Chapitre 2 - 1/2

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Un léger grincement m’informe de la venue imminente de l’un des membres de ma famille. Je range précipitamment la lettre dans une boîte ornée de dorures, à la fois incapable de la jeter et encore moins de la relire. J’ai peut-être eu tort d’écrire à Nathan comme si il était encore là…

J’attrape un livre au hasard sur ma table de chevet et l’ouvre précipitamment. Je ne devrais pas avoir honte. Je n’ai rien fait qui nécessite de me cacher de la sorte, et pourtant, je ressemble à un enfant pris en faute qui essaye de nier sa culpabilité…

Trois brefs coups me font lever la tête. Ce sera donc mon oncle ; il est le seul à frapper à ma porte de cette manière. Comme à son habitude, il attend quelques secondes avant de pénétrer dans ma chambre, le temps que je puisse rejoindre l’entrée pour l’en empêcher dans le cas où j’aurais des choses à cacher.

— Raphaël, me salue-t-il avec un sourire. Tu viens m’aider à faire des courses ? Ça te permettra en même temps de travailler ta conduite.

Je n’hésite pas une seule seconde avant d’acquiescer. Bien malgré moi, le souvenir des mots tracés à l’égard de mon ami perdu ne cesse de me revenir en mémoire. Ils me hantent, me rongent et me détruisent, comme si leur simple présence prouvait l’absence de Nathan. Pire encore : l’idée qu’une personne extérieure puisse lire la lettre me rend malade.

Je pose sur ma table de chevet le livre dont je n’ai pas lu une seule ligne pour rejoindre Jack au rez-de-chaussée.

— Ah chéri ! N’oublie de prendre des cerises, l’interpelle ma tante.

— C’est écrit sur la liste ?

— Non, mais tu vas quand même réussir t’en souvenir ?

— Je n’achète que ce qui est sur la liste de courses.

— Tu es limité à ce point ?

La moue mi-vexée, mi-amusée de mon oncle vaut le coup d’œil. Sa femme ne manque d’ailleurs pas de lui faire remarquer dans un éclat de rire où il ne tarde pas à la rejoindre. Je souris discrètement de leur complicité sans toutefois intervenir, de peur de briser le fragile équilibre entre eux. Non pas qu’ils aient une relation tendue, mais il y a des moments où il vaut mieux éviter de se faire remarquer, au risque de rester dans l’ombre.

J’attrape quelques sacs de courses ainsi que les clefs de voiture et sors discrètement par la porte de derrière. La Renault orange de mon oncle me nargue tranquillement de son air paisible. Personne ne pourrait soupçonner que dans quelques minutes à peine, un combat acharné s’engagerait entre nous. Une bataille sans pitié entre la machine et l’homme. Une rivalité éternelle.

À contrecœur, j’ouvre la portière du conducteur et m’installe face au volant. Je n’ose toucher ce dernier, au cas où il m’exploserait au visage. L’ennemi est prêt à tout pour nous détruire…

— Tu comptais partir sans moi ?

Jack s’assoit à mes côtés, une joie inexplicable peint sur le visage. Je signe ma réponse rapidement : « Si c’était le cas, je t’aurais volé ton portefeuille avant ». Il rigole, visiblement d’excellente humeur. J’aime voir les gens heureux, ils donnent l’impression de rayonner, à la façon d’un soleil miniature. J’imagine aussitôt Nathan me contredire en exposant le fait que les gens joyeux sont niais et la plupart du temps, simplets. Mes lèvres s’arquent légèrement dans un sourire discret.

— Allez, roule ! Et dans la mesure du possible, essaye de ne pas nous tuer !

Sa plaisanterie tombe à l’eau, mais je me garde bien de lui faire savoir et démarre le moteur. Appuyer sur la pédale d’embrayage pour passer en première vitesse. Puis sur l’accélérateur. Relâcher progressivement la pédale d’embrayage tout en appuyant sur celle de l’accélérateur. Et… Pourquoi ça ne marche pas ?!

— Raphaël. Le frein à main.

Oups. Je m’empresse de relever ce dernier de toutes mes forces, sans relâcher la pression sur les pédales. Aussitôt, la voiture commence à tressauter vers l’avant, à la manière d’un rodéo en foire. J’éclate de rire, contrairement à Jack qui commence à s’égosiller.

— Mais freine espèce d’andouille ! Tu vas casser ma bagnole !

Finalement, il se charge lui-même de redresser le frein à main et ainsi, stoppe le ménage que j’ai créé par inadvertance. Encore hilare, je peine à le regarder sérieusement alors qu’il me sermonne. Je vais vraiment finir par casser cette voiture.

Après une intense, mais brève réflexion, Jack décide de me laisser la place du passager pour endosser le rôle crucial de conducteur. J’ignore pour qui il craint le plus : lui ou sa Renault. Sûrement un mélange des deux… J’attache ma ceinture et laisse ma tête reposer contre la vitre. De ce côté du véhicule, le tas de ferrailles me semble bien plus avenant et bien moins dangereux.

— Qu’est-ce qu’il fait chaud… On étouffe là-dedans !

Pour illustrer ces propos, il allume la climatisation en même temps que la radio. C’est vrai que c’est un mois de juillet particulièrement chaud. Les températures suffocantes sont tout bonnement insupportables et ne m’aident clairement pas à trouver le sommeil.

Le trajet dure moins de vingt minutes. Une fois arrivé, mon oncle se gare sur le parking désert en prenant soin de m’expliquer la meilleure façon de faire une bataille arrière. Je l’écoute distraitement, tout à fait conscient du fait que peu importe mon attention et ma compréhension sur la théorie, la pratique est et restera une véritable catastrophe. À l’image du parking, le supermarché est vide. Nous croisons quelques retraités ou mères de famille, une dizaine de personnes tout au plus.

— Bon, je te missionne pour aller chercher des gâteaux et du chocolat.

J’acquiesce et pars aussitôt en quête de sucreries bourrées en matières grasses et en conservateurs. Quoique… Le sucre doit se charger de cette dernière fonction à merveille. Alors que je m’égare dans les rayons remplis de cookies, de sablés et de viennoiseries en tout genre, un choix difficile s’impose : prendre uniquement le pack de six boîtes de brownies ou faire un mélange de différents biscuits ?

Ma réflexion intense attire le regard suspicieux d’une mère accompagnée de ses deux enfants. Je lui adresse un sourire contrit avant d’opter pour les brownies. Si je prends dix boîtes comme la dernière fois, Corinne va nous tuer. Dans cette situation, je pourrais clamer mon innocence grâce à la promotion sur le pack de six. Après avoir récupéré les tablettes de chocolat demandées par mon oncle, je pars à la recherche de celui-ci, les bras encombrés.

J’ai beau arpenter en long et en large le magasin, impossible de le trouver. Jack est introuvable. Encore. Je soupire, habitué à ses disparitions soudaines. Il suffit qu’il dise qu’on se retrouvera près du rayon frais pour que je le découvre près des télévisions de cent vingt pouces. Quand on parle du loup, me voilà justement du côté électronique. Du chocolat et des gâteaux jusqu’au cou, je cherche mon oncle entre deux nouveaux modèles de téléphones.

Après quelques allers-retours, force est de constater qu’il demeure introuvable. Mon regard tombe alors sur une paire d’écouteurs familière. Inexorablement attiré par cette dernière, je dépose ma pile d’articles à même le sol pour l’examiner. Je les reconnais sans mal : ce sont ceux que j’ai offert à Nathan. Drôle de coïncidence…

En deux ou trois mouvements, je ramasse tous les boîtes de sucreries et quitte le rayon pour repartir à la recherche de mon tonton disparu. À peine ai-je amorcé quelques pas que je m’arrête. Mes sourcils froncés et ma mine renfrognée effraient une petite fille qui s’empresse de se cacher dans les jupes de sa grand-mère. Je secoue la tête pour dissiper mon hésitation, mais cette dernière semble bien décider à me hanter pour le reste de mes jours.

Un claquement de langue agacé m’échappe. Je tourne brusquement les talons pour retourner là d’où je viens. Lorsque j’attrape la boîte d’écouteurs, mon mouvement rageur manque de faire tomber la totalité des appareils présents. La raison de ma colère m’est inconnue, aussi, je me retiens de m’excuser auprès des différents articles entreposés que j’ai failli renversé. Je doute qu’ils auraient été sensibles à une quelconque excuse.

Satisfait de moi-même, les oreillettes ajoutées sur le haut de ma pile d’achat, je pars rejoindre Jack. Par miracle, je réussis à le retrouver près des bouteilles de vin — évidemment, j’aurais dû m’en douter.

— Bah alors, t’en as mis du temps !

Je me retiens de lui faire remarquer que j’ai passé plus de temps à le chercher qu’à choisir les gâteaux. Je dépose ces derniers dans le panier qu’il traîne derrière lui et ces yeux tombent sur la petite boîte noire.

— Des écouteurs ? Pourquoi tu prends ça ?

Je signe ma réponse de façon aussi sérieuse que possible : « Pour écouter de la musique ».

— Et depuis quand tu écoutes de la musique, toi ?

Je hausse les épaules, légèrement vexé. Il est vrai que je n’en écoute pas beaucoup, mais tout de même, j’apprécie lorsque la radio est allumée ou lorsqu’un CD tourne dans la voiture.

— Fais pas cette tête voyons, sourit mon oncle en m’ébouriffant les cheveux. Je te taquinais. Fais juste gaffe, ce genre de merde tient rarement plus de quelques mois. Surtout si tu les utilises souvent.

J’en prendrai soin. Je ferai très attention. Nous continuons nos courses avec une complicité évidente. De l’extérieur, nous devons sûrement avoir l’air d’un père et son fils en parfaite entente. Cette pensée me serre le cœur. Une petite part de moi voudrais s’écrier que Jack n’est pas mon père tandis que l’autre souhaiterait au contraire qu’il remplace mon paternel pour que je n’ai plus à souffrir de son absence. Mais peut-on vraiment remplacer un parent de cette façon ? Est-ce seulement possible ?

— Le fromage, c’est bon. Les fruits aussi. Oui, oui, les cerises de ta tante aussi. Je n’ai pas oublié, tu pourras bien le lui dire ! Comment ça c’est toi qui me l’as rappelé ? Absolument pas !

Je souris.

— Les glaces aussi c’est fait. Je crois qu’on a fini !

J’écoute tranquillement Jack blablater sur un tas d’informations inutiles tandis que nous nous dirigeons vers la caisse. Il paye les (trop) nombreux articles amassés dans notre petit panier, puis nous quittons le supermarché. Cette fois-ci, mon oncle ne me demande même pas si je souhaite prendre le volant, décidant que pour notre bien, il vaut mieux qu’il se charge de la conduite.

— Quand est-ce que tu veux retourner à Lyon déjà ?

Ma main fait un arc de cercle vers l’avant puis se dirige vers mon menton pour s’en éloigner le pouce relever. Traduction : après-demain.

— Tu es sûr que ça ira ? Pour le logement et tout ?

Je hoche la tête avec un sourire rassurant. Nathan a raison : je passe ma vie à sourire.

— On va être triste nous, sans toi.

Un sourcil relevé à sa remarque, je lui lance un coup d’œil amusé.

— Bon d’accord, on va surtout avoir la paix ! rigole-t-il. Mais c’est toujours triste de voir des personnes chères à notre cœur partir.

La dernière phrase vise évidemment à me tester. Je choisis sciemment de l’ignorer pour me concentrer sur le paysage qui défile de l’autre côté du carreau de verre afin d’oublier les mots qui ont planté des milliers d’aiguilles dans ma chair. Des souvenirs qui s’emmêlent dans mon cœur, des détresses qui s’entassent dans mes yeux.

— Raphaël, je sais que tu n’as pas envie d’en parler, mais… Corinne et moi pensons vraiment qu’il faut que tu en parles. Tu n’as pas dit son nom une seule fois depuis qu’il n’est plus là. Je sais que l’absence de Nathan t’est insupportable, même si tu refuses de l’admettre.

Mes poings se contractent. Un flot de colère et de tristesse me traverse à la vitesse de la lumière. Mes mots sont hésitants, encore tremblotants et fragiles malgré les interminables heures de rééducation.

— Comme tu… tu l’as si b-bien dit, je ne v-veux pas p-parler lui.

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