Chapitre 1 (suite) - 1634 -

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***

L’odeur du poulet qui rôtit dans le four m’ouvre d’un coup l’appétit et m’encourage à foncer prendre ma douche. Je monte les marches du grand escalier en pierre deux par deux pour rejoindre le dernier étage, celui des garçons. La chambre de Tom, le petit frère d’Agnès est vide, mais je distingue la lumière sous la porte de Tito. Je lui annonce en passant devant que je vais me laver.

Bien que nous occupions les combles, la hauteur sous plafond ne manque pas. Comme chaque pièce de la maison, la salle de bains à la tapisserie trop fleurie à mon goût a des proportions démesurées. Après m’être déshabillé, je me penche sur l’une des deux vasques pour m’approcher du miroir suspendu. Je jette un coup d’œil sur l’auréole rose et striée qui marque mon front, une tache de naissance que j’arrive plus ou moins à masquer avec ma mèche brune ou une casquette. Au ras du cuir chevelu, elle mesure une dizaine de centimètres et n’a jamais disparu en grandissant comme l’avaient promis plusieurs spécialistes, et ce, malgré l’application de baumes et de crèmes pharmaceutiques. Je plisse mon front en levant les sourcils pour vérifier qu’elle ne fonce pas trop en fonction des expressions de mon visage. Rassuré, à la fin de ce cérémonial hebdomadaire, je me souris, satisfait de mes traits fins et de mon regard bleu azur que tout le monde me complimente.

— À table ! crie Vanessa.

Elle orchestre toute la maison de manière très chronométrée et je n’ai pas trop intérêt de traîner. Parfois un peu austère et surtout très sévère, elle sait se faire entendre, tenant à merveille son rôle de femme au foyer qui se consacre à sa famille. Seul son fils Tom arrive à l’amadouer, il est incontestablement le petit préféré.

Je me précipite dans la douche pour me savonner et me rincer le plus vite possible, puis j’attrape une serviette que j’enroule autour de ma taille. Je cours dans ma chambre où j’enfile mon pantalon noir, impeccablement repassé. Chez les Botchecampo, on dîne endimanchés : chemise pour les hommes et robe pour les dames. Dans la spacieuse salle à manger, bien que les chandeliers ne soient allumés que pour les grandes occasions, le souper représente le rite de fin de journée. Les autres repas sont pris dans la cuisine de manière moins protocolaire.

— À table, répète Tito en passant devant ma chambre.

— C’est bon, j’arrive !

Je le rattrape dans les escaliers, en terminant de boutonner mon col et mes manches puis, m’assois à côté de lui, juste en face d’Agnès qui est resplendissante dans sa toilette bleue assortie à ses yeux. Elle a lavé ses cheveux, mais n’a pas encore eu le temps de les sécher. Je tente de ne pas montrer que je suis subjugué et me concentre sur la cuisine d’où provient l’odeur alléchante.

Le moment du dîner reste très privilégié. Dans la pièce où le mobilier, héritage des générations précédentes, est d’une grande beauté, la table est dressée avec la vaisselle de famille sur la traditionnelle nappe blanche. Pierrot et Vanessa tiennent à ce que ce repas soit l’occasion d’échanger pour chacun dans le respect des coutumes. Tom, le petit dernier à la bouille d’ange, monopolise toujours le temps de parole par ses histoires très drôles et qui détendent l’atmosphère.

Instinctivement, du bout de l’index, je suis le contour de la fleur rose dessinée au centre de mon assiette en porcelaine de Sarreguemines puis, je retire le couteau qui m’a été mis. Je le range dans le tiroir du grand vaisselier qui se trouve juste derrière moi pour sortir de ma poche mon Laguiole au manche nacré que je déplie et pose devant moi. Pierrot émet une grimace en m’observant faire, mais se retient de commenter. Préférant se concentrer sur ce que raconte son fils, il a compris que je ne changerai jamais cette habitude malgré son chantage.

Je lance un sourire à Agnès qui mime de ne pas me voir. J’attends le moment où son regard se posera enfin sur moi pour lui rappeler ce qu’elle me doit, mais elle est bien trop joueuse, elle sait m’éviter.

— Alors, Tito ? Ta journée au garage ? interroge Pierrot inquiet.

À demi avachi sur la table, mon frère qui jusque-là n’était pas du tout intéressé par la conversation relève les yeux. Lorsqu’il réalise que c’est bien lui que Pierrot interpelle, il se redresse sur sa chaise et se racle la gorge. Nous sommes tous suspendus à ses lèvres. Les minutes passent, il hausse ses larges épaules, puis gratte son crâne rasé. Il a toujours entretenu la coupe de cheveux que nous avions enfants. Contrairement à moi, Tito est resté très attaché à notre ancienne vie. Aujourd’hui encore, il a beaucoup de mal à supporter les règles du haras et l’autorité de Pierrot.

Il hésite à répondre et j’en déduis que ce n’est pas très bon signe. Il a pris pas mal de retard dans les études et aime se vanter de tenir tête aux enseignants. En première année d’apprentissage mécanique, rien ne l’intéresse réellement, si ce n’est peut-être les filles et l’envie de retrouver notre vraie famille. Comme nos ancêtres, il estime ne pas avoir besoin d’instruction pour retourner au camp. C’est devenu une obsession, une source de conflits permanents avec les parents. Il a déjà changé quatre fois de maître de stage depuis le mois de janvier. Pierrot se désespère, car il a fait le tour de tous les garages du coin pour diverses raisons. Retards, absences, vols, violences, il enchaîne les histoires, s’exprime avec ses poings et refuse de se plier à une quelconque autorité. S’il ne reste pas chez ce dernier, cela deviendra problématique.

— C’est bon, ça va ! finit par dire mon frère aîné en saisissant un morceau de pain.

Au grand soulagement de Tito, Vanessa l’interrompt en déposant le plat de poulet au centre de la table. Le sujet des stages est provisoirement mis de côté et la tension qui s’annonçait redescend d’un cran.

— Je vous sers, propose-t-elle.

Tito avance son assiette le premier, mais Pierrot lui fait signe que non.

— Les dames d’abord ! Agnès !

Fière d’être toujours la première, elle me jette enfin le coup d’œil que je me languissais de recevoir. J’en profite aussitôt pour articuler sans émettre de son : ton secret !

— Oscar, pas de messe basse ! me reproche Vanessa qui a vu mon manège.

Agnès prend son air innocent quand le téléphone sonne dans la cuisine. Pierrot se lève et s’échappe pour répondre en pestant qu’on le dérange à l’heure du dîner.

— Commencez à manger avant que ce ne soit froid, nous indique Vanessa qui a servi tout le monde.

Je me précipite sur mon assiette. Aider Pierrot dans les écuries m’ouvre l’appétit. Dès notre arrivée, il nous a formés aux travaux physiques qu’il a, au fur et à mesure, adaptés à nos âges. Je n’avais connu que la liberté et cela a été difficile au départ, je n’appréciais pas les ordres et les chevaux m’impressionnaient. Désormais, j’aime rentrer du collège et passer du temps au milieu des équidés, non pas pour les monter, mais leur présence me détend. Cela me permet aussi d’échanger un moment exclusif avec Agnès. Nous avons le même âge et en dehors de l’école, nous sommes inséparables. Pourtant, je dois avouer qu’elle a largement le dessus sur moi, je me soumets à ses beaux yeux.

— C’est votre frère ! me coupe Pierrot dans mes pensées.

— Notre frère ? disons-nous en cœur, stupéfiés par cette annonce.

Il ne s’est pas manifesté depuis tant d’années que nous nous interrogeons mutuellement du regard.

— Il a demandé Tito !

Celui-ci se lève d’un bond, reculant trop brutalement, sa chaise s’écrase sur le sol. Tracassé, je me tourne vers Vanessa qui me sourit tristement. Je suis soulagé qu’il ne m’ait pas désigné, je n’aurais pas su quoi lui dire, même si au fond de moi, je suis curieux et impatient de connaître la raison de son appel.

— À l’école, j’ai dit que Tito et Oscar sont mes frères ! recommence Tom qui n’arrête jamais de parler.

— C’est bien ! lui répond Pierrot en lui caressant la joue.

Personne n’écoute vraiment ce que raconte l’enfant, notre attention étant largement focalisée sur la communication téléphonique qu’entretient Tito. Le temps est comme suspendu. Face à moi, la comtoise marque chaque seconde qui s’égrène. Je voudrais qu’elle arrête le tic-tac de son balancier pour mieux entendre ce que chuchote mon frère. En vain, je repense à la famille parfois envahissante, au terrain et aux caravanes dont j’ai très peu de souvenirs. Toute ma vie est dans cette maison, souvent un peu trop rigide, mais pour le moins confortable.

Tito réapparaît enfin, arborant un air embarrassé. Son attitude m’angoisse. Après nous avoir tous contemplés quelques instants, il fait le tour de la table et ramasse sa chaise pour s’asseoir. Puis, il avale un morceau de poulet, et la bouche pleine annonce un grand sourire aux lèvres :

— Paco va venir nous chercher !

Il semble soudain si heureux, son rêve se réalise enfin. Tito attend ce jour depuis notre arrivée tandis que de mon côté l’angoisse m’assaille. Je n’ai jamais imaginé retourner là-bas. Mon frère et ma sœur sont purement et simplement devenus des étrangers.

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