Chapitre 3 - 1581 -

6 minutes de lecture

Chapitre 3

Je n’entends plus les rires ni les provocations. Rien ne m’atteint. Je suis une boule de nerfs à l’état pur. J’aime cette sensation, je m’y engouffre avec délice pour en explorer le fond. Immobile, je serre mes poings et savoure la rage qui monte de la pointe de mes orteils. Elle parcourt mes jambes puis, se répand dans tout mon corps, jusqu’à affecter mon cerveau qui va lui-même commander ma main libre.

Je sens à peine Agnès qui plante ses ongles dans mon bras pour me retenir avec fermeté. Je viens de passer dans un état second, je ne respire plus. Mes paupières sont grandes ouvertes et mes pupilles concentrées sur le coup que j’assène au nez du petit gros devant moi.

Ses lunettes font un vol plané à plusieurs mètres alors qu’il s’effondre par terre de tout son poids. Je me libère d’Agnès et grimpe à califourchon sur le ventre proéminent d’Hubert pour l’achever. Je saisis sa tignasse brune d’une main et lui porte plusieurs coups avec l’autre pendant qu’il me supplie d’arrêter et protège son visage, frémissant à chaque choc que je lui inflige. Je frappe fort et dans ma cible, jusqu’à ce que mon bras soit retenu et que je ne puisse plus bouger, maîtrisé par deux surveillants qui interviennent. J’arrive quand même, en me relevant, à lui filer un dernier shoot dans le ventre. Tout autour de moi est au ralenti, je suis sourd, toujours sous l’emprise de la violence que je ne contrôle pas.

C’est uniquement lorsque les deux adultes me jettent sur le sol, à l’extérieur du bâtiment, que je reprends mon souffle. Assis sur le ciment froid, je m’appuie contre le mur en pierres et ferme les yeux. Je veux encore profiter de la montée d’adrénaline qui a pris possession de tout mon être. J’aime être en transe, ensorcelé par la haine.

Agnès m’assassine de reproches tandis que les deux voix graves m’ordonnent de ne pas m’agiter. Je commence à sentir mes phalanges me lancer terriblement. J’ouvre les yeux et constate que ma chemise blanche est tachée de sang. Il s’agit peut-être du mien ou de celui d’Hubert lorsque je lui ai explosé la gueule. Agnès me blâme de m’être mêlé de ce qui ne me regarde pas et me tend des mouchoirs en papier pour que j’essuie mon poing à vif. Je ne l’écoute pas.

Mon rythme cardiaque semble revenir à la normale. Je suis enfin calmé, mais en nage, j’ai très soif, comme si je venais de courir un marathon. J’humidifie mes lèvres sèches. Je n’ai pas le temps de réfléchir. Les deux surveillants m’escortent jusqu’à la porte du directeur de l’établissement et m’indiquent une chaise, me demandant à nouveau de ne plus bouger.

Agnès, à la fois admirative de mon courage et inquiète des conséquences, me tient compagnie.

— Les pompiers viennent chercher le connard ! chuchote-t-elle.

Je pense aussitôt à Pierrot qui déteste les bagarres. Je vais avoir de sacrés problèmes, d’autant plus qu’il ne s’agit pas de ma première altercation au collège. Je peux faire tous les efforts possibles et inimaginables pour avancer sur le plan intellectuel, en revanche, c’est plus fort que moi, je suis incapable de contrôler mon impulsivité. Quand je suis énervé et que l’on s’attaque à un sujet qui me touche émotionnellement, je perds la raison.

Je reste silencieux un long moment alors qu’Agnès n’arrête pas de commenter ce qui se déroule dans la cour et qu’elle observe à travers la fenêtre. Je vois à sa façon de se lever sans cesse qu’elle est tourmentée. Les traits de son visage d’habitude si doux sont crispés quand elle m’annonce sur un ton grave :

— Mon père arrive !

Elle se rassoit à côté de moi, coinçant d’une main tremblante ses cheveux derrière ses oreilles.

— Je vais te défendre, me promet-elle dans une dernière parole.

Pour cacher son anxiété, elle tire sur les pans de sa veste et croise les bras. Pierrot passe devant nous et nous jette un regard terrible. Il peut être très intimidant quand il le faut. Son ancien poste de militaire associé à sa stature immense qui frise les deux mètres, ses larges épaules musclées et son profil au menton carré lui donnent une allure de mercenaire. Je baisse les yeux, de peur de l’affronter. Soudain, je me sens indigne de la confiance qu’il m’accorde. J’ai honte de moi. Il cogne deux coups secs et entre dans la pièce voisine.

Horriblement angoissé par la conversation des deux hommes, je n’arrive pas à modérer les tremblements dans mes jambes. Nous n’entendons rien de ce qu’ils se disent pendant plus d’une demi-heure. La douleur dans ma main se réveille quand je bouge les doigts. Je soulève le mouchoir en papier pour vérifier si je saigne toujours pendant qu’Agnès se penche pour regarder.

— Tu vas avoir besoin de points, c’est sûr !

Je hausse les épaules. Je n’ai rien senti sur le coup, à part le craquement du nez d’Hubert qui s’est retrouvé sous son œil. Ma plaie a dû venir après, mais je suis incapable de me souvenir comment. Peut-être avec ses dents ? Dans tous les cas, je n’ai aucun regret. Il a mérité la raclée que je lui ai collée et s’il fallait recommencer, je le ferais sur le champ.

La porte se déverrouille enfin. Pierrot affiche un drôle d’air, à la fois triste, déçu et aussi en colère. Il nous fait signe de sortir, puis se rend directement à son monospace noir. Nous montons en silence, moi devant et Agnès à l’arrière, quand finalement il ouvre la bouche en tournant le contact.

— Renvoyé sur le champ ! annonce-t-il en soupirant avec exagération. À un mois des épreuves du Brevet par-dessus le marché !

Contrarié, il frappe son volant. Bien entendu, je suis dégoûté par le verdict. Cela me fait enrager d’en arriver là après tant d’efforts, tout ce travail anéanti en quelques minutes pour une bagarre. Mais, le regard dans le vide, vexé par la situation, je ne peux m’empêcher de murmurer entre mes dents :

— Le Brevet, il sert à rien !

Ma réflexion l’énerve, lui qui est toujours d’un calme olympien. Il s’engage sur la route sans être concentré et grille le premier stop. Je me sens mal de le décevoir à ce point après tout ce qu’il m’a apporté.

— Mais c’est pas juste, papa ! plaide aussitôt Agnès. Il n’a fait que me défendre.

— Quatre bagarres en deux ans ! Et tu as fracassé le nez d’Hubert ! Tu es inexcusable !

Je préfère me taire et regarder par la fenêtre le paysage. Jamais je ne regretterai ! De toutes les manières, j’ai agi comme je le devais, quoiqu’il m’en coûte ! Je suis du genre rancunier et Hubert est une saloperie de gosse de riches, prétentieux et mauvais. Cette raclée ne peut que lui être profitable bien que Pierrot pense le contraire. Ce dernier est plus attaché à la propreté de sa réputation qu’à l’honneur. Nous sommes bien différents et je m’en rends compte, il n’a aucune considération pour mon acte qui avait tout de même pour objectif de défendre sa fille. Sur ce point, nous serons toujours en désaccord, mais la famille Botchecampo ne doit pas être associée à la violence.

Il s’arrête à un feu rouge et soulève le mouchoir qui recouvre ma main gauche.

— Fais voir ! demande-t-il en s’adoucissant.

Je déroule le Kleenex et tends mon poing douloureux vers lui. Il fronce ses sourcils bruns et épais.

— C’est enflé et tu as besoin d’être recousu ! déplore-t-il.

Je compare mes deux mains et je constate que la gauche a en effet doublé de volume. Pierrot, toujours l’air contrarié, prend la direction du pôle médical et se gare sur le parking.

— Pour le Brevet, de toute façon, Oscar est inscrit donc il peut le passer ! annonce Agnès avec certitude.

J’apprécie son soutien, c’est une alliée qui s’investit dans ma défense et cela me réchauffe le cœur. Elle arrive à dire tout haut ce que je pense.

— Oui, c’est possible, confirme Pierrot. Mais ce n’est pas le problème. Oscar, bon sang, tu es le premier à trouver que ton frère abuse quand il se bat ou se fait renvoyer !

Je n’ai pas envie de soulever le sujet et de répondre. C’est comme ça, j’ai aimé rendre justice grâce à mes poings, mais je préfère garder ce sentiment pour moi et ne pas envenimer davantage ma situation.

— Hubert m’avait touché les fesses… rappelle Agnès désolée de mon expulsion.

— Et c’est une raison suffisante pour l’envoyer aux urgences ? Ça aurait pu être plus grave ! Un coup mal placé et il terminait au cimetière. Tu vas avoir de gros ennuis Oscar, ses parents peuvent porter plainte !

Je hausse les épaules et ouvre la portière de la voiture. Je comprends que Pierrot soit inquiet pour moi et m’en veuille, mais je ne culpabiliserai pas pour autant.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 25 versions.

Vous aimez lire Antoine COBAINE ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0