Chapitre 2 (suite) - 1962 -

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***

Jusqu’au petit matin, je ne réussis pas à dormir. Je me pose mille questions sur mon éventuel départ et sur la confidence d’Agnès. D’un côté, je suis un peu paumé, inquiet par l’annonce imprécise de Paco et de l’autre, j’appréhende de me retrouver en présence d’Agnès. Au début, j’ai pensé que c’était une nouvelle technique qu’elle testait pour me faire perdre mes moyens au Brevet blanc d’histoire. Je la sais capable de tout pour avoir de meilleurs résultats que moi. Pourtant, j’espère qu’il s’agit réellement d’un reproche masqué qu’elle s’autorise à me révéler par peur que je ne déserte le haras.

À aucun moment, au petit-déjeuner ou durant le trajet en bus, nous n’avons l’occasion de pouvoir échanger au sujet du petit papier. Agnès pose parfois sur moi ses yeux interrogateurs. Je prends soin de l’ignorer, trop troublé par des sentiments inexplorés que je ne saurais lui avouer. Je perds le contrôle de mes pensées quand elle est dans les parages, elle prend de plus en plus d’espace dans ma tête. Je m’oblige à cesser de rêvasser et choisis de me concentrer sur l’épreuve que je veux réussir, mais c’est plus fort que moi, mon regard s’égare dans sa direction. Je me souviens alors que nous sommes en compétition jusque sur les bancs de l’école et je dois me battre pour la première place.

Le collège n’est pourtant pas un endroit que j’apprécie. Il est pour moi source de stress. J’ai longtemps été la risée des autres élèves à cause de mes lacunes et de mon accent. Contrairement à Tito qui n’a jamais fait d’efforts pour s’élever, j’ai rapidement compris que pour être accepté, il fallait rentrer dans un moule. J’ai donc mené un vrai combat pour gommer tout ce qui représente mon passé, à commencer par ma façon de parler. Terminés les formules grammaticalement incorrectes et le vocabulaire mi-espagnol, mi-gitan de cette langue à la tonalité chaleureuse et animée. Finis l’attitude décontractée et voûtée, les gestes démesurés, parfois outranciers, les grimaces et insultes à tout-va qui accompagnaient si bien les paroles de mon enfance. Désormais, je pèse chaque mot, chaque phrase, chaque locution ; je m’exprime le moins possible en collectivité, la pression d’un public important est pour moi encore trop difficile. Les traits austères et impénétrables de mon visage suffisent à me faire comprendre.

J’ai également adopté le code vestimentaire du collège prisé dans lequel je suis inscrit : chemise, pantalon bleu marine et chaussures de ville. Cet aspect n’est pas sans me déplaire, je me suis laissé embourgeoiser et j’admets apprécier ce qui est beau et luxueux. Bien que ne sachant absolument pas ce que je ferai plus tard, j’ai une conviction, je serai riche.

Tête baissée et déterminé, je me suis jeté dans le travail pour gommer les carences que j’avais. Hors de question pour moi de me sentir inférieur face à ces nantis. Vanessa ne m’a pas laissé tranquille une seule fois. Contrairement à Tito qui se moquait de progresser, elle me reprenait sans cesse à chaque mot, chaque intonation, chaque devoir pour atteindre l’excellence et aujourd’hui je suis fier de me fondre parmi les meilleurs. Mon unique regret est de ne pas pouvoir changer mon nom de famille, tellement connu dans la région pour des antécédents que je préfère mépriser. J’aurais tant souhaité me séparer de cette marque d’appartenance à un monde qui m’est désormais totalement étranger.

Avec assurance, Agnès entre sans m’attendre dans la cour emplie d’élèves. Nous sommes proches au haras, mais au collège chacun fait sa vie et a son propre groupe d’amis.

— Oscar ! Ça va, vieux ? m’accueille Stanislaw, surnommé Stazek, devant le portail anthracite en fer forgé.

Le grand blond, adossé de manière décontractée contre le mur en pierre du bâtiment ancien, me fait signe pour que je le rejoigne. J’ai à peine le temps de le saluer quand je reconnais la tignasse noire et ébouriffée de notre compère Karlo qui s’avance vers nous dans l’allée de platanes ornant le parc de l’école. Nous formons depuis la sixième un trio de reclus. Un gitan, un Polonais et un Espagnol, quelle belle diversité d’immigrés ! Je suis satisfait de cette amitié, nous avons réuni nos forces pour survivre dans la jungle des petits bordelais nantis. Nous nous comprenons et partageons beaucoup de points communs, même si aucun de nous ne se confie sur son passé.

Ensemble, dans le long couloir austère, nous nous orientons vers la salle des devoirs dirigés pour démarrer sans plus attendre le dernier Brevet blanc.

Le stress de l’examen monte lentement et je ne pense plus qu’à cela. J’ai du mal à digérer le petit-déjeuner trop copieux que j’ai avalé en quatrième vitesse. Dans l’immense pièce qui sent la craie et le renfermé, je vogue de bureau en bureau à la recherche de mon nom sur la table qui m’est destinée. Une fois trouvée, je déballe mes affaires en vérifiant que mes amis sont eux aussi installés. Pendant que les sujets sont distribués par la vieille pionne bigote, je ne peux m’empêcher de perdre les quelques minutes d’attente à envier l’élève qui vient de s’asseoir à proximité d’Agnès. Pour la première fois, je ressens même une pointe de jalousie lorsque je la vois lui sourire, mais le désir de lui prouver que je suis l’inégalable reprend vite le dessus au moment où la sonnerie m’indique que je peux commencer. Je maîtrise parfaitement mon cours et je suis ravi de ce que je produis. Je saisis d’ailleurs tout le temps qu’il faut pour m’appliquer, quitte à finir après les autres. Je suis toujours très long et je termine à peine quand la cloche annonce midi. Je suis le dernier à quitter la salle, mais au moins, je n’ai aucun regret, j’ai donné le meilleur.

L’odeur de la cantine me rappelle à l’ordre. Après tant d’efforts de concentration, j’ai l’estomac aiguisé par la faim. D’un pas décidé, je prends la direction du self et m’approche de la pièce vitrée, alléché par les arômes de fritures. Le bruit des couverts qui s’entrechoquent, des collégiens qui crient et des chaises qui grincent sur le carrelage, incommode mes oreilles. Je double quelques adolescents pour atteindre Stazek et Karlo qui sont en train de faire leur choix dans la file d’attente.

— Réussi ou réussi ? m’interroge Karlo avec son accent espagnol.

— Ça va, j’ai géré ! le rassuré-je en lisant l’ardoise du menu. En plus, y a des frites à midi ! C’est la fête, les gars !

Je suis tellement affamé que je pourrais avaler un bœuf. Les portions du self ne sont jamais suffisantes pour me caler. La queue n’avance pas très vite et j’ai l’estomac qui gargouille. Mes deux amis s’impatientent également.

— En fait, ça bouge pas car y a une embrouille devant, nous indique Karlo en se penchant pour y voir de plus près.

Le brouhaha de la salle se calme progressivement, comme si tout le monde se concentrait sur la dispute. Deux voix couvrent le boucan qui perd de son intensité et un cri que je reconnais parfaitement résonne.

— C’est ta sœur, me confirme Stazek en me mettant une tape dans le ventre.

J’émets une grimace. Sœur ? Il vient de dire qu’Agnès est ma sœur ? Cette qualification me déplaît et me contrarie. Nous n’avons aucun lien de sang ni le même nom, Agnès n’est pas ma sœur ! Je n’ai jamais aimé que l’on nous considère comme tels, je ne l’ai jamais vue ainsi et encore moins maintenant.

L’intonation de la querelle s’accentue. Désormais, je distingue aisément les deux voix. Agnès n’est pas du genre à se faire remarquer. Si elle s’énerve, il doit y avoir une raison. Inquiet, dans un premier temps, j’essaie de visualiser par moi-même ce qu’il se passe. En me mettant sur la pointe des pieds, je suis assez grand pour dominer facilement l’attroupement. La chevelure parfaite est reconnaissable, mais je ne constate rien de plus. Je me résous à m’avancer en obligeant les gens devant moi à s’écarter. Certains râlent, mais agacé, je les ignore et finis par arriver à la hauteur d’Agnès qui se fâche en serrant étroitement contre elle les deux pans de blazer noir :

— Si tu n’as pas fait exprès, tu t’excuses !

Je m’interpose aussitôt entre l’adolescente et un élève de ma classe que je n’apprécie pas. Malgré son physique ingrat et sa forte corpulence, il a toujours un air hautain et, parce qu’il est issu d’une famille très favorisée, il prend les autres de haut. Je demande ce qu’il se passe, mais cela contrarie Agnès :

— Te mêle pas de ça, Oscar !

Elle tente de me repousser, mais je ne bouge pas d’un centimètre. Comme elle, je peux être très tenace quand j’ai une idée en tête. Je toise Hubert, l’adolescent à l’origine du conflit, qui ne se gêne pas pour renchérir.

— J’y peux rien si ton gros cul a frôlé ma main, lâche-t-il fièrement avant de s’esclaffer avec tout son petit groupe de potes.

Je crois rêver en entendant l’insulte. Pour qui se prend ce gars ? Il manque de respect à… à celle que… à Agnès, bordel ! Mon sang ne fait qu’un tour. Ce sang chaud qui bout en moi, malgré tous mes efforts pour le dompter, me fait parfois perdre le contrôle. Ce sang de mes ancêtres que je cache, que je renie, mais qui coule dans mes veines et qui est bien présent dans chaque particule de mon corps désormais tendu. Je ne peux pas en entendre davantage. Je fusille Hubert du regard tout en choisissant l’endroit où je vais le frapper, pour qu’il comprenne qu’on ne blesse pas Agnès.

Avec mon bras gauche, j’oblige cette dernière à passer derrière moi, puis je m’approche d’un pas. Mon visage est à quelques centimètres de mon adversaire. Mes narines flairent son haleine qui empeste le rat crevé tandis que ses yeux divergents m’analysent à travers ses binocles métalliques.

Je frémis intérieurement, mais j’ai un aplomb énorme, je ne laisse rien transparaître physiquement, si ce n’est la cruauté dont je peux être capable. Pas la peine de perdre du temps à essayer de discuter avec ce genre d’abruti, il y a un moment que j’ai compris que cela ne sert à rien. Je continue de le provoquer du regard. Je ne vais pas brasser de l’air en paroles inutiles. Il mérite que je lui casse la gueule. Il n’y a pas à en débattre pendant trois heures.

— Oscar, ce ne sont pas tes affaires ! tente de m’arrêter Agnès qui se suspend désespérément à mon bras droit.

Elle me connaît parfaitement et a compris ce que je m’apprête à faire, sans pour autant pouvoir m’en empêcher. Je ne quitte pas des yeux le morveux, perçant ses pupilles à travers les verres de ses lunettes. Il a osé poser ses sales pattes sur Agnès, je vais lui exploser le nez.

— Alors le manouche, tu veux quoi ? m’interroge-t-il en commençant à perdre son assurance.

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