Chapitre 5 (suite) - 1932 -

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***

La petite terrasse est devenue mon refuge après l’altercation et j’ai compris qu’ici, j’étais dans mon périmètre de sécurité, que personne n’approcherait pour m’embêter. Sur le côté le plus élevé du terrain, les vieilles palettes recouvertes de planches forment une grande plate-forme d’où je surplombe de manière stratégique tout le camp. Assis dans mon fauteuil en plastique, je détaille l’ensemble du champ et je peux observer les allées et venues de chacun ainsi que leurs comportements.

Cependant depuis la querelle, je remarque que mon oncle vient plus souvent rôder de mon côté, trouvant des excuses superflues pour rendre visite à mes frères ou Yankee. Je le surprends parfois à scruter avec attention dans ma direction et quand je ne le vois pas, je sens l’odeur insupportable de son cigare qu’il trimballe partout.

Lorsque Yankee arrête son fourgon flambant neuf devant moi, mon cœur s’emballe. Ce moment tant espéré arrive enfin et je ne peux plus contenir ma nervosité. Une jeune femme d’une vingtaine d’années descend avec un bébé dans les bras, en dépit de son allure encore adolescente, une image me vient aussitôt à l’esprit. Je suis sous le choc, littéralement submergé par l’émotion, tant elle ressemble à notre mère. Ses cheveux blonds peroxydés sont maintenus par une pince pas assez serrée, laissant tomber quelques mèches sur son visage qui s’illumine quand elle me voit. La fille tend le nouveau-né à Yankee et s’avance d’un pas décidé. Elle semble heureuse de me retrouver malgré ses traits tirés.

— Viens faire une bise à ta sœur, malpoli !

Je ne bouge pas de mon fauteuil, Picouly s’approche et ose mettre un pied sur la limite de mon espace protégé. Je ne sais pas comment réagir maintenant qu’elle est là, j’ai espéré ce moment à un point tel, que je suis tétanisé.

— Manuel !

En entendant ce prénom, je reprends mes esprits et secoue la tête négativement pour lui signifier que je ne veux pas qu’elle m’appelle ainsi. Ils ont trop tardé pour me récupérer, je ne suis plus Manuel. Pourtant, lorsque sa main passe sur mes cheveux, je ne peux m’empêcher de m’abandonner contre sa poitrine. Je ferme les yeux en retrouvant ses gestes, me laissant submerger par les odeurs de mon enfance : la fraîcheur des agrumes, la vanille et les épices ; son parfum me replonge dans mes souvenirs, ceux où elle me câlinait sur ses genoux.

Elle m’étreint un long moment, il n’y a pas de doute, je lui ai manqué autant qu’elle m’a manqué. Je suis rassuré de savoir que je compte encore pour elle. Alors pourquoi ? Pourquoi n’a-t-elle pas cherché à me revoir ? Cette question me hante toujours et j’espère pouvoir un jour y répondre.

Mes deux frères sortent avec fracas de la caravane où ils étaient rentrés s’étendre après le repas. Picouly me lâche pour embrasser Tito et l’enlacer. Bien qu’ayant des talons, elle apparaît vraiment petite au milieu de nous trois. Elle est obligée de s’élever sur la pointe des pieds pour faire la bise à Paco qui la taquine en restant bien droit.

— Vous avez beaucoup grandi, hein ? constate-t-elle en mettant une tape affectueuse sur la joue de Tito.

— C’est toi qui as oublié de grandir, ma sœur ! lui répond Paco, heureux de nous voir ensemble.

La fratrie est au complet et depuis que nous sommes réunis plus rien n’est pareil. Tout est chamboulé dans ma tête, je n’ai plus de certitudes même si la chaleur que dégagent nos accolades me réchauffe le cœur. Les tensions du repas sont tout à fait évaporées maintenant que Picouly est rentrée. Autour du camion, les gens se pressent pour découvrir le nouveau-né, mais pour le moment, elle s’en moque. Je le lis dans son regard brillant. Nos retrouvailles ont plus de valeur pour elle et cela me fait terriblement plaisir.

— Comment ça va, depuis tout ce temps ? demande-t-elle en affichant un sourire de satisfaction.

— Ça va bien ! répond Tito.

Pendant ce temps, j’observe Yankee qui ne sait pas comment tenir le bébé et s’impatiente. Ses cheveux bruns coupés très courts sont cachés sous une casquette bleue, son teint hâlé par le soleil, ses yeux noirs rieurs, son attitude toujours discrète et embarrassée attirent la sympathie. Il ne cesse de nous jeter des regards inquiets à cause du nourrisson qui commence à gémir. Ne tenant plus, il finit par crier :

— La Picouly, tout le monde t’attend !

— Et bé, c’est bien ! râle-t-elle. Laisse-moi cinq minutes profiter de mes frères !

Ce petit brin de femme semble avoir du caractère. De prime abord, je la trouve énergique. Ses yeux malins m’indiquent que ce n’est pas le genre à se soumettre avec facilité. Yankee est peut-être l’homme, mais je soupçonne ma sœur de le mener d’une main de maître par le bout du nez.

Après nous avoir mûrement détaillé, elle nous lance un sourire satisfait :

— J’ai un p’tit à montrer !

L’attroupement se condense autour de Yankee qui berce son fils contre lui pour l’empêcher de hurler. Mais alors que tout le monde est occupé à féliciter les deux parents, je sens un regard peser sur moi. Je suis oppressé et une sensation désagréable m’envahit. Je plisse les sourcils en balayant l’horizon quand je m’arrête sur mon oncle. Il paraît évident qu’il ne m’aime pas, mais cela ne me dérange pas, car c’est réciproque ! J’ai une appréhension chaque fois qu’il est dans les parages, quelque chose qui me souffle de ne pas lui faire confiance. Il nous déteste mes frères, ma sœur et moi ! Les coups d’œil haineux qu’il nous envoie en cet instant en disent long. Il ne partage pas la joie de notre présence ni celle de l’arrivée du bébé. Lorsqu’il se rend compte que je l’examine, son visage change pour laisser apparaître un masque plus doux et plus gracieux.

— Ce soir, on fait la fête ! annonce Paco en s’étirant sur la terrasse. Pour votre retour et la naissance du petit !

Chacun se hâte au plus vite pour boire un apéritif improvisé en préparant le repas. Les hommes s’occupent de faire les grillades en s’allumant à grands coups de whisky. Pas de belle vaisselle ni d’argenterie, ici tout est jetable. Pas de dîner où tout le monde reste à table et attend qu’on le serve suivant les règles de la courtoisie et de la politesse. Ils se prennent dans une cacophonie horrible, où les enfants sont les rois, ils crient, pleurent, rient, se lèvent sans cesse, mangent uniquement s’ils le désirent, tout tourne autour d’eux.

Paco et Tito m’appellent plusieurs fois pour que j’aille les rejoindre autour du barbecue, mais je m’y refuse. Je ne me sens pas chez moi, même après avoir retrouvé mon frère et ma sœur. Je ne me trouve pas à ma place parmi ces étrangers. Les règles sont trop différentes, je ne sais pas comment me comporter. J’ai tant souhaité ne plus être considéré comme un gitan que je suis incapable de m’adapter. Et puis surtout, je m’ennuie d’Agnès. Je me demande ce qu’elle fait au haras. Comment elle se débrouille toute seule dans l’écurie et si elle m’en veut d’avoir quitté le domaine si brutalement sans même lui dire au revoir. Je regrette tant ce coup de tête. Même en colère, je n’aurais jamais dû fuir la sanction de Pierrot. J’ai tant désiré revenir dans ma famille et maintenant que j’y suis, je ne souhaite qu’une chose, en repartir.

Un vent chaud et doux caresse les aiguilles des pins, libérant leur parfum résineux. Le chant des oiseaux me berce alors que les rayons du soleil qui se reflètent sur les taules blanches des caravanes m’aveuglent et m’obligent presque à fermer les yeux. Les premières chaleurs de juin m’anéantissent. Je suis las, sonné par les retrouvailles qui auraient dû être plus heureuses. Je les ai trop idéalisées, la réalité n’est pas ce que j’attendais et l’ambiance du terrain n’est pas si joyeuse. Je déteste le camp, le manque d’intimité, les gens trop bruyants qui grouillent en tous lieux.

Du haut de mon perchoir, je les observe s’activer. Mon oncle et son gros ventre mènent la troupe. Il est le donneur d’ordre de la meute obéissante, un véritable dictateur. Comparé à lui, Pierrot est juste. Certes, il a ses convictions et je ne suis pas toujours en accord avec ses paroles, mais il veut le bien de tous. Loran est mauvais, il ne pense qu’à son propre intérêt.

Un peu plus tard dans la soirée, à ma grande surprise, il m’envoie sa fille, âgée d’une dizaine d’années, pour me porter un gobelet en plastique rempli de whisky.

— Pourquoi tu viens pas ? me questionne-t-elle.

— J’ai pas envie…

La petite maquillée comme une adulte, à l’aise dans sa robe moulante léopard et ses sabots vernis me scrute. Avec ses magnifiques yeux noirs, elle ressemble comme deux gouttes d’eau à Picouly au même âge. Elle a cette maturité dans ses gestes et cette façon déjà hyper féminine de se comporter.

— T’es mon cousin, pas vrai ?

— Il paraît !

J’avance mes narines vers le gobelet, l’odeur me révulse et je ne peux pas me retenir de faire une grimace. Je soupçonne mon oncle de vouloir m’empoisonner. Il a une tête de bourreau, il en est capable ! Je me débarrasse du verre en le vidant dans l’herbe. La petite qui me voit faire éclate de rire. Je lui jette un regard noir, mais au lieu de l’effrayer, elle s’installe à côté de moi pour me parler. Il semblerait que je ne sois pas près de m’en libérer.

— Mon père, c’est le plus fort. C’est le chef. Un jour, mon frère sera le chef comme lui, se vante-t-elle.

— Il est chef de rien du tout ! On est en France, le seul chef, c’est le président de la République !

L’admiration qu’elle porte à Loran m’agace. Elle ne relève pas ma remarque, mais fait une grimace en retroussant son nez.

— Comment tu t’appelles ? la questionné-je pour changer de sujet.

— Lucinda ! Pourquoi tu parles jamais ?

Je suis fatigué. J’ai envie d’aller dormir pour que le temps passe plus vite. Je vais faire une dépression si je reste enfermé dans ce camp. Plus les heures défilent et plus les gens sont alcoolisés. Tito qui n’avait jamais bu autant est complètement ivre. La petite m’a abandonné à mon propre sort. La musique couvre les voix et les rires. Les femmes dansent dans leur coin pendant que les hommes chahutent. Je choisis de me réfugier à l’intérieur de la caravane. Si toutefois j’avais eu un bon livre, j’aurais pu occuper l’esprit, je me serai évadé psychiquement. Ici, c’est tout juste s’ils sont allés jusqu’en CM2, alors la lecture, ce n’est pas dans leurs coutumes. Je me bouche les oreilles pour masquer le bruit et tenter de dormir en rêvant au haras.

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