Chapitre 6 (suite) - 2102 -

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***

Les jours passent sur le campement et personne ne veut évoquer cette période révolue. Le silence aiguise d’autant plus ma curiosité, je m’interroge sur ce qu’il est arrivé et imagine plusieurs scénarios que je prends soin de taire, à cause de Loran et de Bastian qui rodent toujours autour de moi. Ils surveillent mes faits et gestes et j’ai bien compris qu’il y a des choses que je ne dois pas dire, des secrets que je ne dois pas déterrer. Je ne peux rien partager sur le sujet avec Tito, bien trop heureux d’être parmi les nôtres. Il semble tout à fait indifférent à ces événements et serait capable de tout accepter pour rester ici. Paco et Picouly craignent l’autorité oppressante de celui qui les a élevés, ce même homme qui me répugne et m’indispose par sa présence et son regard. Ils ne sont pas encore prêts à l’affronter, mais je garde espoir, je souhaite que ce jour approche.

N’ayant rien d’autre à faire que ruminer cette histoire, je traîne dans mon lit trop petit et ma chambre étouffante. Je dors si mal, ma conscience me tourmente et attaque sans prévenir mon esprit en plein milieu de la nuit. J’aimerais bien savoir s’ils parlent de moi au haras ou si je leur manque, en particulier à Agnès. Je me sens coupable d’être parti fâché avec Pierrot. J’espère qu’il ne garde pas une mauvaise opinion de moi et je me demande bien comment je pourrai revenir à présent. J’appréhende tant ce retour que je le repousse, cherchant en vain une raison de réapparaître, de me présenter là-bas. Tandis que je me retrouve bloqué dans cette situation délibérément choisie, je réfléchis patiemment de loin en étudiant le camp.

Quand je ne dors pas, je fume les cigarettes que veut bien me donner Paco ou que je pique à Tito, en contemplant la vie sur le terrain depuis la terrasse. Je connais les habitudes de chacun. Celles de mon gros lard d’oncle qui envoie ses neveux bosser tous les matins. Certains hommes font de l’élagage, et d’autres, quelques travaux agricoles auprès de producteurs de la région. Loran vocifère sur ceux qui ne se lèvent pas, alors que lui passe son temps assis devant le chalet, sur son banc, à tirer sur son cigare et à boire de la bière.

J’admire les rites des femmes qui contribuent avec rigueur au rangement des caravanes, aux courses et à l’alimentation. Telles des petites fourmis, elles agissent pour le bien-être de tous et n’en reçoivent aucune reconnaissance. J’observe les jeux des plus jeunes, leurs cris, parfois de joie et parfois de colère, leur insouciance. J’écoute les hurlements des chiens dans le chenil lorsque Paco leur porte le repas journalier ou quand ils ont compris qu’ils vont partir chasser.

J’ai abandonné la cadence soutenue que j’avais au haras. Je profite de la liberté de dormir quand bon me semble ou quand j’en ressens vraiment le besoin. Je vis au rythme du soleil. Je me lève à l’aube en même temps que ses rayons qui percent le rideau fin de la caravane et je me couche alors qu’il disparaît de l’horizon après avoir rougi le ciel. Chaque fois que je suis pris par des insomnies insurmontables, je brave le clair de lune, comme cette nuit. Je me promène au milieu de la trentaine d’habitacles qui occupent le terrain. Regroupés par famille, ils sont toujours disposés de manière identique, la plus grande habitation pour les parents et une plus petite à côté pour les enfants.

La parcelle de terre non clôturée est recouverte d’herbe, assez haute et jamais tondue. Personne ne se colle au jardinage, contrairement au haras où c’est une véritable passion commune pour Vanessa et Loupapé, le grand-père. Sur le campement, les allées se sont creusées à cause du passage. Tout est à l’état sauvage, les voyageurs côtoient la nature et ne cherchent pas à l’apprivoiser.

J’ose quitter mon sanctuaire et m’aventurer sur la place redoutable de mon oncle. J’apprécie ces veillées nocturnes. Elles me permettent d’en savoir un peu plus sur les agissements de ma famille. J’ai vite compris qu’ils améliorent leur train de vie grâce à de menus larcins et des chapardages que font les adolescents. Contrairement à Pierrot qui condamne le vol, sur le terrain, cela ne dérange personne.

Le reflet de la lune brille sur les parois des caravanes et m’aide à me repérer sans quitter le chemin principal qui conduit au chalet. Le silence de la nuit m’apaise, aucun cri d’homme ou d’enfant, pas une femme qui rit trop fort, pas une parole plus haute que l’autre ne se fait entendre. Seule une chouette hulule derrière moi, à la lisière de la forêt. Une fois devant la maisonnette, je coupe à droite quand une voix éraillée avec un accent prononcé m’interpelle :

— Petit ! Oh, petit !

Je sursaute sur le champ, je ne l’ai jamais entendue. À la fois inquiet et intrigué, je me cache derrière une voiture. Je suis trop curieux pour fuir.

D’ailleurs, je me demande si c’est bien à moi que s’est adressée la voix tout droit sortie de la modeste caravane. Je suis vraiment grand de taille et je trouve cela très comique de m’appeler ainsi, mais je comprends vite en me retournant que la personne ne peut pas le savoir.

— Viens voir là ! Approche !

La vieille dame assise sur sa banquette a l’ouïe fine et un accent espagnol. Je ne l’avais jamais aperçue jusqu’à maintenant et suppose qu’elle est trop âgée et handicapée pour se déplacer.

Elle a dû m’entendre passer à proximité de son habitation grande ouverte. Je m’avance un peu plus vers la grand-mère qui tend son bras dans ma direction.

— Viens par là, je ne peux pas te voir !

Je me positionne dans l’entrebâillement. Bien plus petite que toutes les autres caravanes, la pleine lune me laisse deviner l’intérieur. Le regard bleu et fixe de la mamie m’impressionne jusqu’à ce que je saisisse qu’elle est de toute évidence aveugle. Installée sur la banquette qui lui sert de lit, elle avance son visage vers la porte pour respirer l’air frais et tendre l’oreille sur ce qu’il se passe à l’extérieur. Je prends sa main et elle me fait asseoir à ses pieds nus et déformés.

— Tu ne dors pas ? me demande-t-elle sans me lâcher.

— Non et vous ?

— Non ! Il fait trop chaud, articule-t-elle avec difficulté au travers de ses gencives édentées. Me dis pas vous, petit !

Une odeur d’encens se propage autour d’elle. L’intérieur est drapé de grands rideaux colorés, peut-être pour protéger la vieille dame du soleil en journée. Cela donne une ambiance mystique dans l’habitacle. Les mains rugueuses de l’ancêtre parcourent mon visage et s’attardent sur ma tâche de naissance. Du bout des doigts, elle la dessine de gauche à droite puis de droite à gauche, tout en douceur, comme si elle la connaissait par cœur, en marmonnant une phrase incompréhensible.

Elle me chatouille et le son de sa voix chantante m’apaise, comme si elle répandait un fluide qui arrivait à dompter mon agitation intérieure. Je lâche prise et pose ma joue sur son genou rachitique. Cette femme est sans doute une sorte de sorcière au pouvoir d’endormir les gens. Tandis que je me détends, je fixe l’ample collier en étain doré qui se balance au-dessus de ma tête. Je suis le mouvement régulier et captivant de la pointe conique que la vieille fait tourner autour de moi avec sa main libre.

Dans un lent soupir, elle me sort de l’état lancinant, dans lequel je me suis laissé aller quelques minutes, et demande :

— Tu sais j’suis qui ?

Je fais non de la tête, pas trop vite, pour qu’elle continue de caresser mon visage le plus longtemps possible avec délicatesse.

— Je suis la mère de ton père et tu es Manuel !

— Oscar ! Je suis Oscar !

Je rectifie en enlaçant les doigts affectueux de ma grand-mère pour les obliger à laisser ma cicatrice tranquille. Elle doit connaître tant de choses sur ma famille que je ne peux me retenir de l’interroger en me redressant :

— Il est mort comment mon père ?

Ma question l’attriste, je le sens aussitôt à sa main qui se met à trembler. Elle se dégage et hausse ses frêles épaules en pinçant ses lèvres sèches. Elle finit par se laisser tomber en arrière pour s’allonger. Je l’aide à couvrir ses jambes fripées avec le drap quand elle m’avoue :

— Les frères, ils lui ont enfoncé le couteau dans le dos… mais il est mort en chef ! Ne t’en fais pas pour ça !

Lorsqu’elle se tourne, je comprends que je n’en saurai pas plus cette nuit, mais je me promets de revenir.

J’ai énormément de mal à trouver le sommeil après cet épisode étonnant. Je repense à ce que la vieille m’a dit sur mon père, à la référence sur ses frères. Pourtant, je ne connais que Loran. Je ne me souviens pas non plus de cette grand-mère, et Paco ne m’en a jamais parlé. Je suis impatient de le questionner, aussi dès qu’il se lève, je me précipite sur lui.

— Notre père était chef de quoi ? Il avait combien de frères ?

— T’as retrouvé ta langue ? se moque-t-il en enfilant un bas de jogging, puis ses baskets sur le pas de la porte. Le papa, il a qu’un seul frère ! Enfin, j’en connais pas d’autres !

Je ne le quitte pas. Je le suis, le colle et le talonne. L’ancêtre m’a intrigué, elle a éveillé en moi la volonté d’outrepasser mon oncle, d’oser contester son pouvoir. Je tâte le terrain pour tenter de savoir ce que pense Paco sur le sujet.

— Si opa était chef, c’est toi qui devrais l’être aujourd’hui !

— Ça ne marche pas comme ça ! me reproche-t-il. Pousse-toi !

— La petite Lucinda m’a dit que son père était chef et que Bastian lui succédera…

Paco s’étire, fait une grimace, puis il remonte son jogging par-dessus son caleçon. Il s’allume une cigarette avant de se diriger vers le chalet pour prendre un café.

— Paco ! insisté-je entre mes dents.

— Oui ?

— J’ai raison, pas vrai ?

Il ne me répond pas et s’avance vers nos cousins pour leur parler. Il m’énerve quand il agit ainsi et je préfère l’abandonner. L’odeur de mes pâtisseries favorites que Picouly prend soin de cuisiner avant tout pour moi attire mon attention. Je saisis un morceau de brioche posée sur la nappe cirée et l’enfourne presque en entier dans ma bouche, puis je retourne vers notre caravane.

À peine quelques minutes plus tard, Paco revient un peu tourmenté.

— Écoute Oscar, l’oncle Loran est devenu chef, c’est tout. Ça se discute pas.

— Un jour, tu prendras sa place et si c’est pas toi, ce sera moi.

— Tu dis n’importe quoi ! Tiens, j’ai un cadeau pour toi !

Il entre dans sa caravane et en ressort aussitôt les mains chargées.

— C’est ma carabine à plombs. Tu tires bien au couteau, tu devrais vite apprendre à viser avec ça. Quand tu te débrouilleras, je te donnerai un des fusils de mon père ! Mais te mets pas des idées en tête ! Mon oncle le Loran est le chef !

Le cadeau de Paco me plaît, je vais pouvoir m’amuser à tirer et passer le temps. Je le remercie en saisissant l’arme que j’admire quelques secondes alors que mon frère insiste pour que je l’essaie sur-le-champ.

Paco et Picouly ont envie de croire que tout est encore possible, que nous pouvons être réunis et mener notre vie comme si rien n’était jamais arrivé, comme si nous n’avions jamais été séparés. Ils tentent de me faire aimer le camp. Mais au fond de moi, j’ai le pressentiment d’avoir un autre destin. Je vaux bien mieux qu’eux, et surtout, je refuse d’être sous les ordres de Loran et de son imbécile de fils. Jamais je ne plierai !

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