Chapitre 4 (suite) - 2002 -

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***

Paco enferme les deux gitans qui l’accompagnent à l’arrière de la fourgonnette et s’installe au volant. Sans boucler sa ceinture, il démarre dans un dérapage exagéré qui fait rire Tito tandis que je me cramponne avec ma main valide à la poignée au-dessus de ma tête. Il roule vite et de manière imprudente, ne prenant pas la peine de ralentir dans les virages. Il nous indique en rigolant qu’il n’a pas peur des Schmitts, encore moins lorsqu’il fait nuit !

Inquiet, je l’observe du coin de l’œil. Malgré la visière de sa casquette qui masque son front, il a le même profil que Tito, ce nez plutôt fin et équilibré, ses lèvres épaisses et ses yeux noirs malicieux, la barbe en plus. Je comprends qu’il est aussi nerveux que moi quand il augmente le son de la radio où passe une musique techno. Les basses résonnent dans mon estomac vide alors que Paco tapote en rythme sur le volant. Je n’ose pas parler et pourtant, tellement de questions me submergent. Ai-je pris la bonne décision, ne me suis-je pas précipité et surtout, pourrais-je faire marche arrière ? La peur au ventre, je sens que rien ne sera jamais plus comme avant, ma vie vient d’embrasser un nouveau tournant. Je ne sais pas où j’en suis ni où je vais, mais j’espère avoir fait le meilleur choix.

Je m’attendais à de longues heures de route, mais à ma grande surprise, en moins de quinze minutes, nous sommes déjà arrivés. Quand je pense que pendant toutes ces années les restes de ce qui me fait office de famille étaient si proches, j’aurais pu essayer de m’y rendre plus tôt. Je me demande bien si Paco savait que nous étions élevés à seulement quelques kilomètres d’eux. Celui-ci emprunte un chemin cahoteux en lisière du bois que je reconnais malgré la nuit. Sous les à-coups du fourgon bringuebalant, tout me revient en mémoire : l’ombre du gros chêne, la haie de ronces où je mangeais les mûres, les fossés que je sautais pour aller à la rencontre de mon père qui rentrait de la chasse. En découvrant les éclairages des nombreuses caravanes, des souvenirs se réveillent. Je retrouve le terrain tel que je l’ai laissé, il y a plusieurs années. Mon cœur s’emballe à cause de mon retour, pourtant je ne vois pas grand-chose. J’écarquille les yeux et cherche à me repérer.

J’ai la sensation que c’est toujours le chaos complet sur le campement. Fidèle à ma mémoire qui revient peu à peu, je redécouvre le grand pré rempli des minuscules habitations qui sont disposées de manière asymétrique. J’ai l’impression qu’elles ont poussé dans la forêt, sous les pins et les chênes, comme des champignons. Un peu plus loin, vers le fond, je me souviens que des épaves de voitures étaient abandonnées et nous adorions y jouer. C’est le contraire du haras où tout est aligné et impeccable, chaque emplacement bien défini. Les lumières des minuscules habitacles et les petits chemins lugubres donnent une ambiance inhospitalière. Submergé par l’émotion de mon retour, je tremble de froid. J’avais laissé ici l’âme de mes parents et je sens soudain leur souffle qui m’enrobe, comme s’ils étaient présents dans l’atmosphère.

Paco se gare et libère les deux adultes à l’arrière avant de nous les présenter rapidement, sous la lueur des phares encore allumés :

— Ça, c’est Yankee, l’homme de Picouly. Vous allez la voir demain ! Elle a eu son petit et elle va sortir de la maternité. Et ça, c’est mon cousin, le Bastian.

J’accuse avec inquiétude cette annonce. Je m’étais imaginé retrouver mon frère et ma sœur inchangés, tels qu’ils étaient quand je les ai quittés, mais je me suis trompé, plus rien ne sera comme avant. L’affection particulière que m’accordait Picouly sera désormais différente, je n’avais pas pensé qu’elle serait une femme, qu’elle pourrait avoir mari et enfant. J’ai un neveu, je ne suis plus un gosse, le petit dernier de la fratrie qu’elle surprotégeait. Une pointe de jalousie m’envahit.

Les deux gars s’avancent vers nous pour nous embrasser. Tito se laisse faire, mais pas moi. Je recule d’un pas en jetant un coup d’œil suspicieux vers mon cousin. Si peu de temps en sa présence et pourtant, je sens au fond de moi que quelque chose cloche et je ressens le besoin de me méfier. Ses yeux me fuient et je n’aime pas les gens qui ne me regardent pas avec franchise.

— Ton frère dit pas bonjour ? demande-t-il en se tournant vers Paco.

Celui-ci paraît embarrassé, il m’interroge d’un coup de tête avant de prendre ma défense, ce qui déplaît énormément à Bastian.

— Laisse-le arriver… murmure Paco en posant sa main sur l’épaule de son cousin.

Mais ce dernier se raidit, puis se dégage en me lançant :

— Ici, on aime pas les ingrats !

Je me retiens de lui répondre que moi, c’est lui que je n’aime pas.

L’accueil est plutôt froid, j’ai la désagréable sensation que nous ne sommes pas tant les bienvenus que Paco souhaite nous le faire entendre.

Des chiens qui aboient piquent ma curiosité, ces sons familiers me rassurent. Le cousin émet un coup de sifflet autoritaire pour les calmer. Yankee m’ignore et se penche à l’arrière du camion pour en sortir deux fusils. Il en tend un à Paco qui est toujours décontenancé par mon mouvement de recul. Il finit par le prendre pour le décharger et le pose sur son épaule en m’observant avec anxiété.

J’échange un regard interrogateur avec Tito. Comptaient-ils s’en servir en se présentant au haras ? Paco remarque nos visages inquiets et commente :

— On revenait de la chasse ! Mon camping* est là !

Il tourne la clef dans la serrure et se déchausse à la porte. La lumière s’allume à l’intérieur et mon grand frère fait un signe de la main à notre cousin et Yankee pour les saluer, puis il nous invite à entrer.

— Pour le moment, vous allez dormir avec moi, précise-t-il en posant son fusil sur le plan de travail de la cuisine qui ne semble pas servir.

La visite est rapide. À ma droite, je découvre la chambre de Paco. Des placards en bois surplombent le lit défait qui occupe toute la pièce et sur lequel il envoie sa casquette rejoindre un tas de vêtements froissés.

— Faites pas de cas, y a plein de dégâts**. Normalement, la Picouly, elle range tout, mais là avec le p’tit… précise Paco en recoiffant ses cheveux bruns épais. Pour aller aux toilettes, c’est dehors ! Soit dans la nature, soit au chalet.

Nous sommes à l’étroit dans l’entrée, surtout quand il nous passe devant pour ouvrir une nouvelle porte.

— Y a une chambre pour vous. C’est comme celle qu’on avait quand on était petits…

J’ai du mal à imaginer que nous rentrions à trois dans si peu de place. La pièce n’était pas tout à fait pareille, il me semble. Je me souviens que l’on s’y chamaillait beaucoup, les deux lits superposés me font voyager dans le temps. Je fais un bon en arrière de manière brutale, me remémorant les coups de fusil. Je chasse aussitôt cette idée et me concentre sur l’enthousiasme de Paco.

En dehors du fait que ce soit étroit, l’ensemble me paraît propre et neuf. Je me demande ce que fait Paco. S’il va toujours au lycée ou s’il travaille, mais je ne lui pose aucune question. Je me rends compte que je ne le connais pas, que mon frère est devenu un étranger. Je l’observe et détaille chacun de ses gestes à la fois embarrassé et heureux.

La soirée est courte et chacun part rapidement se coucher. J’ai beaucoup de mal à trouver le sommeil à cause de tous ces changements, je suis réveillé par la douleur de ma main et la lueur du jour qui s’infiltre à travers le store. J’admire quelques instants les lattes du sommier au-dessus de moi et songe que ce matelas est inconfortable et ce lit bien trop exigu, je regrette quelques secondes ma chambre au haras. J’étire mes jambes qui touchent la cloison alors que les ronflements de Tito s’intensifient. J’étouffe. J’ai chaud. Je ne tiens plus. Je décide de me lever.

Je récupère ma chemise et mon pantalon que j’ai pendus à la poignée de la porte et je sors. La chambre de Paco est verrouillée. Je tourne quelques instants dans le minuscule salon. Son fusil est encore posé là où il l’a laissé. Je le caresse du bout des doigts. J’ai toujours été attiré par les armes ; j’aimerais bien que Paco m’apprenne à tirer.

La caravane que j’habitais avec mes parents me paraissait bien plus grande. Le plafond semble bas désormais. Je me cogne même la tête au lustre en osier qui pend. Il n’y a pas suffisamment d’espace pour moi dans cet habitacle. Je pousse la porte d’entrée qui donne sur une terrasse en bois où je retrouve mes chaussures. Après m’être habillé de la main droite avec difficulté, je rentre ma chemise froissée dans mon pantalon.

— Hey, y a le Manuel ! lance un adolescent à mon intention.

Mes oreilles saignent en entendant siffler ce prénom. Je ne suis plus le petit garçon qu’ils ont délaissé. Ces gens sont des inconnus. Je les méprise. J’ai accepté cette invitation pour voir de mes propres yeux qui sont les gitans. Pourquoi les élèves de ma classe se moquaient de moi ? Pour comprendre ce qu’il s’est passé, ce que l’on m’a caché et bien entendu pour provoquer Pierrot qui doit être dans une rage folle que nous soyons partis.

— Oscar, je m’appelle Oscar ! précisé-je en colère.

Ces gens qui croient me connaître ne savent pas qui je suis. Le petit gitan est mort. Je l’ai tué de mes propres mains. Étranglé lentement durant des années. Aujourd’hui, il n’existe plus.

Je m’assois sur un fauteuil de jardin et défais mon bandage. J’ai le poing endolori et encore enflé, mais la plaie n’a quasiment pas saigné. J’estime ne pas avoir besoin de pansements et laisse la lésion recousue à l’air libre. Malgré la souffrance, je bouge mes doigts en observant ce qu’il se passe sur le campement. Quelques personnes commencent à sortir des caravanes. Ma montre indique huit heures. Une équipe d’hommes dont Yankee, que je reconnais de loin, monte dans un fourgon. Leurs tenues me révèlent qu’ils partent sans doute travailler. Des femmes se hâtent en peignoir vers la petite maison en brique du terrain.

— Pour manger ou se laver, c’est là-bas ! me précise Paco en posant sa main sur mon épaule.

— Faut que je retourne au haras !

— Non, vous êtes ici, maintenant…

J’ai du mal à interpréter ses paroles, j’aimerais savoir s’il est sérieux, si ses mots sont définitifs. Je ne veux pas me laisser enfermer, je refuse d’obéir à quelqu’un qui ne s’est pas soucié de moi jusqu’à présent.

— J’ai des affaires à récupérer !

Je cherche une excuse pour fuir. Je me rends bien compte que je ne pourrai jamais vivre dans cette atmosphère. Je le sens. Ces allées et venues incessantes autour de moi, la proximité des gens, leur façon de me regarder comme une bête de foire, je ne supporte pas.

— On t’en achètera. Allez viens, on va boire du café !

*Camping : caravane

** Dégâts : bazar

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