Chapitre 2 - 1819 -

7 minutes de lecture

Chapitre 2

Tel un petit garçon abandonné, orphelin, j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps, pendu au grand portail qui demeurait désespérément fermé. La vie m’avait tout pris : mon père et ma mère étaient morts, je ne détenais plus aucun repère, loin du cocon familial, de mon frère et ma sœur. J’ai longtemps attendu aux abords de la clôture ou guetté derrière les hautes grilles l’arrivée de Picouly, persuadé qu’elle apaiserait mes sanglots et me consolerait de la perte de nos parents. Je pensais qu’avec elle ma peine serait moins difficile à supporter, qu’elle allait se battre pour nous récupérer.

Les jours, les semaines, les mois et même les années ont passé et j’ai arrêté d’espérer. J’ai grandi loin d’eux, comme un petit oiseau tombé trop tôt du nid. Blessé, le cœur déchiré, j’ai compris que ni ma sœur, ni personne ne viendrait, qu’ils étaient trop jeunes pour nous avoir sous leur responsabilité. Après tout, Paco n’a que deux ans de plus que Tito. Il a tout juste dix-huit ans et Picouly qui n’avait que douze ans à l’époque de notre séparation, doit en avoir dix-neuf maintenant.

Aujourd’hui, il ne me reste presque rien du camp de voyageurs, si ce n’est ce couteau que je continue d’utiliser à chaque repas et que je n’oublie pas de transférer d’une poche de pantalon à l’autre dès que j’en change. J’ai effacé les visages et les voix de ma petite enfance, j’ai enseveli les derniers souvenirs de cette existence chargée de liberté. J’ai tenté de mettre de côté cette histoire pour refermer la plaie qui saigne encore, surtout le soir au coucher, mais je ne me plains pas, je garde pour moi ce poids que l’on devine pourtant si facilement, à mon air parfois trop grave.

Désormais, j’affectionne particulièrement le confort haut de gamme de ma famille d’accueil, j’en apprends les principes beaucoup plus stricts et contraignants que ceux du camp. Chaque jour, je m’acclimate un peu plus à leurs règles, résigné depuis bien longtemps, malgré mes blessures. J’apprécie le soutien qu’ils m’apportent quand je fournis des efforts. Même si je suis conscient qu’ils ne remplaceront jamais mes parents décédés, je leur suis reconnaissant de prendre soin de moi.

Paco n’a donné aucun détail sur une éventuelle date de départ. Je l’ai trop attendu et j’espère aujourd’hui qu’il s’agit juste d’une promesse en l’air, qui ne sera pas tenue. Je ne comprends pas de quel droit lui ou Picouly débarqueraient maintenant dans notre vie. Mitigé par l’envie de les revoir pour en savoir plus sur eux et submergé par un sentiment de colère qui ressurgit au fond de moi, j’ai la gorge serrée. Je me lave les dents avec énergie pendant que Tito, qui se prépare en même temps que moi pour aller dormir, chantonne gaiement. Depuis le coup de téléphone, son air buté et mauvais a disparu, pour laisser place à un sourire béat. Ses yeux noirs, si durs habituellement, restent plissés en mode comblé. Pour lui, notre retour au camp est une véritable providence. De manière fraternelle, il me met une tape sur l’épaule et file dans sa chambre alors que je rejoins la mienne.

De façon machinale, je retire ma chemise et la pends sur un cintre dans mon immense placard mural. Au passage, je retends mon poster de Liam Gallagher, le chanteur d’Oasis, qui trône au centre de la tapisserie ornée de bleuets. Puis, je plie mon pantalon de manière à ne pas le froisser et le dépose sur ma chaise de bureau. Une fois en caleçon, je me jette sur mon grand lit et décide de mettre cette affaire de côté. Malgré un mal au ventre dû à l’angoisse de la soirée, j’essaie de me concentrer sur mes cours d’histoire que je dois réviser pour l’épreuve du Brevet blanc de demain. J’étale sur ma couette fleurie mon classeur, mon livre ainsi que toutes mes fiches triées par chapitre. Je n’ai pas le temps de me plonger totalement dans mes notes que quelqu’un gratte à ma porte et l’entrouvre. Agnès se présente dans son grand T-shirt rose, ses cheveux blonds enfin séchés et impeccablement coiffés.

— Tu crois que tu vas partir ? me demande-t-elle désemparée.

Avec délicatesse, elle s’avance jusqu’à mon lit, ses yeux s’attardent avec pudeur sur mon torse nu. J’aime bien le coup d’œil qu’elle jette sur moi à ce moment précis, plus ou moins insistant, mais discret, alors qu’elle se mord la lèvre inférieure. Une fois à ma hauteur, elle me fait face et nous échangeons un long regard chargé de tristesse et d’inquiétude. Elle finit par s’asseoir sur le bord du matelas, son genou touche délicatement ma jambe, mais je ne sais pas si elle le fait exprès. Je mime de ne pas y prêter attention, mais je ne vois que ça.

— Ils en pensent quoi tes parents ? la questionné-je en mâchonnant mon stylo.

Au premier, la chambre d’Agnès se trouve au même étage que la leur et j’espère qu’elle a pu entendre une bribe de conversation.

— Que seul le juge peut retirer votre garde, mais compte tenu de vos origines…

— Quoi ?

— Bah, ils ont un peu peur de voir débarquer une horde de gitans… déclare-t-elle avec dédain.

Je ne sais vraiment pas quoi penser, je ne connais plus les gens ni la vie au terrain. Ils ne me manquent pas. Je suis pris dans un tourment de confusion quand Agnès, maintenant excitée, m’annonce :

— J’ai ton secret !

J’envoie brutalement voler mes fiches sur mon bureau, impatient de l’entendre. Elle s’agenouille et se rapproche de moi sur le lit. Ses yeux bleus comme un ciel d’été pétillent quand elle avance ses deux poings fermés.

— Quelle main ?

Il faut toujours qu’elle me taquine et ça me fait sourire. J’en déduis que ce n’est pas une confidence qu’elle va me faire. Elle pique ma curiosité d’adolescent épris. Je ne veux pas être déçu.

— T’as un truc différent dans chaque main ou juste une main vide et le secret dans l’autre ?

— Y en a une vide !

Elle modifie la règle du jeu ce qui me met davantage la pression puisque je peux me tromper et ne rien avoir du tout. Je jauge ses poings pour voir si l’un semble plus gros que l’autre, mais je ne constate absolument aucune disproportion. Les pupilles d’Agnès ne me quittent pas, elles brillent de malice. Je me demande si la profondeur de son regard est aussi intense ce soir, car elle est encore en train de se moquer de moi ou parce que ce qu’elle va me confier est important.

— Celle-là ! dis-je en tapant de manière subtile sur sa main.

Le visage d’Agnès change et devient grave. J’arrête de lui sourire et l’interroge avec anxiété :

— C’est pas ça ?

— Si ! chuchote-t-elle en ouvrant lentement son poing.

J’y découvre un minuscule morceau de papier plié. Je veux le saisir, mais au moment où je tente de le prendre, elle referme sa main, emprisonnant mes doigts au passage.

— Tu le lis quand je serai partie !

— OK !

Elle me libère et jette en l’air le papier que j’attrape au vol. J’ai tellement envie de le lire, mais Agnès change de sujet.

— Demain, je t’éclate au Brevet blanc d’histoire !

— Ça m’étonnerait !

— Je vais gagner, dit-elle avec malice.

La porte s’ouvre et Tito affiche sa mine réjouie, il est toujours sur son nuage. Il va enfin retrouver notre ancienne vie qui lui a terriblement manqué. Je me laisse tomber contre la tête de lit en bois, gardant précieusement au creux de ma main, le petit secret d’Agnès. Tito s’allonge près de moi et je sens qu’il veut partager sa joie.

— Il aura mis le temps, le Paco.

Tito est en train de se métamorphoser. Il chasse toutes ses bonnes manières et en un rien de temps, il se réapproprie son accent chantant et sa façon de parler d’antan. J’observe Agnès, songeuse, alors qu’elle vérifie son brushing et tire sur une mèche rebelle.

— J’ai pas forcément envie de le revoir, avoué-je du bout des lèvres.

Tito me dévisage, à la fois surpris et dépité par ma réaction.

— Tu n’aimerais pas savoir ce qu’ils sont devenus et retrouver le frère et la sœur ?

— Je ne leur ai pas manqué pendant sept ans… Je ne comprends pas pourquoi d’un coup, ils se souviennent de nous !

Je souffre en prononçant ces mots, mais pourtant, c’est la réalité. Au fond de moi, je leur en veux terriblement d’avoir fait une croix sur nous pendant les années où j’avais tant besoin d’eux.

Les pas de Vanessa qui monte coucher Tom cognent sur les marches de l’escalier. En arrivant à proximité de ma chambre, elle marque un temps d’arrêt, puis, une main sur la hanche, elle nous rappelle à l’ordre avec autorité :

— Je repasse éteindre dans cinq minutes, les garçons ! Il est tard, c’est l’heure de dormir ! Agnès, tu descends, s’il te plaît !

Celle-ci soupire et se lève en nous faisant un petit signe pour nous souhaiter une bonne nuit. Je lui réponds par un clin d’œil complice, serrant dans mes doigts le morceau de papier.

— T’es bizarre, Scar ! On est des voyageurs, mon frère !

— Mouais, j’ai encore de l’histoire à réviser !

Je me suis tellement battu pour m’intégrer à cette famille et à l’école, que je trouve ça injuste que l’on réduise à néant tous mes efforts ; que du jour au lendemain, pour je ne sais quelle raison, ils réapparaissent dans nos vies. Est-ce que si je les rejoins, je pourrai tout de même continuer d’aller au collège ? Est-ce que Paco va me laisser le choix ? Est-ce qu’il m’autoriserait à rester au haras ? Comprendrait-il que je ne veuille pas le suivre ? Vais-je le décevoir si je refuse de partir ? Il m’est impossible de répondre à toutes ces questions et personne n’est en mesure de le faire pour le moment. La rage m’envahit. Je hais le destin qui s’acharne contre moi.

Pour ne pas pleurer et ne plus penser à tout ça, je déplie enfin le précieux petit papier.

« Je regrette que tu n’aies jamais essayé de m’embrasser ! »

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 29 versions.

Vous aimez lire Antoine COBAINE ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0