Chapitre 13 : La colère de Célestine

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Les semaines qui suivirent ces fameuses vacances d’hiver furent des plus mouvementées. Célestine continuait, de loin, de suivre l’actualité, pour savoir où en étaient les négociations. Un détail l’alarmait : Lenoir était de plus en plus souvent appelé à s’exprimer, comme s’il avait été en train de prendre progressivement le contrôle du groupe.

Ce qui la choquait davantage, c’était le maigre temps de parole donné aux lutins, alors même que la situation dans laquelle ils se trouvaient était terrible. Jusque-là, la fée ne luttait qu’au nom de principes, la dignité humaine, pour ainsi dire, la justice.

Mais ces notions, très abstraites, avaient pris un tout autre sens quand Norbert et Géraldine l’avaient accueillie chez eux avec Églantine. Elle avait vu comment ils vivaient, et dans leur maison, elle avait eu un véritable aperçu de tout ce dont ils étaient capables. Des lutins sans emploi, ce n’était pas seulement des ouvriers privés de ressources, c’étaient aussi des gens privés de leur dignité, des gens qui avaient tant et tant à offrir, à qui on refusait cette reconnaissance. Une richesse dont on privait l’humanité.

Norbert était certes un meneur d’hommes, mais il était aussi un ouvrier de talent, un horloger de génie. Quant à Géraldine, elle avait le don de transformer tout le bois qu’elle touchait en quelque chose de beau et poétique. Les innombrables entrelacs, feuilles d’arbres, oiseaux, écureuils et arabesques en tous genres, foisonnant dans leur maison, en étaient autant de témoins.

En avril, Célestine fut convoquée pour entendre le bilan trimestriel au sein du conseil d’administration. Depuis le décès du Père Noël, c’était son troisième. Et plus le temps passait, plus elle se demandait ce qu’elle faisait là.

D’une réunion sur l’autre, Étienne Noël semblait céder du terrain, et parlait de plus en plus d’une voix avec Lenoir. Dire qu’il suivait benoîtement son avis eût été plus proche de la réalité. Même sa famille le constatait. Ses frère et sœurs, leur mère, tous semblaient arriver au même constat, mais continuaient de le soutenir, par loyauté.

C’était un sujet extrêmement délicat qui allait être abordé. Malgré les vives protestations des lutins contre les licenciements, c’étaient déjà plusieurs centaines d’employés qui avaient été licenciés. Pour leur faire avaler la pilule, ils avaient été autorisés à rester vivre dans la cité ouvrière, où ils avaient tous leurs amis.

Mais pour eux, comme pour ceux qui étaient encore en poste, c’était déjà la fin d’un monde.

Mais Célestine n’était pas au bout de ses surprises, elle allait le découvrir en entendant ce que Lenoir avait prévu pour l’ordre du jour.

-­ Actuellement, disait le banquier, le groupe perd de l’argent sur beaucoup de choses. Il y a déjà eu un bel effort de réduction de la voilure, mais le compte n’y est pas encore. Dans les pays voisins, tous les concurrents ont commencé à investir en Chine, ou même en Europe de l’Est. Si on n’y passe pas, on va vite finir par perdre du terrain.

-­ Quelle perte de terrain ? S’indigna Norbert, toujours présent au conseil d’administration. On est à 8 % de taux de profit. C’est historique pour le groupe.

-­ Peuh ! Dit Lenoir, d’un air condescendant. Je peux vous citer plusieurs multinationales qui sont déjà à 13 %. Mais bon… pour ça, il faudrait que vous puissiez vous aligner sur le marché chinois.

-­ Le marché chinois qui tire profit de l’exploitation d’enfants et de prisonniers politiques ? s’emporta Norbert. Vous êtes sérieux ?

-­ On parle affaires, Monsieur, pas politique.

Livide, Norbert semblait prêt à lui sauter à la gorge, mais quelque chose le retenait : le regard réprobateur d’Étienne. Après d’âpres discussions, Le conseil d’administration tomba d’accord sur une chose : la délocalisation de la moitié de la production en Chine, ainsi que la suppression de cette attraction folklorique, mais plus vraiment utile des traîneaux volants.

Et le conseil d’administration vota la délocalisation de l’usine de Besançon à Shenzhen, en Chine. De furieux, Norbert devint blême. C’était fini. L’usine historique, où tout avait commencé, allait fermer ses portes. Et avec elle, des siècles de savoir-faire, en l’absence d’un repreneur, allaient tomber dans l’oubli.

Célestine n’y tint plus. Elle lança un regard glacial à Étienne Noël, et lui parla :

-­ C’est comme ça que vous perpétuez l’héritage de votre père ? C’est ça, pour vous, l’esprit de Noël ?

-­ Vous n’avez pas l’autorisation de parler à ces réunions, Célestine, protesta Lenoir.

-­ Vous, je ne vous parle pas, répliqua la fée, d’un ton cassant.

Ses yeux brillèrent soudain d’une flamme qu’on ne lui voyait que rarement. Célestine, habituellement si douce, était habitée par un feu sacré qui venait de se réveiller. Le banquier l’aperçut, et n’osa plus rien dire. Étienne reprit la parole :

-­ Il a raison, Célestine, vous n’avez pas votre mot à dire.

-­ Je ne participe pas aux votes, nuança la fée, dont la colère commençait à monter. Mais j’ai le droit d’exprimer mon avis sur la question. Votre père m’a désignée pour être sa mémoire. Et ses volontés étaient formelles : il voulait que je sois présente aux réunions du conseil d’administration, à titre consultatif. Mon rôle, c’est de vous dire ce qu’il aurait fait. Et là, je vais être claire : il vous aurait agoni d’injures pour ce que vous venez de voter. Quatre-mille familles où un parent, ou les deux vont être au chômage ! Des siècles de savoir-faire sacrifiés ! Tout ça pour quoi ? Pour brosser dans le sens du poil un banquier à la con et l’armée de charognards qu’il représente ?

-­ Vous allez trop loin, Célestine… Si vous continuez comme ça, je vais vous demander de…

-­ C’EST VOUS QUI ALLEZ TROP LOIN, ÉTIENNE ! Hurla la fée. Et ne vous en faites pas, je m’en vais. Mon rôle était de vous rappeler l’avis de votre père, mais pour ce que vous en avez à faire…

Sur ces mots, Célestine, folle de rage, se leva, et sortit de la salle de réunion en claquant la porte. Après son départ, il y eut un grand blanc dans la salle. Norbert, dont le sort était plus ou moins scellé, eut un moment d’hésitation à se lever.

Visiblement en état de sidération, le reste du conseil d’administration ne réagit pas. Le lutin sortit à son tour. Au fond du couloir, il vit Célestine, prostrée devant une des fenêtres du manoir Noël.

-­ Célestine ? Demanda-t-il. Ça va aller ?

-­ Oui ! Ce n’est pas comme si j’avais besoin de cette mission pour vivre. C’est plutôt à moi de vous demander ça.

Le lutin soupira.

-­ On ne va pas se mentir, ça va être dur de se reconvertir après des siècles passés au service du Vieux.

Observant la cour avec la fée, il sortit son paquet de cigarettes. Il jeta un œil furtif à Célestine, toujours prostrée, et lui tendit le paquet. Elle eut un coup d’œil furtif, et fit juste un non de la tête :

-­ Toujours pas, je vous remercie.

-­ Ça vous dérange si ?…

-­ Allez-y. Vu les circonstances, je peux bien vous accorder ça…

­- La cigarette du condamné, observa le lutin, avant de l’allumer.

Et tous deux restèrent un temps à contempler les lieux.

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