Chapitre 14 : La contre-soirée de Noël

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S’il se retrouva bien au chômage, comme les autres, Norbert eut plus de chance que la plupart de ses collègues. Ses talents d’horloger furent réinvestis dans l’entreprise d’ébénisterie de son épouse. Il avait une situation assurée.

L’entreprise de Géraldine parvint à se développer et à recruter quelques employés. D’autres lutins, les plus talentueux, parvinrent eux aussi à créer leur propre entreprise. Mais le vaste plan social avait laissé sa marque : nombre de lutins n'avaient plus de travail et survivaient entre autres grâce à la solidarité de ceux qui en avaient retrouvé.

De son côté, sans trop se l’avouer, Célestine avait espéré être renvoyée de l’entreprise. Mais contre toute attente, elle était restée la mémoire du Père Noël. Elle était toujours conviée aux Conseils d’Administration, mais avait de plus en plus souvent tendance à partir avant la fin.

C’était plus fort qu’elle, elle avait une aversion pour Lenoir. Et pendant l’année, elle constata, impuissante, la liquidation de l’esprit de Noël. Ce furent d’abord les licenciements en masse des lutins : le personnel de l’usine se retrouva réduit à la portion congrue. Mais elle observa aussi que les Pères Noël, payés pour défiler dans le ciel le 24 au soir, furent assez vite sacrifiés, eux aussi.

Quant aux rennes, ils eurent de la chance. Lenoir avait envisagé l’abattoir, mais la seule évocation de cette idée manqua de déclencher un incident diplomatique avec les autorités finlandaises. En effet, ces rennes étaient une race rarissime, spécialement choisie par le Père Noël. En outre, ils étaient particulièrement intelligents et eux-mêmes étaient magiques. Finalement, la famille Noël la confia à une réserve naturelle en Laponie.

Et de nouveau, c’était le 24 décembre. De nouveau, Célestine et Églantine arrivèrent en gare de Besançon-Viotte, et de nouveau, deux lutins les accueillirent.

Mais cette fois, l’ambiance n’était plus vraiment la même. Au lieu de la Mercedes, ils étaient désormais au volant d’une Bentley neuve. Célestine se sentit mal à l’aise. La voiture était rutilante, mais les lutins, assis à l’avant, affichaient une triste mine. La fée et sa fille risquèrent bien un sourire à leur endroit, mais les lutins parurent presque gênés.

Et surtout, cette fois, les discussions se limitaient au strict minimum. Agacée par toutes ces manières, Célestine finit par leur demander :

­- Dites, ils vous payent pour la fermer, ou quoi ?

-­ Non… répondit le chauffeur. C’est juste qu’on n’a pas vraiment le cœur à la fête. On a toujours nos jobs, mais d’autres sont partis.

­- Vous n’y êtes pour rien, tempéra la fée.

-­ On le sait. Ça ne nous empêche pas d'être tristes pour eux.

­- En tout cas, je suis contente que vous, au moins, vous soyez toujours là.

-­ Merci, Mme Célestine.

Dans les derniers virages avant d’arriver sur le domaine Noël, le garde du corps se tourna vers Célestine et Églantine.

-­ Je préfère vous mettre en garde, dit-il. Ça n’a plus grand-chose à voir avec l’ambiance que vous avez connue il y a deux ans, ou même l’année dernière.

­- Je m’en doute, dit Célestine.

Mais la fée ne se doutait pas que c’était à ce point. Certes, le manoir Noël était exactement tel qu’il était deux ans plus tôt, du moins, en tant que décor. Mais tout était devenu bien silencieux.

Les Pères Noël sur le départ avaient disparu, de même que les rennes. La fée était au courant de ce qui s’était passé, mais elle n’avait pas vraiment mesuré ce que ça impliquait, jusqu’à ce qu’elle l’ait sous les yeux.

La propriété autour du manoir laissait une profonde sensation de vide. Le grand sapin était toujours décoré, mais sans les lutins qui s’affairaient autour, tout cela paraissait bien triste. La décoration était plus sommaire, et il n’y avait plus rien sur les branches les plus hautes.

Dans le manoir Noël, le sapin était lui aussi moins richement décoré. Anne-Marie Noël était présente pour accueillir Célestine et Églantine. Mais elle semblait presque désolée. Le train continuait ses allées et venues, mais sans petits colis de friandises ni petits cadeaux. Désormais, on se contentait de rapports et de formulaires à transférer d’un service à un autre, et ceux-ci étient envoyées par mail. Le train était devenu un simple élément décoratif.

Heureusement, Églantine avait encore accès aux jouets entreposés dans le salon.

­- Je suis désolée de ne pas vous accueillir dans le faste qu’on voudrait. Étienne est devenu très chatouilleux sur les dépenses du bal. Mais j’ai quand même réussi à le convaincre de poursuivre les cadeaux.

-­ C’est Lenoir qui lui a dit d’arrêter ?

-­ Oui… Mais c’est une fête privée, ça ne le regarde pas, ce sale vautour, ce qu’on fait ici. Non mais !

Le repas fut fastueux, du moins en apparence. Malgré le champagne, les canapés et les petits plats à foison, tout cela paraissait plus terne que les années précédentes.

Les mines affichées par les enchanteurs présents les trahissaient. La magie, l’émerveillement, tout cela était en train de se tarir. Étienne Noël lui-même semblait plus soucieux et moins enthousiaste que ne l’aurait été son père dans les mêmes circonstances.

Un événement sauva la fête, du moins pour Célestine et Églantine. La mère et la fille reçurent un cadeau, qui provenait d’une seule et même personne. Célestine, en déballant son paquet, vit un coffre à bijoux, en bois de hêtre et de sapin. Ses contours étaient entourés d’entrelacs laissant voir des branches d’arbres et des feuilles. Et en guise de fermeture, on pouvait voir un loquet avec l’apparence d’un oiseau. Il était dans son nid en position fermée, et prenait son envol une fois le loquet ouvert. Petit détail, dans le même mouvement, ses ailes se déployaient.

Églantine, elle, reçut un assortiment de petits automates en bois, différents petits modèles aux mécaniques complexes, capables d’articuler les bras, les jambes, la tête.

C’était signé : tout cela venait de Norbert et Géraldine. En ouvrant le coffre à bijoux, la fée aperçut une petite carte. Elle l’ouvrit et lut :

« Je me doute que vous êtes au manoir Noël ce soir. Je voulais quand même vous souhaiter un joyeux Noël, à vous et à votre adorable fillette.

J’espère que l’esprit de Noël subsiste un peu là- bas. Si jamais le compte n’y est pas, n’hésitez pas à venir nous voir, nous vous accueillerons à bras ouverts.

Vos amis,

Norbert et Géraldine »

Célestine en resta stupéfaite. Anne-Marie Noël avait-elle récupéré ça chez Norbert, ou ce dernier le lui avait remis ?

-­ Anne-Marie ?

-­ Oui, ma chère ?

-­ Comment avez-vous eu cela ?

-­ Vous ne savez pas ? Traditionnellement, les lutins fabriquent un cadeau pour l’un des convives. Ce sont des employés de l’entreprise en temps normal. Même s’il a été licencié, Norbert tenait à vous offrir le vôtre. Il avait été un employé tellement fidèle, et je m’en voulais tellement pour lui… Je ne pouvais pas lui refuser ça.

-­ Même dans le malheur, ils sont toujours généreux… songea Célestine.

-­ Pardon ?

-­ Rien ! Je réfléchissais tout haut…

Célestine regarda sa fille, toujours ébahie devant ses automates à l’infinie complexité.

-­ Églantine chérie ?

-­ Oui Maman ?

-­ Va chercher ton manteau.

-­ Où on va ?

-­ Voir Norbert et Géraldine.

-­ Oh chouette ! Dit-elle avec enthousiasme.

Anne-Marie Noël, aussi appelée la Mère Noël, avait accepté de bon cœur de les emmener à la cité des Lutins. En voyant l’atmosphère qui y régnait, Célestine comprit bien mieux ce que voulait dire Norbert : les lutins chantaient dans les rues. Celles-ci étaient décorées et brillaient de mille feux. Çà et là, des braseros enflammés réchauffaient les cœurs et les corps. Et minuit sonnant, tout le monde se perdait en « Joyeux Noël » et en embrassades. Certaines personnes, après un vin chaud de trop, pouvaient verser une larme, qui pour les beaux jours révolus, qui pour la bonté de leurs amis…

Et dans la cohue des lutins en fête, les deux fées, la mère et la fille, aperçurent Norbert, avec ses deux enfants, en train de faire un bonhomme de neige.

Ce dernier afficha un sourire radieux en les voyant arriver. Sans faire de manières, Églantine se jeta dans ses bras, en criant :

-­ Joyeux Noël, Norbert !

-­ Joyeux Noël, la miss ! Venez vite vous réchauffer, vous allez attraper la mort !

Tous se réunirent autour d’un brasero dans lequel des marrons étaient en train de griller. La fée et sa fille en reçurent un cornet, ainsi qu’un beignet bourré de confiture.

-­ Je voulais vous remercier, Norbert.

-­ C’est moi qui vous remercie d’être venues. Envers et contre tout, on essaie de faire survivre l’esprit de Noël. Et on est heureux que d’autres puissent en profiter. C’est ce que le Vieux aurait voulu.

Devant les invitations pressantes des Lutins à rester sur place, Célestine et Églantine, alors même qu’elles avaient laissé tous leurs bagages au manoir des Noël, décidèrent de découcher. Les deux fées furent un peu gênées. Elles n’avaient pas prévu de cadeaux.

-­ Le plus beau cadeau que vous pouviez nous faire, répliqua Norbert, c’est d’être des nôtres.

Mais Célestine et Églantine ne pouvaient se satisfaire de cela. Toutes deux conjuguèrent leurs efforts pour offrir un artefact magique à leurs hôtes : un feu qui ne s’éteignait jamais. C’était une petite flamme, qui brûlait du vide, enfermée dans un bocal. Elle pourrait continuer de brûler éternellement.

Ce présent, apparemment modeste, subsisterait aussi longtemps que la mère ou la fille vivraient. Elle serait donc là bien après que Norbert et ses enfants auraient quitté ce monde.

Le lutin fut ému de ce présent. Il allait trôner sur le poêle de son salon des années durant. Et le passage de Célestine et sa fille devint ainsi une tradition.

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