaître dans les moindres détails. Il n’y a pas de raison que mes parents soient morts et que les coupables aient la vie sauve. Le cœur brisé et l’esprit torturé, je souffre. Je dois me venger. Je le jure. Tous ceux qui sont mêlés de près ou de loin à leurs décès paieront le prix fort. J’y consacrerai toute mon existence s’il le faut, mais j’en fais le serment, je retrouverai et châtierai les fautifs.

— Je te ramène au haras !

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