Chapitre 15 : L'autre esprit de Noël

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Par politesse et par loyauté envers la mémoire d’un vieil ami, Célestine avait continué, année après année, à venir rendre visite à la famille Noël après le réveillon. Mais d’une année sur l’autre, l’enthousiasme autour de la fête de Noël commençait à s’essouffler.

Nous étions désormais en 2010. Cela faisait dix ans que celui qu’on appelait le Père Noël était décédé. Les traîneaux avaient progressivement laissé la place aux portes-conteneurs. Et les lutins avaient été remplacés par des ouvriers chinois, pakistanais ou africains, payés beaucoup moins cher.

Célestine et Églantine continuaient de venir, année après année. Mais la petite fée, en grandissant, comble de l’ironie, était de plus en plus désenchantée devant ce que devenait l’esprit de Noël.

Jusqu’à l’année précédente, elle était encore mineure. Elle continuait donc de venir avec sa mère. Mais cette fois, désormais âgée de dix-huit ans, elle ne souhaitait plus participer à cette cérémonie. Pour elle, c’était devenu une vulgaire mascarade.

Dès l’année 2003, c’était devenu une habitude pour les deux fées de revenir avec des cadeaux pour les lutins. Eux-mêmes ne ménageaient pas leurs efforts pour faire de cette fête un moment exceptionnel. Bien que leur magie soit bien limitée par rapport à ce que pouvait faire la famille Noël, ils incarnaient la magie de Noël, bien plus que ceux qui portaient son nom.

Physiquement parlant, Églantine était devenue une belle jeune femme. Un peu plus fine que sa mère, elle avait toujours les cheveux bruns qu’elle avait petite. Pour le reste, c’était son portrait craché, le même visage un peu poupin, les mêmes yeux d’un brun profond, le même air candide.

Le caractère, c’était autre chose. Églantine pouvait être assez mordante. L’adolescence était passé par là. En bonne fée, elle était partagée entre un sens de la loyauté très profond et un grand attachement à la liberté.

Au fil des années, elle s’était rendue à l’évidence : la famille Noël n’avait plus l’esprit de Noël, elle n’en avait plus que le nom. Progressivement, si les enchanteurs continuaient de venir, ils étaient moins nombreux, moins enthousiastes. Et elle-même, en prenant de l’âge, commençait à se rendre compte que la magie n’y était plus vraiment. Par politesse, et pour ne pas embarrasser sa mère, elle continuait de faire bonne figure en face d’Étienne Noël, mais cet homme, trop jeune pour reprendre le rôle du Père Noël, avait renoncé à faire semblant. Il ne ressortait même plus le manteau rouge.

Le gala de Noël était devenu un dîner mondain parmi d’autres. Certes, la fête était toujours fastueuse, mais l’enthousiasme n’y était plus vraiment. Le désir d’émerveiller et de faire rêver avait cédé la place à l’envie d’en mettre plein la vue.

Car effectivement, la famille Noël avait vu sa fortune sensiblement augmenter depuis qu’elle avait fermé ses usines en France. Sa décoration était plus riche, son mobilier plus neuf, de même que les voitures qui trônaient dans sa cour. Ses vêtements étaient du dernier chic, loin du costume victorien du vieux Nicolas Noël.

Il était loin lui aussi, le charme suranné de ce manoir qui semblait figé dans un Noël sans fin.

Ce bal du 24 décembre, Célestine allait le passer sans sa fille. Églantine avait décidé de passer son tour et d’aller directement rejoindre les lutins. Ce fut d’ailleurs une décision que Célestine eut du mal à accepter.

Sur le trajet en train, la mère et la fille se disputèrent. Si bien qu’en gare de Besançon-Viotte, Églantine préféra ne pas monter dans la Bentley des Noël, laissant sa mère seule. Quand elle arriva dans le hall, elle croisa Étienne, tout étonné.

-­ Célestine ? Bonjour. Églantine n’est pas là ?

-­ Non… Non, elle… fait le réveillon avec des amis.

-­ Passer le réveillon sans votre fille… Quelle tristesse.

Étienne avait l’air préoccupé par autre chose, mais ne semblait pas vraiment faire attention à l’état dans lequel se trouvait la fée. Elle était effectivement bien triste.

Pendant toutes ces années, Célestine était de moins en moins dupe. Mais elle continuait de venir au bal de Noël, année après année, comme si tout cela la rassurait. Elle ne disait rien de ses doutes à Églantine, dans l’espoir un peu vain de sauver les apparences.

Mais il était très difficile, voire quasiment impossible de mentir à une fée. Et Églantine en était une, elle aussi. Étonnamment, Étienne, qui faisait lui aussi partie de ce monde, ne semblait pas avoir relevé son mensonge à elle. Mais en avait-il seulement quelque chose à faire ?

Après une heure passée à tourner en rond, de ronds de jambes en congratulations, de flûtes de champagne en petits fours, elle finit par prendre son téléphone portable, et appeler un taxi.

Personne ne l’avait vue partir, du moins, personne ne l’avait retenue ni le lui avait demandé où elle allait. C’était presque pareil.

Devant le portail du manoir Noël, Célestine attendait. Les lieux étaient devenus bien tristes. Le sapin n’était plus décoré, faute de personnel pour s’en occuper. Les seules décorations qui restaient étaient sur la façade.

Elle avait fini par se rendre à l’évidence : Églantine avait raison. L’esprit de Noël avait déserté ce manoir. Il commençait à bien neiger. Grelottante, Célestine sortit son téléphone portable. Elle venait d’acheter son premier smartphone, poussée plus ou moins par sa fille, un Samsung Galaxy S. Pouvoir faire autant de choses avec un objet aussi petit, c’était presque aussi beau que de la magie.

Mais enlever ses gants pour se servir d’un écran tactile, par -5°C, c’était une épreuve. Elle saisit un SMS, adressé à sa fille :

« J’ai changé d’avis. Je vous rejoins. Attendez-moi pour le champagne. »

Peu après, un taxi arriva, une Peugeot bleu nuit. L’arrière était spacieux, même s’il était plus dépouillé que dans la Bentley de la famille Noël. Et surtout, il était chauffé ; pour Célestine, c’était tout ce qu’il lui fallait.

Célestine sentit son téléphone vibrer. Églantine venait de lui répondre : « Cool ! » La fée eut un sourire.

-­ Vous allez à la cité des Lutins, c’est ça ?

-­ Oui, répondit Célestine.

-­ Bah… ça ne fait pas une course bien longue.

-­ Je vous donnerai un bon pourboire… pour le dérangement.

-­ Oh… Merci !

-­ Je vous en prie… Ma fille et moi, on devait passer le réveillon chacune de son côté.

-­ Vraiment ? Un peu triste, ça… dit le chauffeur.

-­ Vous retrouvez quelqu’un, vous ?

-­ Oui, mes frères et sœurs et leurs familles… Normalement je devrais être en train de boire l’apéro avec eux.

­ Je suis désolée.

-­ Ne le soyez pas… Un moment pareil, vous devez le passer avec votre fille. Le temps que je vous dépose et que je rentre, ils en seront encore à l’apéro.

Et effectivement, malgré le froid et les routes enneigées et tortueuses, il ne leur fallut guère plus de 10 minutes pour arriver à la cité des Lutins. En descendant, Célestine donna un billet de 50 €.

-­ Tout ça ? Je vous remercie… mais c’était juste une course à 10 €.

-­ Pour moi, c’était beaucoup plus que ça.

-­ Je suis touché. Mais j’ai juste fait mon travail.

-­ J’aimerais faire quelque chose pour vous.

-­ Embrassez votre fille. Je serai heureux d’avoir fait ça pour vous.

Célestine, reconnaissante, sourit au chauffeur. Puis elle commença à chercher dans son sac.

-­ Vous vous appelez Julien, c’est bien ça ?

-­ Euh… Oui. Vous êtes télépathe ?

-­ Oui, mais j’ai surtout vu votre licence accrochée au rétroviseur. Je vous suis redevable pour ce soir. S’il y a quelque chose que je peux faire pour vous, appelez-moi.

Puis elle sortit de son sac à main une carte de visite aux reflets arc-en-ciel. Éberlué, le chauffeur de taxi dit :

­- Fée indépendante depuis 1957 ? Allons bon !

-­ Ne perdez pas cette carte, Julien. Elle pourrait vous rendre un grand service, un jour.

Le chauffeur lui sourit, il remarqua les reflets arc-en-ciel de la carte, ainsi que la flamme qui se dégageait des yeux de Célestine. Un peu incrédule, il finit par sourire, et ranger la carte dans son portefeuille.

-­ Je la garderai précieusement, Mme Célestine, je vous le promets.

-­ Julien ? Dit-elle en retenant son bras qui allait reprendre le volant.

-­ Oui ?

-­ Passez un joyeux Noël.

-­ Merci. Vous aussi.

Puis la voiture reprit sa route. Le temps qu’elle arrive dans la cité des Lutins, des badauds avaient déjà afflué dans sa direction. Plusieurs enfants s’étaient déjà jetés dans les bras de Célestine. Mais dans leur sillage, une jeune femme, âgée de dix-huit ans, s’approcha d’elle et se jeta dans ses bras. C’était Églantine, emmitouflée dans son écharpe, un bonnet sur la tête, elle avait les yeux rouges. Visiblement, elle avait un peu pleuré. Célestine la serra dans ses bras et lui posa une main affectueuse dans le dos.

Dans ses bras, elle sentit Églantine haleter. Elle était en train de pleurer. Gênée, elle risqua :

-­ Je suis désolée, ma chérie. Tu avais raison. Ça faisait des années que tu avais raison. Il y a un autre esprit de Noël ici. Et il fait bien plus envie.

Églantine leva ses yeux encore humides, et sourit. Célestine essuya ses larmes avec ses pouces et lui sourit. Sa fille réprima un rire.

En acceptant le fait que désormais, l’esprit de Noël avait élu domicile chez les Lutins, Célestine fut libérée d’un poids. Elle put déposer ses bagages chez Norbert, comme elle le faisait toujours à un moment ou un autre du séjour. Puis elle rejoignit les autres, après avoir remis des vêtements chauds par-dessus sa robe de soirée.

Célestine fut surprise de découvrir d’autres enchanteurs, venus eux aussi avec leurs familles. Elle se sentit libérée d’un poids.

Et désormais, la magie qui n’était plus dans le manoir Noël semblait s’être déplacée.

Certes, les lutins étaient modestes, ils n’étaient pas aussi riches que leurs anciens employeurs. Ils l’étaient d’autant moins que nombre d’entre eux étaient au chômage. Mais ce moment, cette promesse que tant qu’ils seraient là, l’esprit de Noël vivrait, c’était ce qui les maintenait vivants et en bonne santé.

Certes, les cadeaux étaient moins nombreux, moins reluisants, mais ils étaient plus chargés de sens. C’était un appareil cassé qu’un lutin avait réparé, un beau vêtement, fait dans des tissus peu nobles, mais taillé avec soin. c’était encore le gâteau préparé avec amour, la bière maison, l’œuvre d’art destinée à décorer le salon.

Au fil des années, alors que chez les Noël, le réveillon du 24 décembre était devenu un dîner mondain, chez les Lutins, c’était devenu une fête dont personne ne devait être mis à l’écart. Ainsi, des personnes isolées, des sans abris, des jeunes en rupture familiale, tout le monde avait sa place au coin du feu.

C’était devenu la norme dans la cité des Lutins. Ces derniers, pour la plupart propriétaires de leurs maisons, en avaient collectivement décidé ainsi.

Célestine comprit une chose : l’héritage du Père Noël, ce n’était pas seulement un nom, ni une entreprise et encore moins une fortune familiale.

C’était un état d’esprit, empreint de générosité, de partage, d’amour. Et celui-ci, c’étaient les lutins qui en avaient hérité.

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