Chapitre 4 - 1683 -

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Chapitre 4

Avant de se tourner vers la grande fenêtre à croisillons, encadrée de rideaux drapés et fleuris, Pierrot me fixe avec insistance et lâche dans un dernier soupir :

— Tu vas être puni ! Tu es stupide ou quoi ?

Je tressaille en entendant ces mots, blessé jusqu’au plus profond de mon âme, une bonne gifle ne m’aurait pas affecté davantage. Une belle leçon pour moi qui ai toujours pensé que les coups sont plus douloureux. Qu’il aille se faire voir ! Pour qui se prend-il ? Il n’est pas mon père, je ne baisserai pas les yeux. Le front plissé, je le laisse parler en songeant qu’il est hors de question que je fasse sa punition de merde. J’encaisse ses mots avec une douleur amère, celle de l’humiliation. Je ne souhaite pas perdre l’estime de Pierrot, mais ces paroles dans sa bouche sont si tranchantes, elles s’enfoncent en moi tel un poignard affûté. Alors que tout le monde se focalise sur le bruit qui provient de l’extérieur, je suis écœuré. Je trouve cette sentence si injuste, après tout, j’ai agi pour préserver l’honneur de sa fille. Je ne comprends pas quelles valeurs de respect il défend.

J’ai honte de prendre cette réflexion en pleine face devant Agnès et Vanessa. J’en veux à Pierrot de me rabaisser, de m’accabler, je déteste quand il se conduit de la sorte. Sa remontrance est tellement infondée. Je ne bouge pas d’un pouce, sans dire un mot. J’use de mon regard comme d’une arme pour le provoquer. Je sais que je peux facilement déstabiliser les personnes que j’affronte en me comportant ainsi.

Les chiens aboient avec intensité dans la buanderie et grattent à la porte pendant que le bolide préoccupant continue de foncer vers la maison dans un boucan d’enfer. L’éclairage de l’allée principale permet de distinguer qu’il s’agit d’une fourgonnette blanche approchant à vive allure. Pierrot soupire à nouveau, contrarié de devoir interrompre son sermon. Il se penche pour essayer de reconnaître le chauffeur ou une éventuelle indication sur le véhicule. Dans l’obscurité qui tombe, il ne discerne rien. Au dérapage qui envoie des gravillons jusque sur les carreaux du bureau, je devine vite qui arrive. Paco est de retour et je sais que toute ma vie va être chamboulée.

Trois coups de klaxon résonnent et me sortent de mon insolence taciturne. Tel un flash violent, tout ce que j’ai enfoui au plus profond de moi refait surface. Je prends mes souvenirs en pleine figure. L’émotion est si vive que j’ai la chair de poule, saisi par la peur de ce qui va se passer.

Les chiens hurlent de plus belle, prêts à dévorer l’étranger qui se présente chez nous de manière tardive. Vanessa pince les lèvres en jetant un œil inquiet vers son mari qui quitte la pièce en trombe pour se rendre dans l’entrée. Elle le suit tandis que je fonce me cacher derrière le rideau pour observer la scène.

Agnès, surprise de ma réaction, m’interroge :

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Je ne veux pas qu’il me voie !

Elle écarquille les yeux et se met à trembler comme une feuille. Elle s’avance vers moi et glisse sa main dans la mienne. À son contact, mon sang se glace dans mes veines. Je me retrouve sept ans plus tôt dans les bras chauds de Picouly qui tentait de me protéger avant que l’on ne m’arrache à elle. Encore sous le choc des reproches de Pierrot, je ne sais trop quoi penser de la situation. J’ai la rancune facile. Et si pour moi, la venue de Paco était une opportunité ? Si justement, cette irruption soudaine me permettait de fuir la sentence ? Puisque je suis incompris et que personne ne semble voir que j’ai agi pour Agnès, pour qu’elle soit respectée.

Pierrot allume la façade de l’immense maison, puis je l’entends déverrouiller la serrure. Il se positionne sur le perron, raide dans son costume. Il est impressionnant.

Un homme, à l’allure plutôt jeune à cause de la casquette et du jogging qu’il porte, sort du véhicule. Il recrache la fumée de sa cigarette et balance le mégot sur la pelouse tondue au millimètre près. La tête rentrée dans les épaules, il s’avance de manière décontractée et légèrement provocatrice. À quelques mètres de la maison, il marque un temps d’arrêt pour vérifier la devanture. Il jette d’abord un coup d’œil vers le dernier étage. Je suppose que l’étranger a vu mon frère qui ne cesse de guetter derrière sa fenêtre depuis le fameux appel téléphonique. Caché sous sa visière, je n’arrive pas à distinguer son visage, mais je l’imagine ressembler comme deux gouttes d’eau à Tito.

J’entends celui-ci dévaler brutalement les escaliers et se diriger vers la buanderie pour se chausser. Convaincus qu’ils vont enfin être libérés, les chiens s’arrêtent de gueuler. En effet, la porte s’ouvre et les deux molosses s’échappent dans la cour. D’un coup de sifflet, Pierrot les stoppe net. Mercutio et Lucrèce sont obéissants et viennent se positionner chacun d’un côté de leur maître qui reste immobile.

Tito remonte sa capuche sur sa tête pour se protéger de la pluie qui commence à s’abattre. Il marche d’un pas assuré vers l’inconnu avant de lui tomber dans les bras, confirmant ce que je redoute.

— Paco ! crie-t-il avec joie.

Agnès presse ma main et m’oblige à la regarder, mais je n’arrive pas à quitter des yeux la scène qui se joue dehors. Paco est revenu. Il l’avait annoncé, il l’a fait.

Tito le lâche enfin. Mes frères se parlent, mais je n’entends pas leur échange. Perdu dans les songes de ma vie d’avant, je repense à Picouly, à mes parents et aux réponses que je n’ai jamais eues au sujet de leur mort.

Dehors, Tito semble heureux malgré l’abat d’eau qui le trempe. D’un geste de la main, il indique à Paco la fenêtre derrière laquelle je suis caché. Tous les deux regardent dans ma direction.

— Manuel ? crie mon aîné.

Agnès m’interroge :

— Il appelle qui ?

— Moi…

Je reste bloqué, incapable de réagir, même lorsque j’entends la voix de Paco qui m’interpelle par mon ancien surnom, en se rapprochant petit à petit de moi. Manuel. J’ai bien connu ce petit garçon perdu, arraché à sa famille au pire moment de son enfance. Manuel. Mon cœur est sur le point d’éclater de peine ou de joie, je ne sais pas. Je suis pris entre deux feux. Deux vies. Deux mondes. L’un que j’aime, mais auquel je n’appartiens pas, malgré les apparences trompeuses que je donne. L’autre, celui qui coule dans mes veines et qui m’a rejeté. Quels droits ont-ils de venir me chercher après tant d’années ? Quelle est la légitimité de Pierrot pour me punir et m’obliger à lui obéir ?

Deux hommes descendent du véhicule. Ils semblent avoir l’âge de mon frère, peut-être légèrement plus. Le premier m’est tout à fait inconnu alors que le second à la même démarche que Paco, j’en déduis que c’est peut-être un de mes cousins.

— Monte dans l’camion ! ordonne Paco à Tito.

— Tu n’es pas obligé ! intervient enfin Pierrot qui jusque-là n’avait rien dit.

Les deux hommes s’affrontent. Paco s’allume une cigarette, puis finit par se retourner vers mon frère pour lui indiquer le fourgon. Tito n’hésite pas, il grimpe à l’avant.

— Manuel ? insiste Paco.

Sept ans que l’on ne m’a pas désigné ainsi. Manuel est ce surnom que l’on m’a donné à la naissance, si éloigné d’Oscar celui qui est inscrit sur ma pièce d’identité. Chez les gitans, la coutume veut que le prénom d’usage soit différent de l’officiel. Il paraît que c’est une façon de se protéger du mauvais œil pour les plus jeunes et de se cacher ou de ne pas être connu par la police pour les plus âgés. Tito, qui n’a jamais réellement tiré un trait sur sa vie d’avant, a choisi de le conserver même au haras.

Pour ma part, je ne suis plus Manuel. Manuel a disparu avec mes parents. J’ai envie de le lui crier, mais l’accent chantant qui prononce mon surnom est trop captivant. Je souhaite le voir, la curiosité est trop grande, et malgré tous mes efforts pour oublier, je dois bien l’avouer, Paco m’a manqué. Je déglutis et dévisage Agnès avant de dégager ma main de la sienne.

— Oscar, ne pars pas ! me supplie-t-elle.

Sans plus attendre, je me dirige vers la sortie. Si je me suis plié aux exigences du haras jusqu’à maintenant, l’arrivée de Paco change la donne. Il m’ouvre une nouvelle porte, m’autorisant soudain à refuser ce que Pierrot m’ordonne, à ne pas m’exécuter pour la première fois.

Sans un mot, je marche d’un pas lent, mais réfléchi vers l’extérieur. Je passe à côté de Pierrot.

— Oscar ! m’appelle-t-il pour m’arrêter.

Convaincu de revenir très vite, je mime de ne pas y prêter attention, cette fuite n’est pas définitive. Si je le regarde, j’ai peur de fléchir et de perdre la force qui me pousse dans le petit camion, de ne plus avoir le courage de quitter le haras. Je désire plus que tout voir Paco, ce besoin est ancré au plus profond de mon être. N’aimant pas les effusions, j’évite ses bras prêts à m’accueillir. Serrer mon frère contre moi me ferait perdre pied, je préfère m’engouffrer directement dans le fourgon à côté de Tito. Je me retiens de pleurer, trop secoué par ce qui arrive.

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