Chapitre 3 (suite) - 1850 -

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***

Une fois recousu, nous rentrons à la maison. Le poing bandé et désinfecté, je ne ressens plus de douleur grâce aux anti-inflammatoires. Je n’ai rien de cassé, simplement une jolie plaie qui deviendra une cicatrice supplémentaire, une trace indélébile de mon existence amochée.

En ouvrant la voiture, le vent s’engouffre à l’intérieur de l’habitacle. La bourrasque est si puissante que j’ai du mal à retenir la portière d’une seule main pour éviter qu’elle ne claque. Je lève les yeux vers les nuages noirs et observe les branches des arbres qui dansent et craquent quand je reçois en plein visage les premières gouttes d’une pluie glacée.

— À la maison ! nous ordonne Pierrot. Il va grêler.

Nous courons tous les trois vers la buanderie pour nous abriter. En m’essuyant les pieds sur le seuil de l’entrée, l’odeur de la nature déchaînée, de l’herbe mouillée et de la terre humide chatouille mes narines et m’inquiète. Mon cœur s’affole quand le ciel se fâche et tambourine si intensément que je sens sa puissance jusque dans ma poitrine. L’orage évoque pour moi un phénomène irrépressible. Il réveille toujours la colère que je tente de maîtriser, la douleur et le souvenir de ceux que j’ai perdus. J’ai cette envie incontrôlable de crier, de hurler plus fort que le tonnerre, pour lui ordonner de me rendre ce qu’il m’a pris cette fameuse nuit. La liberté, une partie de mon enfance, mes parents.

Avant de refermer la porte, je siffle les deux chiens, qui erraient dans le jardin, pour les mettre à l’abri. Les oreilles baissées et la queue rentrée, ils sont terrorisés et se réfugient tous les deux sous le grand évier en pierre.

Dans la maison, l’ambiance est aussi tendue que dehors. D’une froideur extrême, les parents m’envoient dans ma chambre pour réfléchir à mon acte pendant qu’eux-mêmes s’enferment dans le bureau pour débattre de mon sort.

Tito, qui vient d’arriver et qui a eu vent de l’histoire par Agnès, apparaît dans l’embrasure de ma porte. Il affiche un sourire moqueur en me découvrant allongé sur mon lit.

— Alors comme ça, tu prends exemple sur moi ?

— Rho ta gueule…

Je lui balance le livre que j’étais en train de lire pour passer le temps. Je n’ai pas envie de lui ressembler. Tito est violent pour être violent. Il aime s’embrouiller avec les gens de notre âge et leur rappeler que c’est un gitan. Je ne suis pas comme ça. Je me bats pour une conviction quand je suis arrivé à la conclusion que la personne en face de moi ne pourra pas être convertie sans une leçon mémorable.

— Il est à l’hosto, le garçon ! Tu l’as éclaté !

J’essaie de me persuader que j’y suis allé un peu fort, mais en voyant le visage angélique d’Agnès apparaître, je suis assuré que j’ai agi pour la bonne cause. Son corps si pur ne doit en aucun cas être souillé par les mains baladeuses de ce saligaud d’Hubert. Agnès mérite le respect.

— Papa et maman t’attendent dans le bureau… déclare-t-elle du bout des lèvres.

Je soupire en prévision de la longue discussion qui s’annonce, je ne me sens pas prêt pour cette épreuve.

— Tu devrais te changer, me conseille-t-elle en désignant les taches de sang.

Elle a raison. Je ressemble au boucher du quartier et les parents n’ont pas besoin que je leur rappelle la fureur dont j’ai fait preuve. Je me lève et ouvre mon armoire puis choisis une chemise bleu ciel que je jette sur mon lit. Sous les regards amusés de Tito et Agnès, je me déboutonne de la main avec difficulté. Mon poing gauche est trop enflé pour que je me serve de mes doigts.

Une fois torse nu, je passe ma blouse propre. J’ai encore plus de mal à me boutonner. J’aurais mieux fait d’enfiler un polo, cela aurait été plus simple, je regrette.

— Je vais t’aider ! soupire Agnès qui a pitié de moi.

Elle se lève et se positionne face à moi. Je lui souris discrètement pour la remercier. Ses doigts fins courent sur mon torse avec agilité. Entre chatouilles et caresses, je suis embarrassé par ce que je ressens pour la première fois. Pendant que je la dévore des yeux, une flamme s’allume en moi. Ses mains si douces m’électrifient et j’ai de plus en plus de mal à gérer ma respiration. Je hume l’odeur parfumée de ses cheveux. Je suis sous son charme et si nous étions seuls, peut-être que j’aurais tenté de l’embrasser, surtout lorsqu’ayant fini, elle lève enfin la tête. Je suis troublé par ses grands yeux bleus qui me dévisagent et par ses lèvres charnues qui m’appellent. Comme un aimant attiré par sa bouche, je n’ai jamais été aussi proche d’elle.

C’est Tito qui nous coupe dans notre élan :

— Dites-moi si je vous dérange !

Ne sachant quoi répondre, je déglutis. Les joues d’Agnès prennent feu alors que le dernier regard que j’échange avec elle me confirme que nous éprouvons la même chose.

— Bon, j’y vais ! dis-je en me dirigeant vers le couloir.

— Je t’accompagne !

D’un pas nonchalant, je sors de ma chambre pour descendre lentement chaque marche du grand escalier. Je déteste ces moments où les adultes nous font ressentir leur toute-puissance. Ces discussions interminables où l’on est traité de gosse, d’être inférieur et sous leur ordre. Je me plie volontiers aux règles de cette maison, mais je le fais parce que je le décide et non pas car j’y suis obligé.

— Je reste dans les parages, murmure Agnès. Et merci pour ce que tu as fait !

Je hausse les épaules et pousse la porte aux huisseries sculptées. Au même moment, le tonnerre gronde et fait trembler les murs. Pierrot, qui s’est vêtu de sa chemise du soir, est assis derrière son bureau majestueux, style Empire. Il émet une grimace en entendant l’orage, à moins que ce ne soit à cause de moi. Vanessa, dans son tailleur strict, est debout, en train de classer les vinyles de la platine, dans la commode d’époque chinée chez un antiquaire. Elle paraît si gentille d’un premier abord, mais je sais qu’elle peut piquer parfois plus fort que son mari. Je me demande qui craindre le plus finalement. Le grand brun au style italien ou la petite blonde menue à la poigne de fer ?

— Assieds-toi ! m’ordonne Pierrot en refermant le dossier qu’il tenait.

Je m’avance vers le fauteuil ancien et me laisse tomber dedans. Le coude gauche reposé sur l’accotoir, je me frotte nerveusement le menton avec le bandage de ma plaie.

Vanessa et Pierrot échangent un regard grave, puis ce dernier se racle la gorge avant de se lancer.

— On ne va pas se mentir, Oscar. On est très déçus par cet excès de violence dont tu as fait preuve.

Je me relève dans le fauteuil prêt à intervenir pour dire que je souhaitais simplement défendre Agnès, mais finalement, je choisis de me taire. Hubert a eu ce qu’il mérite, sale petit bourgeois de merde ! Il m’a traité de manouche, qu’il crève ! Je hais les gens de son espèce.

— Nous ne parlerons pas de ta punition pour le moment. Dans un premier temps, nous aimerions savoir comment toi, tu envisages la suite maintenant que tu es renvoyé du collège.

J’écarquille les yeux et les dévisage à tour de rôle. Vanessa, peu maquillée, les cheveux tirés et attachés en queue de cheval, pince ses lèvres fines. Debout à côté de son mari, les bras croisés sur sa robe Vichy stricte, elle analyse chacun de mes gestes tandis que Pierrot, le regard dur, pianote son bureau et perd patience à cause de mon silence.

La suite ? Je n’y ai pas réfléchi. Je désire simplement aller au lycée. J’ai besoin de m’occuper l’esprit, de lire, d’étudier et d’apprendre, d’être plus fort que tout le monde. Je ne veux pas être un ignare comme mes ancêtres.

— Tu sais qu’ici, on ne vous a jamais obligés à rien ! lâche l’ancien militaire. Le collège, c’est ton choix. Tu étais dans l’un des meilleurs de Bordeaux et tu as été bêtement renvoyé.

Je baisse les yeux et soupire. Je fixe mes pieds. C’est vraiment idiot d’en être arrivé là après toute la peine que je me suis donnée et tout l’acharnement dont j’ai fait preuve pendant des années. Je suis attristé de causer du tracas à Pierrot et Vanessa, de lire dans leurs regards la déception. Que cela me serve de leçon. Je réfléchirai la prochaine fois que je frapperai. Je me montrerai plus patient et ferai surtout en sorte qu’il n’y ait pas de témoin…

— Comme d’habitude, tu ne dis rien. Oscar, nous ne pouvons pas approuver ce genre de comportement. On ne résout rien par la violence, mais nous t’avons déjà prévenu : tu es responsable de tes actes.

Il marque une pause pour vérifier que j’ai bien compris, puis Vanessa prend le relais :

— Oscar, acceptes-tu que nous te donnions un conseil ?

— Oui… balbutié-je.

Je soupire longuement en me mordant l’intérieur de la lèvre pour rester calme tandis que je ne contiens plus mon genou qui tremble.

— Tu devrais adresser une lettre d’excuses à Hubert et au directeur du collège. Je pense avec sincérité que c’est important.

Optimistes, Pierrot et Vanessa me dévisagent, le regard interrogateur. Je finis par secouer la tête de manière négative. Pas question ! Je lis à nouveau la déception dans leurs yeux quand Vanessa me dit sur un ton suppliant :

— Ils vont porter plainte. La lettre d’excuses pourrait jouer en ta faveur auprès des parents ou même du juge si la plainte aboutit.

La porte s’ouvre et Agnès apparaît, furieuse. Elle se positionne à mes côtés, les mains sur les hanches et lance en direction des deux adultes :

— Et Hubert ? Il va s’excuser de m’avoir tripoté ? C’est limite une agression sexuelle ! Moi aussi, je veux porter plainte, il y a des témoins !

— Agnès, s’il te plaît, ne te mêle pas de cette histoire ! la coupe Pierrot. Il n’y a aucune comparaison entre le geste d’Hubert et celui d’Oscar.

— Non, c’est sûr ! renchérit mon amie. Hubert peut se permettre d’abuser de sa position masculine… C’est dégueulasse !

La conversation est interrompue par un bruit de pneus qui crissent sur l’allée de graviers blancs. Des phares percent les fenêtres du bureau.

— Une fourgonnette ! constate Vanessa d’un air ahuri. Tu attends une livraison ?

— Non, pas à cette heure-ci ! lui répond Pierrot en fronçant les sourcils.

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