Chapitre 5 - 2135 -

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Chapitre 5

À l’occasion du déjeuner, Paco m’entraîne à nouveau dans le chalet, situé au centre du terrain. Cette maisonnette en bois, que j’ai découverte ce matin en acceptant le café de Paco, fait office de salle à manger commune. Elle est entretenue à la perfection et dotée d’une grande pièce meublée d’une série de tables alignées. Une première porte au fond s’ouvre sur la cuisine attenante équipée d’une gazinière et tout le nécessaire pour nourrir le campement tandis qu’une autre issue donne sur les sanitaires.

Chaque famille possède sa caravane, mais toutes partagent les repas en communauté. Les hommes et les enfants mangent les premiers, servis par ces dames. Ça ne me change pas beaucoup de chez Pierrot et Vanessa où je ne touchais pas aux tâches ménagères, les seules corvées auxquelles je participais étaient à l’extérieur. Dans la demeure des Botchecampo comme ici, la gent féminine s’applique à satisfaire le sexe fort. Les femmes entretiennent les caravanes des célibataires. C’est ainsi que Picouly s’occupe avec minutie des affaires de Paco autant que de celles de son mari.

En attendant le retour de ma sœur prévu pour cet après-midi, mon frère me présente aux membres du clan familial. J’ai beaucoup de mal à aller vers ces étrangers vêtus de manière négligée, qui me posent des questions surprenantes dans un français plus que douteux. Nous n’avons rien en commun, je me méfie. Je les trouve bien trop sûrs d’eux et parfois condescendants. Leurs sujets de conversation tournent autour de choses dont j’ignore tout, comme la pétanque, la chasse et même le sexe. Les hommes qui prétendent tous être mes cousins se font des blagues grossières en rigolant à gorge déployée et cela me met mal à l’aise. Leurs grosses voix résonnent et le bruit excessif à l’intérieur de la pièce me dérange. Cependant, Tito, de son côté, semble s’intégrer à merveille. Il parle naturellement aux uns et aux autres, rit de leurs vulgarités et accepte leurs cigarettes. Voyant mon frère me délaisser au profit des inconnus, je préfère me poser à l’extrémité de la grande table familiale pour observer.

Paco paraît un peu embarrassé par mon attitude et, bien que maladroit dans sa façon de m’approcher, il vient me rejoindre pour manger. Tout au long du repas, j’endure quelques moqueries d’adolescents en face de moi. Ils se tiennent très mal, les coudes écartés et la tête penchée en avant, sur leurs assiettes. Je peux affirmer que cette attitude n’aurait vraiment pas plu au haras. Ils ricanent en m’observant et même si je suis concentré sur ce que me dit Paco, j’entends quelques bribes de leur conversation à mon sujet.

— Le garçon, il parle bizarre, je trouve, dit l’un.

— Il s’est habillé terrible ! ajoute le second.

Dans un premier temps, je suis assez déstabilisé, une fois encore déçu par l’accueil que je reçois bien loin de celui que j’aurais imaginé. Finalement, je choisis de ne plus leur accorder d’attention, je me concentre sur le récit de ma dernière bagarre que je raconte à mon aîné en lui montrant mes points de suture, jusqu’à ce que Bastian m’apostrophe sur un ton agressif :

— Hey, mon cousin !

Je me retourne pour l’interroger d’un coup de menton. Je n’aime pas qu’il m’appelle son cousin, il ne représente rien pour moi, ni lui ni personne ici. D’ailleurs, je n’arrive pas à retenir les noms des gitans, tous plus originaux les uns que les autres, parfois aux consonances espagnoles ou américaines. Je suis assez surpris et touché de découvrir que Paco a beaucoup parlé de nous en notre absence et qu’il y a une sorte de culte autour de notre disparition, mais ce n’est pas réciproque. J’ignore tout de ces personnes qui paraissent si soudées.

— Comment ça se fait que tu causes pas, t’as perdu ta langue ?

Tout le monde éclate de rire. Je ne quitte pas ce gars des yeux et lui fais mon petit numéro d’intimidation, ce qui semble encore plus faire marrer les gens autour de nous. Je sens mes nerfs se tendre et la paupière de mon œil gauche se mettre à trembler. Pour essayer de me tranquilliser, je presse le manche nacré de mon couteau avec lequel j’ai mangé quelques minutes plus tôt.

— Alors parle, mon cousin ! T’as bien quelque chose à dire ! T’en penses quoi de mon terrain ?

Je n’en ai rien à faire de son putain de campement ! Je mime de me retenir de rire et le regarde avec dédain. Ce type, dans son jogging rouge aux bandes blanches sur les côtés, se fout de moi et me provoque.

— Écoute-le pas ! Il est jaloux de toi, j’crois. Il a peur que j’y fais pu attention maintenant ! me confie Paco en douce.

Je conçois qu’il veuille marquer son territoire et qu’il cherche à montrer devant sa troupe de cousins qu’il est plus fort que les autres. Je suis peut-être chez lui, mais il commence à sérieusement m’énerver à faire son malin et ce n’est pas mon frère qui va me freiner dans mes réponses.

— C’est quoi ton nom déjà ? lui demandé-je avec mépris, sans me démonter.

La pression s’intensifie dans la pièce. Les femmes ont cessé de piailler pour tendre l’oreille vers nous et les hommes poussent Bastian à s’affirmer. Je me sens observé par tous alors que je ne quitte pas des yeux ce prétendu cousin, en faisant tournoyer mon Laguiole entre mon pouce et mon index. La porte du chalet s’ouvre dans un grand fracassement. Les gitans se figent et baissent la tête quand un individu d’âge mûr, un cigare à la bouche, entre l’air contrarié. Il retire son chapeau, l’accroche à un clou sur le mur et fait le tour de la table en silence.

Paco pose sa main sur mon bras droit pour tenter de me faire redescendre d’un cran. Ça se voit qu’il ne me connaît pas.

— C’est l’oncle Loran, me chuchote-t-il en plissant les sourcils de manière autoritaire.

— Et ?

Cela m’est tout à fait égal. Je sens que c’est maintenant que je dois montrer qui je suis. Dès le départ. Je dois afficher ma force le plus tôt possible. J’ai compris cela il y a bien longtemps. En tant que petit nouveau à l’école primaire, j’ai mis des années à me faire respecter. Ici, ce ne sera pas le cas. Cette bande d’arriérés débraillés ne me fait pas peur.

— Qu’est-ce qui font là ? interroge Loran en me désignant avec son cigare.

Nous n’avions pas encore vu l’oncle depuis notre arrivée. Paco se lève un peu gêné pour se rapprocher de l’homme mal rasé et lui parler en tête-à-tête. Je comprends qu’ils sont en désaccord au sujet de ma présence et celle de Tito. Je discerne plusieurs fois nos prénoms dans leur discussion et les regards en coin du gros bonhomme, recrachant sa fumée puante dans ma direction, dévoilent ce qu’il pense de moi.

Je perçois tout de même le sens de la conversation lorsque mon oncle dit :

— J’te l’avais dit que j’en voulais pas !

Paco reste très serein et très respectueux. Loran finit par se calmer au grand soulagement de l’assemblée. Il prend sa place au centre de la tablée et écrase son cigare dans un cendrier. Il commence à curer ses dents jaunies et gâtées avec une pointe de sa fourchette, sans me quitter des yeux, en attendant qu’une femme le serve.

Paco revient me trouver et me souffle de me tenir tranquille, mais le satané cousin en face de moi continue de me provoquer :

— Prends-nous pas de haut ! Avec ta chemise et ta façon de parler, tu te prends pour qui ? On est pas assez bien pour toi, peut-être ?

Mon oncle émet un grognement puissant, une sorte de rire étouffé. Il se moque de moi et semble heureux du conflit naissant entre celui que je devine être son fils et moi. Il ajoute même avec un air méprisant :

— C’est des paysans* maintenant…

Sa voix rauque est aussi impressionnante que son physique, il lui faudrait presque deux chaises pour être bien assis tellement il est énorme. Ses cernes, son teint rouge d’alcoolique et son double menton en font un personnage disgracieux. Il porte une grosse chevalière au petit doigt et une chaîne en or épaisse autour du cou. Entre deux bouchées, il essuie son front dégoulinant à son T-shirt noir, nous laissant entrevoir son ventre imposant.

Je n’ai toujours pas bougé et mes yeux pèsent sur mon cousin qui perd patience et lance en prenant à témoin toute la salle :

— Il arrête pas de me regarder, putain ! Baisse les yeux ! Baisse les yeux !

Je ne me sens pas à ma place dans cette pièce. J’étouffe et je dois reconnaître qu’ils me font un peu peur avec leurs têtes de tueurs. Avec désespoir, je m’incline vers Tito qui semble amusé par la tournure des événements, peut-être s’imagine-t-il que c’est un jeu ? Je continue de toiser mon cousin et me mords l’intérieur de la lèvre. Non seulement je ne lui obéis pas, mais en plus, je me permets même d’intensifier mon sourire. Bastian se lève d’un coup pour m’intimider, exagérant son agressivité par des gestes.

— Manuel ! soupire Paco en pressant mon bras pour me retenir de faire pareil.

Mais c’est peine perdue. Sur le point d’exploser, je me redresse brutalement pour me dégager, je ne resterai pas plus bas que lui. Il ne me regardera pas d’en haut. Étant à l’opposé de la salle, je suis trop loin pour lui décocher le coup de poing qu’il mérite. Ce n’est pas grave, j’ai une autre arme.

À la surprise générale, d’un geste précis et maîtrisé malgré ma blessure, je lance mon couteau dans sa direction. La lame effleure à peine son oreille et se plante dans le pilier en bois qui soutient la poutre centrale, juste derrière lui.

Un cri de stupéfaction se fait entendre alors que le visage furieux de Bastian devient livide. Mon oncle, contrarié, écrase son poing sur la table en pinçant ses lèvres de colère, mais je ne lui laisse pas l’occasion de réagir davantage. Après un dernier coup d’œil autour de moi, je quitte la pièce et pars m’installer sur la terrasse de la caravane.

Paco ne met pas longtemps à me rejoindre. Dans son pantalon large floqué Adidas, il marche vers moi de manière détachée avant de s’asseoir dans le fauteuil de jardin à côté du mien. Il pose mon couteau qu’il a replié sur la vieille caisse en bois qui fait office de table et me sourit.

— Je sais pas si c’est bien, mais je crois que tout le monde a compris t’es qui. Même mon oncle ! ajoute-t-il en faisant une grimace de désapprobation.

Je ne lui réponds pas, mais je reprends mon Laguiole pour le ranger dans ma poche. Je ne suis pas certain d’avoir calmé la rage de Bastian, mais ce qui est sûr c’est que je suis soulagé de lui avoir cloué le bec. En ce qui concerne Loran, qu’il ne s’attende pas à des excuses !

— J’espère que le Bastian va plus t’emmerder. Enfin, je le connais, j’y crois pas trop, hein ! ajoute Paco d’un air sceptique.

Un vent léger se met à souffler tandis que mon frère, voyant que je hausse les épaules pour manifester mon indifférence, préfère changer de sujet :

— C’était le couteau de opa** ?

Je lui fais signe que oui d’un coup de tête. Je sens que cela lui fait plaisir que j’ai conservé cet objet. Ça en dit long sur ce que je refuse d’exprimer oralement.

— C’est qui qui t’a appris à tirer comme ça ? demande-t-il admiratif.

— Personne, je sais. C’est tout !

Tito nous rejoint et me met une tape sur l’épaule pour me faire comprendre qu’il est fier de moi. Tous les trois, nous rions de bon cœur en repensant au visage de Bastian lorsque le couteau lui est passé tout près. Pour la première fois depuis que je suis dans le camp, je me sens proche de mes deux frères.

Paco sort ses cigarettes et nous en propose. Contrairement à Tito qui se sert, j’hésite. Je n’ai jamais fumé.

— Je suis content que vous êtes là tous les deux ! avoue Paco.

* Paysan : non gitan

** Opa : papa

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