Chapitre 6 - 1813 -

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Chapitre 6

Le jour n’est pas encore levé, mais je suis certain de ne pas avoir suffisamment dormi alors je refuse d’ouvrir les yeux pour le vérifier. Je préfère enfouir ma tête sous l’oreiller afin de ne plus entendre Tito qui respire trop fort. Il m’a déjà réveillé quand il s’est couché un peu plus tôt, complètement saoul, tandis que j’avais mis du temps à trouver le sommeil à cause des bruits de la fête. Je veux dormir dans le calme sous le chant lointain des oiseaux qui s’éveillent et sous le murmure des feuilles bercées par le vent léger du petit matin. La fenêtre ouverte, la musique a enfin cessé et je profite d’un filet d’air frais qui chatouille mon torse nu.

— J’te l’avais dit et tu m’as pas écouté ! Maintenant, on va tous prendre pour ça !

La grosse voix pâteuse de mon oncle me tire de mon sommeil pour de bon. J’écrase le coussin un peu plus fort contre mes tympans, mais rien n’y fait, je ne peux pas lutter contre la dispute qui se déroule à l’extérieur. Les excès de la nuit semblent être encore présents sur le camp. Je soupire de désolation et balance l’oreiller par terre puis, je m’étire en poussant mes pieds dans la cloison de la caravane qui s’incline sous ma force. Je lâche un râle d’exaspération qui ne perturbe pas le moins du monde mon frère qui ronfle de plus belle.

— C’est comme pour les petits, tu les as ramenés là sans que j’te le dise. J’te l’avais pourtant bien dit !

Lorsque je comprends qu’il parle de Tito et moi, je me lève d’un bond. Je me cogne au lit juste au-dessus, pile sur ma tâche de naissance. Cet endroit a toujours été plus sensible. Je grimace sous l’effet de la douleur et me frotte le front avec ma main blessé. Les chairs commencent à peine à repousser et la peau tire un peu, mais je n’ai pas mal. Je cherche un pantalon à enfiler parmi le tas de fringues empilées dans la minuscule chambre et mets le premier bas de jogging que je trouve. Pour le moment, je n’ai que les vêtements que Paco accepte de me prêter, encore une chose de plus qui m’exaspère, je n’ai même pas mes propres habits, j’ai hâte d’ailler les récupérer au haras ! D’ailleurs, je réfléchis à y retourner pour de bon. En dehors du fait que je suis bien bien sûr heureux d’avoir revu Paco et Picouly, je dois reconnaître qu’ils ne remplacent pas mes parents adoptifs, Agnès et mon ancienne vie. Je me languis du domaine.

— Tu m’avais dit d’attendre, mais ça fait déjà sept ans ! Sept ans qu’ils sont partis, sept ans que j’attends ! se défend Paco.

— C’est moi qui décide qui revient dans le terrain, je suis le chef !

Mon sang ne fait qu’un tour quand je réalise que la fureur de Loran tombe sur Paco. Sous l’effet d’un choc brutal, la caravane se met à trembler. Une bouteille se brise en mille morceaux sur le plancher. J’ouvre la porte de la chambre et jette un coup d’œil par la fenêtre du salon sans me montrer. Mon oncle vient d’éclater sa boisson préférée dans la querelle et menace mon frère avec le tesson. Ils sont tous les deux de profil : Loran, son gros ventre en avant serré dans un T-shirt poisseux trop court pour cacher son nombril, le regard vitreux et un cigare coincé à la commissure de ses lèvres ; Paco, pieds nus, débraillé suite à sa nuit mouvementée, dans son treillis de chasse, et les yeux dans le vague. Ils sont tellement pris dans leur affrontement d’ivrognes qu’ils ne me prêtent aucune attention.

D’un coup, la peur que Loran puisse blesser mon aîné me tourmente. Je comprends que Paco a bravé l’autorité du chef pour venir nous chercher et qu’il va payer pour ça. J’ai envie de le défendre comme j’aurais pu faire avec Agnès, mais en beaucoup plus puissant. Ce lien qui m’unit à Paco se réveille sans prévenir, face à la déferlante de rage de mon oncle.

Il semble terrifié alors que les yeux de Loran sortent de leurs orbites. Le vieux gitan, aux traits qui se déforment sous la colère, bouscule mon frère en lui tapant dans l’épaule. Je cherche autour de moi quelque chose pour intervenir et le soutenir. Mon cœur bat à cent à l’heure, je savais que je ne pouvais pas avoir confiance en cet individu. Je ne trouve pas mon couteau sur moi, il est dans un autre pantalon, au milieu du fouillis de la chambre. Je trépigne d’impatience et tourne avec désespoir en rond dans la caravane sans rien dénicher. Je veux aider Paco, je dois le préserver de l’homme qui pense tout contrôler. Les liens du sang sont plus puissants. J’ai beau refuser que mes frères et sœur reviennent dans mon existence, je sens leurs forces et leurs présences en moi. Paco est mon frère.

Dans l’habitacle, je bous de rage de ne savoir que faire, pris entre la peur et mes sentiments fraternels.

— Il parle pas. Faut toujours se méfier des gens qui parlent pas. Il a manqué tuer le Bastian avec son couteau.

— Il recommencera plus ! me défend mon aîné.

Sans réfléchir, j’ouvre la porte d’un grand coup de pied. En me voyant débarquer, mon oncle oriente son tesson vers moi.

— Tiens, te v’là, toi !

Des perles de sueurs coulent sur son front et ses yeux injectés de sang sont prêts à m’attaquer. Juste derrière lui, Bastian fume une cigarette en profitant du spectacle. J’aurais dû me douter qu’il était dans les parages.

— Scar, rentre, me marmonne Paco en titubant.

J’apprécie qu’il m’appelle enfin par mon prénom et qu’il ne cherche plus à m’affubler du surnom que j’avais enfant.

Il se tient l’épaule, là où Loran a frappé et s’appuie sur une chaise pour ne pas perdre l’équilibre. Je suis inquiet pour lui, je ne veux pas que l’affreux gitan ivre le fracasse.

— Il te parle pas comme ça ! dis-je en m’adressant à mon frère sans quitter mon oncle des yeux.

Je foudroie ce dernier qui est déstabilisé par mon insolence. Mon regard le transperce alors qu’il tangue à cause de son état, nous nous testons l’un l’autre, à la recherche de nos limites respectives. À moins qu’il ne soit impressionné par le fait que je ressemble à mon père. J’en suis son portrait craché, jusqu’à l’auréole sur mon visage. Je suis le seul de la fratrie à posséder ses yeux bleus, parfois transparents tellement ils sont profonds. Il hésite avant de me répondre ce qui me surprend, puis remet son chapeau en place. Son tesson toujours tendu dans ma direction, il finit par me demander sur un ton autoritaire :

— Occupe-toi pas de ça, mon petit, ou j’vais te donner c’que tu mérites !

En tremblant, j’examine les deux hommes, qui tous les deux exigent la même chose. Je suis perdu. Paco pourrait prendre le dessus et il ne fait rien. L’oncle est une épave qui s’apprête à tomber au moindre coup de vent. Pourquoi est-il si soumis, si tolérant ?

Autour de nous, tout le clan se regroupe pour nous observer. Tito a fini par se lever lui aussi et il reste statufié dans l’encadrement de la porte.

— Oscar, fais pas le fou ! m’ordonne une dernière fois Paco qui doit penser que j’ai mon couteau sur moi.

— C’est bon, allez tous vous coucher ! Poussez-vous, y a rien à voir ! lâche Loran entre deux hoquets.

Je lis la confusion dans ses yeux. Je vais tout lui dire. Maintenant. Une bonne fois pour toutes. C’est Paco qui doit être chef. Pas lui.

— Je te préviens Loran…

Je reçois un grand coup sur la figure qui étouffe la fin de ma phrase. Picouly qui est arrivée par-derrière, dans sa chemise de nuit, me donne une bonne claque comme elle m’en mettait quand nous étions enfants. Tandis que je réalise que la dispute a dû, elle aussi, la tirer du lit, je perds toute mon assurance face à sa fureur.

— Parle pas comme ça et toi, le Paco, va te coucher ! On en peut plus des machins* que font les hommes.

Picouly est toute rouge et complètement échevelée pendant qu’elle crie et agite ses bras vers le ciel. Une petite bonne femme avec une voix puissante et une autorité que, pour une fois, je n’ai pas envie de braver. Mon oncle semble au bout de sa vie, prêt à vomir tellement il est saoul. Qu’il crève, je pense, en regagnant la caravane, vexé par la gifle. Je frôle Tito qui m’emboîte le pas. Nous nous asseyons tous les deux côte à côte sur la banquette du salon.

— T’as loupé une super soirée, se moque-t-il pour tenter de détendre l’atmosphère.

Il aimerait que tout se passe bien sur le camp, comme si nous n’en étions jamais partis. Malheureusement, ce n’est pas le cas.

Mon frère et ma sœur interrompent sa bonne humeur en rentrant en trombe. Yankee arrive aussi et referme la porte derrière lui. Ils semblent tous les trois ébranlés et vraiment en colère. Je n’ai qu’une envie : m’échapper loin d’ici, mais ils restent debout et bloquent la sortie. Je suis pris au piège.

J’expire de manière exagérée en me grattant la nuque, appuie mon front contre la table pour tenter d’évacuer la nervosité qui fait battre mon cœur encore bien vite. Je soupire et souffle alors que j’ai toujours ces questions dans ma tête. Ces foutues interrogations qui me turlupinent depuis des années. Nous sommes tous les quatre. C’est le moment. Il faut que ça sorte. Maintenant.

— Ils sont morts comment ?

Les trois adultes échangent un regard surpris. Personne n’ose bouger ni répondre. Un malaise s’installe dans la petite caravane, je viens d’ouvrir une brèche.

Paco finit par hausser les épaules, puis recoiffe sa mèche trop longue et file s’étendre sur son lit. En moins de deux minutes, il ronfle à en faire trembler tous les murs.

— Je vais me coucher, annonce Yankee qui ne se sent pas concerné par la question.

— Picouly, dis-moi !

— Laisse les morts là où ils sont ! Va te recoucher maintenant !

* Machins = querelles.

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