Chapitre 7 - 1888 -

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Chapitre 7

Un mois plus tard.

Les épreuves du brevet ont dû commencer et Agnès maîtrise sans aucun doute tous les sujets par cœur pendant je suis bloqué dans ce camp. Elle va l’avoir à coup sûr et tout le monde la félicitera tandis qu’ici personne ne se soucie des études. Je ne cesse de penser à elle et chaque fois, tout mon être s’emballe. J’ai de plus en plus envie de la revoir. Je ne sais pas ce qu’elle a ressenti lors de mon départ et je cherche un moyen de me faire pardonner de l’avoir abandonnée ainsi. Ou pire, elle m’a peut-être tout simplement oublié et je suis malade rien que d’y songer. Je l’imagine faire comme si je n’avais jamais existé. Elle doit vaquer à ses affaires, dans sa petite vie confortable, bien paisible entre le lycée et le haras.

Je ne peux pas bouger d’ici, car je n’ai pas de moyen de locomotion et les deux fois où j’ai demandé à Paco de m’y emmener, il a reporté à plus tard. Les jours se sont écoulés et désormais, j’ai du mal à m’imaginer me présenter là-bas, j’ai la sensation que ce serait me rabaisser, comme si je ravalais ma fierté et ça me rend fou. Je tourne en rond sans savoir quoi faire.

Au domaine, je passais mon temps dans les livres. Au terrain, c’est vraiment impossible. En revanche, j’ai pris l’habitude de tout consigner sur un modeste carnet, je veux être certain de ne rien oublier concernant l’organisation du camp, les personnalités de chacun et surtout les phrases énigmatiques de ma grand-mère. Je sens les regards méprisables des gitans lorsqu’ils me voient penché sur mon bloc-notes en train de griffonner, j’entends parfois les commentaires des gosses qui se moquent de moi. Je dois bel et bien redoubler de vigilance et de discrétion quant à mes écrits, je m’oblige d’ailleurs à changer de cachette à maintes reprises.

Grâce à mon calepin, je peux analyser tout mon entourage et j’ai bien remarqué les allées et venues de la petite Lucinda qui passe souvent me parler. Au début, j’ai mis ça sur le compte de la curiosité infantile, mais je ne suis pas dupe. J’ai bien vite compris son manège. L’oncle Loran l’envoie tourner autour de ma caravane pour m’espionner et écouter ce que je raconte à mes frères ou à Picouly quand elle vient effectuer mon ménage.

Ma main est désormais complètement guérie alors pour m’occuper, je m’amuse à tirer. Donner des coups de feu en plein jour ne perturbe personne sur le terrain naturellement bruyant. Mes cousins chassent tous et les plus jeunes s’entraînent chaque jour avec les carabines et fusils. La cible que je me suis fabriquée est tout à fait percée et je suis ravi de constater que neuf fois sur dix le plomb arrive dans le mille. Je me trouve plutôt bon, même si pour le moment c’est beaucoup moins instinctif que lancer un couteau.

Je raccroche le carton blanc troué sur le tronc du grand pin parasol, à hauteur d’homme, quand le fourgon de Paco se gare sur le terrain. Voyant Bastian descendre, je préfère remonter sur la terrasse et me concentrer sur la carabine dont je plie le canon pour le charger. Depuis notre altercation, nous ne nous sommes plus jamais adressé la parole, mais je le soupçonne de préparer sournoisement sa vengeance, je sens bien les coups d’œil en coin qu’il me jette, je ne suis pas dupe. Nous nous observons en chien de faïence lorsque Tito, qui accompagnait notre aîné, m’indique :

— Je t’ai ramené des plombs !

Je lui fais un signe de tête pour le remercier alors qu’il dépose la précieuse boîte métallique sur la vieille caisse qui sert de table. Il ne s’occupait pas vraiment de ce que je faisais au haras, mais depuis que nous partageons la même chambre, nous sommes beaucoup plus complices. Il essaie de m’aider à m’intégrer au mieux.

Après un crachat dans ma direction, Bastian s’allume une cigarette et disparaît.

Tito, à l’aise dans les vieilles fringues de Paco, sort son paquet de clopes. Contrairement à moi, il n’attache aucune importance à sa tenue vestimentaire et ne souffre pas du fait que nous n’ayons toujours pas récupéré nos affaires. Habillés ainsi, la ressemblance entre mes deux frères est vraiment frappante, d’autant plus qu’au contact de notre aîné, Tito en copie la gestuelle exagérée, jusque dans sa façon de retirer sa casquette pour se recoiffer.

— Tu tires bien, constate-t-il en vérifiant ma cible.

— Je me débrouille !

Après avoir échangé quelques mots avec un cousin, Paco nous rejoint sur la terrasse. Il jette les clefs du fourgon sur la table et s’amuse avec la boîte de plombs en m’observant. Je cale ma carabine contre mon épaule, m’applique à viser en essayant de ne pas prêter attention au tintement des munitions que mon frère agite. Après quelques secondes immobile, je tire dans le mille.

— Bien joué ! disent-ils en applaudissant.

Paco pose sa main sur le canon du fusil que je lui abandonne. Il désarme la carabine et la bloque contre son omoplate le temps de sortir ses cigarettes et son briquet pour les balancer sur le fauteuil le plus proche.

— J’vais te faire voir quelqu’ chose ! m’annonce-t-il en coinçant sa clope entre ses lèvres.

Il charge l’arme, attrape son feu et allume sa cigarette, puis s’éloigne en roulant les mécaniques.

— Ce qu’il y’a, c’est que quand tu dois t’en servir, t’es jamais prêt ! C’est la surprise ! T’as compris, ce que j’veux te dire ?

— Non !

Il tire trois ou quatre lattes en vitesse et recrache la fumée en réglant le viseur, l’œil droit fermé.

— Bah, tu t’y attends pas ! précise-t-il. T’as jamais une cible en papier. T’es occupé et pouf, il se passe un truc. T’es pas là à guetter depuis dix minutes pour savoir si tu vas taper au centre !

— Ouais et alors ?

Mon frère descend de la terrasse, l’arme à la main. Il recule de dix mètres, puis lance son mégot par terre et l’écrase sous sa basket. Il prend son élan, se met à courir, bondit sur le plancher qui craque sous son poids, se jette à plat ventre, roule sur lui-même et tire dans le mille.

— Waouh ! crie Tito.

Il descend même vérifier sur la cible qu’il a bel et bien touché au centre.

— Quand tu feras ça, j’te donnerai le fusil d’mon père !

— OK !

J’aime bien la façon dont les gitans s’approprient les gens. Paco dit « mon père » en parlant du nôtre. Cela me fait sourire, comme le défi qu’il me lance. Apprendre à tirer m’occupe, c’est comme si je m’entraînais pour un futur film d’action. Au moins pendant que je me prépare, je ne pense à rien d’autre. J’oublie surtout le haras et Agnès qui hante mes nuits. Je n’arrive plus à chasser son image lorsque je ferme les yeux, je rêve de poser mes lèvres sur les siennes, je me languis de notre complicité lointaine.

Je reste perdu entre le domaine et le camp, ne sachant comment le quitter sans blesser mon frère et ma sœur, toujours très attentifs à ce que je fais. Je ressens leur affection par leurs gestes quotidiens, Picouly et Paco se plient en quatre pour me faire plaisir. La première en s’occupant au mieux de mes vêtements et en prenant les devants de mes désirs sur le plan culinaire ; le deuxième en essayant de me trouver toutes les distractions possibles et inimaginables.

Tito me tire de mes songes et me demande de lui prêter la carabine. Lui aussi, il a envie de s’amuser et se positionne en rival devant moi pour me provoquer davantage. À tour de rôle, nous opérons pour tirer en mode commando, mais en pleine action, aucun de nous n’atteint la cible neuve que je viens de refaire. Elle reste désespérément vierge.

Une fois, deux fois… dix fois, nous essayons sans nous lasser et chaque tentative se clôt par un échec sous l’œil enjoué de Paco qui décapsule trois bières.

— C’est pas demain que j’vous emmène chasser ! se moque-t-il.

Tito finit par abandonner pour siroter sa boisson. Je persévère, sachant que je peux y arriver. Je réussis à viser avec un couteau, quelle que soit l’occasion, et m’en sers comme le prolongement de mon bras, il suffit que je considère la carabine pareillement.

Je souffle un coup et me concentre. Je saute les trois marches et fais deux enjambées sur le plancher qui par la même occasion fléchit et produit un bruit sec. Je ne me laisse pas distraire par le rire de mes deux frères ni par Bastian qui approche. Je tends le canon vers mon objectif et tire droit devant moi. La cible se détache et s’envole avec le vent.

— J’ai réussi ! Je l’ai eue !

Je trépigne de joie et brandis la carabine en l’air.

— T’as rien eu du tout ! intervient Tito. C’est la rafale qui l’a décrochée !

— Je vous dis que non !

Je saute de la terrasse pour partir à la recherche du carton. Il s’est envolé vers le petit cabanon recouvert de tôles rouillées. Je dois à tout prix le retrouver pour prouver que j’ai accompli un exploit. Je fais le tour du tas de bois et fouille au travers des planches arrachées. Rien en vue, simplement une bâche verte, qui danse au rythme des légères bourrasques. Je la soulève pour regarder si ma cible ne s’est pas coincée par là, en vain. La seule chose que je trouve est une motocross, pas toute récente, mais pas trop vieille non plus.

— Paco, y a une moto, ici, t’es au courant ?

— Ah ouais ! C’est celle que je me servais avant d’avoir le permis…

— Elle marche ? le questionné-je intrigué.

Je découvre totalement l’engin. Les deux pneus sont à plat, mais ça doit pouvoir se gonfler ou se réparer.

— Elle roulait bien, mais ça fait longtemps que j’m’en suis pas servi !

Je n’y connais que fifres en mécanique, mais je me prête à rêver de liberté. Si je parviens à remettre en état cette foutue moto, je pourrai aller et venir selon mon gré, retourner au haras chercher mes affaires, revoir Agnès et tâter le terrain là-bas. En fonction de comment je serai reçu, je pourrai peut-être y retourner souvent.

— Tu la veux ?

— Oh, ouais ! Ça serait trop bien !

— Si tu arrives à la faire marcher, elle est à toi !

— Et ta cible tu l’as trouvée ? demande Tito pour me chicaner.

— Non, mais je retire quand tu veux !

Ce foutu bout de papier n’a plus vraiment d’importance. J’ai un nouvel objectif pour les jours à venir.

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