Chapitre 2 - 2/2

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Jack soupire, sûrement fatigué par la situation dans laquelle je le mets. J’ai conscience de son inquiétude et de son simple désir de m’aider, mais je ne suis certainement pas disposé à me laisser dorloter et encore moins à pleurer devant lui. Pour moi, le sujet est clos depuis bien longtemps. Depuis que Nathan n’est plus là. Je ne souhaite plus en parler, et même les éternelles questions de Swan ainsi que sa lourdeur naturelle n’ont pas réussi à me faire changer d’avis. Il n’y aura plus jamais rien à dire sur lui.

Les mains tremblantes d’avoir prononcé quelques mots, je tourne le regard vers le paysage qui défile. Mon sourire s’est effacé en même temps que ma bonne humeur, à la manière d’un oiseau envolé à l’entente des pas d’un chasseur. Nathan s’est lui aussi envolé, tel un faucon aux ailes abîmées. Un faucon aux ailes brisées qui a chuté… Il est parti loin, désespérément loin, là où je ne peux plus le rejoindre. Là où je ne peux plus entendre ses répliques cinglantes et ses jurons déplacés. Là où je ne pourrai plus sentir son odeur imprégné de cigarette. Là où nul cri, nulle larme, ne pourra l’atteindre…

— Raphaël ?

Mes yeux clos, précédemment fermés pour ne plus avoir à affronter la réalité, se rouvrent avec lenteur, embués par des larmes qui ne couleront jamais. Mon oncle me fixe avec inquiétude, debout dans le jardin.

— On est arrivés, dit-il avec toute la douceur et la bienveillance qu’il possède.

Son attitude m’expédie brusquement dans le passé. Un retour en arrière qui me force à revoir un souvenir datant pratiquement de deux ans, alors que mes parents venaient tout juste de mourir. Jack et Corinne étaient venus me chercher au commissariat et s’étaient aussitôt montrés d’une extrême bonté avec moi. Malgré le fait que je ne pipais un mot, malgré le fait que je ne regardais personne dans les yeux. Leurs gestes et leurs paroles étaient alors emplis d’une telle gentillesse qu’elle en devenait pratiquement écœurante.

Mes poings se contractent imperceptiblement dans une colère sourde. Je ne veux plus vivre dans le passé, je ne lui appartiens plus. Je détache ma ceinture et sors de la voiture. J’adresse un beau sourire à mon oncle, puis l’aide à décharger les courses. Ma tante nous aide à les ranger, tout en faisant la conversation. Même si Jack lui répond avec ses habituelles blagues vaseuses, je sens son regard posé sur moi. Il semble pratiquement guetter le moindre faux pas, la moindre faille que je laisserai à découvert pour pouvoir s’y engouffrer et dévoiler mes sentiments au grand jour. Dévoiler mes regrets et mes peines, ma colère et ma tristesse. Les étendre au soleil, les essorer sous la pluie pou ensuite les empaler sur une toile blanche. Les exposer dans le musée de la vérité, à la manière d’un papillon épinglé sur un mur.

Mes sourires sonnent de plus en plus faux à mes propres oreilles. Ils sembles s’effilocher, se dérober comme le sol qui s’effondre sous mes pieds. Lorsque les derniers yaourts ont rejoint leur place dans le frigo, je m’éclipse discrètement, mes écouteurs soigneusement rangés dans ma poche. Je monte les escaliers quatre à quatre et rejoins ma chambre dont la porte claque sans un bruit. Je m’adosse au battant, le souffle saccadé. Je me laisse glisser au sol, les yeux rivés vers un plafond dont le blanc me cache les reflets du ciel.

Le monde s’est soudainement mis à tourner plus vite, les secondes défilent à toute vitesse, elles me filent entre les doigts sans que je ne puisse rien y faire. Quelle erreur ai-je commise ? Quels mots, prononcés au détour d’un couloir ou sur le bord d’un trottoir, n’ai-je pas su dire ? Revenir en arrière est devenu impossible et il ne me reste plus que nos souvenirs à ressasser pour l’éternité.

Mais je n’ai pas mal. Ce n’est pas la tristesse qui dépose des perles dans mes yeux ensanglantés. Ce n’est pas la douleur qui déchire mon cœur en des milliers de petits morceaux éparses. Seule la colère m’anime. Elle empoisonne mon quotidien jour après jour. Elle me consume à petits feux. Je t'en veux, Nathan.

Je me lève tranquillement, chassant de mon esprit ces désagréables sensations. Quelques affaires traînent sur mon lit et sur le sol, des vêtements, des feuilles de cours et de la nourriture qui s'éparpillent dans la pièce. Je range rapidement le capharnaüm qui a élu domicile dans ma chambre, puis, j'attrape un sac. J'y fourre quelques gâteaux, un tee-shirt et un short, pour ensuite l'endosser. Au dernier moment, je me ravise et repose le contenant par terre. Au final, je n'en aurai sûrement pas besoin.

En moins de temps qu'il ne faut pour le dire, j'ai quitté la maison, évité mon oncle et ma tante, et traversé la moitié du jardin. Une petite boule de poils grise se faufile alors entre mes jambes pour venir se frotter à mes chevilles. Braise quémande des caresses avec force de miaulements, espérant sans doute que sa petite tête moustachue saura me faire craquer. Il faut reconnaître qu'elle sait ce qu'elle veut et comment l'avoir...

Le chatte entre les bras, je déambule dans des rues désertes où la chaleur vrille l'air et les paysages. Les routes semblent avoir été délaissées au profit d'un peu de fraîcheur présente dans les maisons. Braise se love contre ma poitrine pour se cacher d'un soleil bien trop ardent. Ses miaulements ont cessé au moment où je me suis penché pour la prendre contre moi, mes caresses ont fait taire ses protestations et ses envies.

J’abandonne rapidement les trottoirs pour rejoindre l’espace dégagé qu’offre la route. Je cale mes pas sur la ligne blanche qui fend l’asphalte en deux, le regard rivé sur le bitume brûlant. Lorsque je n’ai plus besoin de regarder mes pieds pour être certain de marcher sur la peinture, je relève la tête. Mes yeux scrutent le ciel d’un bleu parfait. Trop parfait. Aucun nuage ne vient troubler cet océan azur, aucune imperfection ne vient l’assombrir. On pourrait presque croire qu’il s’agit d’un tableau, un voile destiné à nous leurrer sur la réalité.

Mes pas s’écartent progressivement de la ligne blanche sans que je ne m’en rende compte. Lorsque je remarque enfin cette déportation vers la droite, un carrefour m’oblige à choisir ma destination jusqu’alors inconnue. Sans trop comprendre la raison de mon choix, je n’emprunte aucun des deux chemins et m’enfonce dans la forêt. La présence des diverses essences d’arbres rafraîchit l’air ambiant, soulageant ainsi la chaleur qui m’assaillait. Braise se redresse dans mes bras pour écouter le chant des oiseaux et le craquement des branches sous mes baskets.

Je n’ai aucun mal retrouver l’endroit. Le repère de Nathan. Un brin de culpabilité vient titiller ma conscience à m’aventurer ainsi dans son jardin secret sans son accord et sans sa présence. Je me rappelle bien vite que la forêt n’est à personne. À moins que ses parents ne possèdent des terrains boisés en plus de leur immense richesse ?

Je dépose la chatte au sol pour m’assoir sur un des gros rochers qui borde la rivière. Je suis à peine installé qu’une boule de poils gris vient se loger entre mes jambes en ronronnant. Un sourire éclot sur mes lèvres. Je gratte l’arrière de ses oreilles distraitement.

— Un vrai pot de colle, murmuré-je. Pot de glue…

Ma voix se fracture sur les derniers mots. Je me râcle la gorge pour réussir à articuler correctement, mais la colère et le stress m’ont à nouveau rendu muet. Mes poings se contractent et mes caresses se suspendent au-dessus de Braise. Celle-ci, mécontente, se retourne pour me fixer de ses yeux noirs. Je me perds dans ses deux fentes sombres, essayant vainement de comprendre quel sentiment peut bien agiter l’animal.

Lorsque je détourne le regard, un miaulement brise la tranquillité des lieux. La chatte s’est assise entre mes cuisses et miaule férocement. Elle semble presque me reprocher quelque chose.

— Ça ne sert à r-rien de miau… miauler comme ça. Ça ne v-va pas le f-faire… r-revenir.

Braise consent à garder le silence quelques secondes avant de recommencer son solo tonitruant. Je secoue la tête et la repousse gentiment pour quitter la pierre où je me suis installé. Je rejoins le bord de la rivière, les membres tremblants. À la surface de l’eau se superposent mille souvenirs enflammés, mille larmes aux couleurs des lames qui tailladés ses poignets et mille mots jamais prononcés. Des sourires qui ont disparu, des rires qui se sont perdus. Envolés, balayés, malmenés par un vent imaginaire, une brise déjà trop loin pour être rattrapée. Le soleil se joue des miroitements qu’il crée, il s’amuse à tracer sur les courants des éclats de lumière éphémères pour dissiper les images du passé.

Le coup est parti tout seul. Ma main a tranché l’air pour venir gifler mon reflet. Je prends à peine le temps de me débarrasser de mon tee-shirt et de mon short et me jette dans l’eau glacé que même la chaleur d’été n’a pas su réchauffer. Les bulles remontent sur mon passage alors que je m’enfonce toujours plus profondément. Le sol est relativement proche de la surface, ne s’agissant là que d’une simple rivière, et pourtant, lorsque j’expulse tout l’air de mes poumons pour venir m’assoir au fond de l’eau, la surface me semble désespérément lointaine.

Tous les bruits ont disparu. Les couleurs se confondent toutes dans un camaïeu de bleu. Le manque d’oxygène me brûle rapidement les poumons, mais je ne bouge pas d’un pouce. Les yeux rivés vers la surface d’où percent les rayons du soleil, je ne sais plus pourquoi j’ai plongé dans l’eau. Mes doigts se referment alors sur une main imaginaire. Ta main qui me tire vers le haut, vers la lumière et l’air. J’émerge de l’eau en toussant et en agitant faiblement les bras pour ne pas boire la tasse. Je nage vers la berge où m’attend sagement Braise, assise bien au sec sur un rocher.

Je tombe. Haletant, pantelant, exténué. Sur le sol se mélangent l’herbe, la mousse et les branches mortes.

— Pourquoi… t-tu… n’es… plus… là ?

Les secondes s’égrènent au ralenti, imperturbables face à ma douleur et à ma rancœur. Il me faut de longues minutes avant de réussir à me relever pour enfiler mes vêtements. Braise vient aussi se frotter contre moi, satisfaite de pouvoir à nouveau recevoir des caresses sans risque de se faire mouiller. Je retourne m’installer sur mon rocher, tout comme elle se faufile une nouvelle fois entre mes jambes.

Je me demande quelle sensation pourrait me traverser si je réussissais à pousser un cri. Si un hurlement réussissait à franchir mes lèvres. Les oiseaux s’envoleraient-ils par milliers, effrayés par mes sentiments ? Une personne quelconque m’entendrait-elle et serait prise de pitié ? Et toi, m’écouterais-tu ? Pourrais-tu seulement m’entendre ?

Mes doigts se referment doucement sur les écouteurs encore présents dans ma poche. Sans trop savoir ce que je suis en train de faire, je les branche sur mon portable. Braise observe mes doigts tremblants tapoter l'écran de mon portable, à la cherche de la chanson que nous avons écouté tous les deux. Celle que tu m'as fait découvrir alors que j'allais si mal.

I don't know where I'm at… Le ciel que nous avons tant observé tous les deux semble désormais pleurer sans ton regard pour le réconforter. …I shot for the sky, I'm stuck on the ground… Maintenant que tes répliques cinglantes ne viennent plus m’assassiner en quelques mots amoureux, qui pourra reconstruire tout ce que tes sourires ont fait fleurir en mon cœur douloureux ? …So why do I try, I know I'm gonna fall down… Te souviens-tu de tous ces rires que nous avons partagés ? Te souviens-tu de toutes les larmes que tu as fait couler ? …I thought I could fly, so why did I drown… Je pensais que tu m’aimais, pourquoi m’avoir laissé dans un monde où les blessures ne guérissent jamais ?

Pourquoi m’as-tu abandonné ?


Extrait de Down de Jason Walker (lien en commentaire)

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