Chapitre 18 : Un revirement inespéré

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Une fois sortie de la salle de réunion, Célestine sortit son smartphone de son insondable sac à main. Elle composa le numéro de Norbert.

­- Oui, Célestine ?

-­ Bonjour Norbert. Je crois que j’ai fait une bourde. J’ai claqué la porte du conseil d’administration. J’ai un peu l’impression de m’être virée moi-même.

Félicitations, mon amie. Vous avez pris le même chemin que moi il y a quelques années. Sauf que vous, vous l’avez fait de votre propre chef. Il faut qu’on vienne vous chercher ?

-­ Honnêtement, ça m’arrangerait. Mais je peux appeler un taxi.

Non, laissez ! J’arrive.

La fée sortit dans la cour enneigée du Manoir Noël. Après les fêtes, s’il n’y avait eu une poignée d’ouvriers (désormais des travailleurs saisonniers) qui retiraient les décorations du sapin, elle eût été vide. Cela faisait longtemps que l’élevage de rennes avait disparu du pré à proximité. À la place, des vaches paissaient. La propriété lui faisait l’impression d’un beau rêve dont elle se serait réveillée, avec la légère amertume que cela vous laisse quand vous comprenez que tout cela n’était qu’un rêve.

Le portail en fer forgé était électrique. Il était suffisamment large pour laisser passer une voiture. Mais dans un des battants, une autre porte, plus petite, était prévue pour laisser sortir une personne à pied. Célestine appuya sur le bouton, et partit, sa valise à roulettes derrière elle, vers le monde extérieur.

La route sur laquelle donnait le manoir était bien vide, même si en contrebas, on entendait la rumeur des rues de Besançon. Puis parmi les bruits de moteurs, elle commença à en distinguer un, plus net, plus marqué. Et elle vit arriver une Peugeot 307 bleue qu’elle reconnut immédiatement : c’était celle de Norbert. La neige commençait à tomber, et Célestine commençait à avoir froid.

-­ Célestine ! Montez vite !

La fée obtempéra et monta sur le siège du passager, après que le lutin eut mis sa valise dans le coffre.

- Je suis tellement content de vous voir ! s’enthousiasma Norbert. Vous n’avez pas idée.

- Vraiment ?

- Mais oui. Et puis le fait que vous partiez… c’est une très bonne nouvelle. Maintenant, vous êtes vraiment de notre côté.

- Je suis du côté de Noël.

- Mais oui… Je sais. Et je pense qu’Étienne va se réveiller, s’il voit que vous le laissez tomber.

- Même sa propre mère, il ne l’écoute plus.

- C’est sa mère… Vous, vous êtes extérieure à la famille. S’il y a bien une chose que je sais, c’est qu’à un moment, les enfants prennent leurs distances. J’ai eu plusieurs épouses humaines, avant Géraldine. Et mes plus vieux enfants doivent avoir au moins deux-cents ans.

Célestine pensa à sa propre fille, Églantine. C’était une jeune femme, désormais, et elle aussi avait pris ses distances. Et pourtant, elles étaient très fusionnelles quand elle était plus petite. Certes, elle vivait toujours à la maison, mais cela ne durerait pas éternellement. Un jour, elle rencontrerait sûrement l’amour, et les choses changeraient.

Ce qui inquiétait Célestine, c’était surtout de savoir si Anne-Marie allait se ranger derrière son fils, ou si ce serait l’inverse.

- Vous n’êtes pas convaincue, n’est-ce pas ?

- Pas vraiment… J’ai l’impression d’avoir gâché notre seule planche de salut.

- Et bien moi, je vous parie qu’il va se raviser.

- Vous pariez ? Vous pensez vraiment en avoir les moyens ?

- Les affaires de Géraldine se portent plutôt bien.

- Que voulez-vous parier ?

- Vous aimez la saucisse de Morteau et le vin du Jura ?

- J’adore ça. Vous me mettez en appétit.

- Dans ce cas, on vous emmène au restaurant. Et je vous parie l’addition que les Noël vont vous rappeler d’ici ce soir. Étienne ou Anne-Marie. Et que ce sera une bonne nouvelle.

- Si jamais vous avez raison, non seulement je paie l’addition, mais vous pourrez rajouter le champagne à la note.

Célestine reçut bien un coup de téléphone le même jour à 18h00. Sur l’écran de son smartphone, le nom d’Anne-Marie Noël s’affichait.

- Célestine la fée bonjour ?

- Célestine ? C’est Anne-Marie.

- Oui, je sais, j’ai vu votre nom. Que puis-je faire pour vous ?

- En fait, ce n’est pas pour moi. C’est Étienne qui aimerait vous parler.

- J’espère qu’il n’attend pas d’excuses.

- Non… Je ne crois pas.

- Hum… passez-le moi.

Il y eut un temps de silence tandis que le téléphone passait d’une main à une autre.

- Célestine ?

La fée reconnut immédiatement la voix d’Étienne. Son ton était grave. Mais loin des reproches, la fée lisait une profonde tristesse, celle d’un homme qui avait pris conscience de ce qu’il avait fait.

- Oui ? dit la fée d’un ton distant.

- Je n’attends pas d’excuses de votre part. En fait, c’est plutôt moi qui vous en dois.

­ Ah oui ?

- Oui. En fait… J’ai entendu votre avis. Et après y avoir bien réfléchi, je suis assez d’accord avec vous.

- Mais ?…

- Mais je suis coincé face à Lenoir et sa clique. S’ils retirent leurs billes, le groupe va s’effondrer en bourse.

- Et ce serait si grave ?

- Enfin !… Des milliers de gens comptent sur nous !

- Des milliers de lutins comptaient sur vous aussi, et vous les avez abandonnés à leur sort. Je n’ai pas le souvenir que vous vous en soyez tellement soucié, à l’époque. Si ?

- …

- C’est bien ce que je craignais. Allez,… bonne soirée…

- Non, attendez !

- Quoi ?

- Vous avez raison. Je ne me suis pas soucié d’eux, contrairement à mon père, ou même à vous. Et je me suis comporté comme un imbécile.

- Pardon ?

- Les mémoires de Papa… J’ai commencé à les feuilleter après la réunion. En fait, votre réaction a tellement bousculé tout le monde que mes frère et sœurs et ma mère ont demandé un ajournement de la réunion. Et les représentants des actionnaires ne nous ont même pas fait de difficultés. Après, j’ai un peu discuté avec Maman. Ça faisait des années qu’elle essayait de me dire ce que vous m’avez dit. En fait, je crois que je devrais plutôt vous remercier. En relisant les mémoires de Papa, il y a plein de souvenirs de quand j’étais petit qui me sont revenus. Les lutins faisaient partie de la famille. Leurs enfants grandissaient avec nous. Et régulièrement, j’accompagnais Papa dans ses tournées à leur cité… Mon Dieu, leur cité… Ça fait des lustres que je n’y suis pas retourné, alors que c’est à moins de deux kilomètres de chez moi.

- Et qu’est-ce que vous diriez de le faire maintenant ?

- Maintenant ? On doit reprendre la réunion !

- Ils ne la reprendront pas sans vous ?

- Certainement pas ! Je suis encore le P.-D.G.

- Parfait ! Alors venez nous voir, dans ce cas.

Célestine entendit un soupir au bout du fil.

- Très bien. Je viens.

La fée eut du mal à réprimer un sourire quand elle l’entendit. L’héritier Noël prit congé. Elle était incrédule. Il allait vraiment venir.

- Il a dit oui, on dirait ? Demanda Norbert.

Elle acquiesça, et rajouta :

- Ça s’annonce plutôt bien, Norbert. Si jamais ça se confirme, je n’aurai jamais été aussi heureuse de perdre un pari.

Étienne, qui n’était plus venu depuis des années, ne fut pas très bien accueilli tout de suite. Norbert dut même s’interposer face à certains lutins qui voulaient en découdre, et Célestine usa de sa magie pour calmer le jeu. Elle créa un champ de force pour empêcher les lutins de s’en approcher. Étienne aurait été incapable d’user de la sienne. Ses pouvoirs s’étaient endormis à force de ne pas servir.

Le P.-D.G. du groupe Noël arpenta les rues de la cité ouvrière. Il passa en revue les murs de la cité. Certains bâtiments étaient collectifs, d’autres étaient des maisons individuelles. Tout était de la même pierre. La construction était un standard des cités ouvrières du XIXe siècle, mais l’ensemble avait bien résisté à l’épreuve du temps.

La magie qui protégeait les bâtiments contre l’usure opérait toujours. Et au pied des tours, dans les jardins des maisons ouvrières, c’était un concours à qui ferait les plus belles créations. Des sculptures dans le buis aux bancs et tables de jardins finement travaillés, en passant par des tonnelles, des balancelles, des tourniquets, des manèges, des toboggans, des cabanes où étaient suspendus des ponts de corde ou des échelles, tout appelait à la rêverie, au jeu, à la magie.

Et sur sa route, il croisa des visages familiers, de certains lutins qu’il n’avait pas vus depuis de nombreuses années. Certains mêmes avaient fabriqué les cadeaux qu’il avait lui-même reçus quand il était enfant. Il reconnut André, Luce, Romain, Samuel, Charlotte… Ces visages pleins d’amour qui avaient mis tant de cœur à l’ouvrage pour faire plaisir aux enfants qu’ils étaient, lui, son frère et ses deux sœurs. Il les avait remerciés d’une bien triste manière.

Après une heure de promenade dans le quartier, Étienne ne put contenir son émotion. Il fondit en larmes.

- Étienne ? Vous allez bien ?

- Oui. C’est juste… Je ne comprends pas comment j’ai pu oublier tout ça. Oublier à quel point c’était beau, oublier tout ce qu’ils nous avaient apporté, ce qu’on leur devait. Vous aviez raison, Célestine. La magie de Noël repose sur les lutins. Et s’ils partent, ils l’emporteront avec eux.

- Donc ?…

- Donc je voterai contre la révocation de leur bail !

La fée sourit. Puis elle serra le patron ému aux larmes dans ses bras. De nouveau elle le regarda :

- Si votre père vous voyait maintenant, il serait fier.

À ces mots, Étienne eut de nouveau les yeux embués de larmes. La fée eut un sourire et dit, sur un ton taquin :

- Ooooh, mais c’est qu’il est sensible, ce garçon !

Étienne éclata de rire. Célestine se moquait de lui, mais après tous ses errements, c’était de bonne guerre. Malgré les apparences, elle avait facilement deux-cent-cinquante ans de plus que lui.

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