Chapitre 11 : Tous les enfants doivent grandir

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Églantine était désormais rentrée de l’école et mangeait tranquillement son goûter sur la table du séjour. Pendant ce temps, Célestine, elle, semblait perdue dans ses pensées. Assise dans le canapé, une tasse de thé fumant entre les mains, son regard alternait entre Églantine qui mangeait sa tartine de pâte à tartiner, les mémoires du Père Noël et le journal posé sur la table basse.

Le visage barbouillé, Églantine déglutit en regardant sa mère. La fillette avait l’air étonné.

­- Maman ? demanda-t-elle. Ça va ?

-­ Hein ? Ah… Oui, ma puce. Je réfléchis.

­- À quoi ?

­- À Norbert.

­- Norbert ?

­- Oui, le délégué syndical de chez Noël.

­- Un lutin, non ?

­- Oui. Je me demande si je dois l’appeler ou non ?

­- Pourquoi faire ?

­- J’aimerais savoir ce qu’il peut me raconter sur Nicolas…

­- La même chose que tout le monde, non ? Que c’était un gentil monsieur ?

­- Espérons…

­- Tu n’en es pas sûre ?

­- Je ne sais pas.

Célestine jeta un dernier coup d’œil à la une du journal, puis elle laissa échapper un soupir et sortit de son insondable sac à main un téléphone portable, un Alcatel à l’antenne cassée, mais qui fonctionnait encore très bien.

Bien sûr, la fée eût tout à fait pu le réparer avec sa magie, comme elle le faisait régulièrement avec sa vaisselle. Mais quand elle se rendit compte qu’il fonctionnait très bien sans, elle n’en vit pas l’intérêt. Elle retrouva le numéro de Norbert dans son répertoire.

­- Allô ?

­- Norbert ? C’est Célestine, la fée…

­- Ah… Bonjour, Mme Célestine. Qu’est-ce que vous voulez ?

­- Je me pose des questions sur votre employeur. Je ne vous cache pas que j’ai été choquée par la facilité avec laquelle les autres ont voté le plan social.

­- Pas autant que moi, j’en ai peur. Pour vous, ce sont de beaux principes qui sont en jeu. Pour moi, ce sont nos vies, à moi et à mes amis.

­- Je comprends… Justement, je suis désolée de vous demander ça en ce moment, mais ça me travaille. Je suis en train de lire les mémoires de Nicolas Noël.

­- Et vous vous demandez si sa version des faits est la bonne ?

­- … Oui.

Comme ça, je ne peux pas vous dire. Je ne les ai pas lues. Mais je suis de passage à Paris mardi prochain, une réunion nationale du syndicat. Si vous voulez, on pourra en discuter après.

-­ Ce serait avec plaisir.

Je vous redirai le lieu et l’heure par SMS. Pour l’instant, je n’ai pas assez d’infos en main. À la semaine prochaine.

Norbert avait donné rendez-vous à Célestine à la Brasserie Barbès, dans le 18e Arrondissement. Célestine, toujours apprêtée, détonnait un peu dans ce quartier populaire. Mais une fois dans le café enfumé, bien qu’indisposée par une forte odeur de tabac, elle fut accueillie avec courtoisie par un garçon de café qui ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ans.

-­ Madame, bonjour !

-­ Bonjour, je cherche un monsieur Norbert, un lutin.

-­ Un lutin ?!… Ah oui ! Je vois ! Suivez-moi.

Norbert était assis au milieu d’autres personnes, vraisemblablement d’autres délégués syndicaux. Çà et là, on voyait des T-Shirts à slogans et des drapeaux rouges. L’atmosphère était très enfumée. Et les boissons sur la table allaient de la pinte de bière au café crème en passant par le lait-fraise ou le chocolat chaud.

Le lutin eut un sourire radieux en la voyant arriver.

-­ Célestine ! Je suis content que vous soyez venue. Joignez-vous à nous, je vous en prie. Justement, on était en train de parler du groupe Noël.

La fée, visiblement peu à l’aise dans cette atmosphère enfumée, allait devoir prendre son mal en patience. Le garçon de café, toujours présent à ses côtés, lui demanda ce qu’il lui servait. Célestine demanda un thé darjeeling.

Malgré l’atmosphère enfumée et l’odeur persistante de tabac, Célestine commença vite à se sentir plus à l’aise, quand elle eut sa tasse de thé entre les mains. Et Norbert commença la discussion.

-­ Alors, qu’est-ce qui vous amène ?

-­ Depuis combien de temps travaillez-vous dans le groupe Noël ? Pour ma part, je vous ai toujours connu là-dedans.

­- Oh oui, répondit le lutin. J’étais déjà avec le Vieux du temps où il avait encore ses usines en Laponie.

-­ Donc vous connaissiez Nicolas depuis plus de cent-cinquante ans ?!

-­ Oh oui ! Trois-cent-quarante-cinq ans, huit mois,… et deux semaines, à deux ou trois jours près.

Célestine en resta stupéfaite. Norbert lui lança un regard amusé.

-­ Qu’est-ce qu’il y a ? Vous ne me voyiez pas si vieux ?

-­ Non non… C’est juste… Je commence à croire que vous en savez bien plus long que moi sur lui.

-­ Oui et non… C’était votre ami. Moi, c’était mon patron.

Célestine eut l’air un peu déçu.

-­ Mais sur le groupe Noël, oui, j’en connais un rayon ! Et encore, je ne suis pas le plus ancien, certains sont dans la boîte depuis plus de cinq-cents ans ! Qu’est-ce que vous voulez savoir ?

­- C’est vrai qu’il ne vous payait pas avant d’arriver en France ?

Un silence gêné s’installa autour de la tablée. Norbert prit une cigarette, l’alluma et tira une bouffée. Puis il tourna les yeux vers Célestine, avec un sourire embarrassé.

­- Vous devez vous imaginer que c’était un peu un sale type, en tout cas pas un type aussi bien qu’on le raconte ?

-­ Ben… aujourd’hui, ça a un nom : de l’esclavage…

Norbert soupira.

-­ Il faut se replacer dans le contexte. Vous n’avez pas idée de ce que c’était d’être des lutins, des êtres magiques, dans la Russie impériale. À l’époque, la Finlande en faisait encore partie. Les humains nous maltraitaient, nous persécutaient. Certains nous réduisaient vraiment en esclavage, avec les coups et tout… Le Vieux a toujours été gentil avec nous. Il nous a offert le gîte, le couvert. On n’a jamais manqué de rien avec lui. On revenait de tellement loin… on n’en était même pas à imaginer qu’on avait droit à un salaire.

-­ Enfin, d’après ses mémoires, quand il a appris qu’en France il allait devoir vous payer, il a un peu fait la grimace.

-­ Oui… Mais pas parce qu’il était radin. Jusqu’à son arrivée en France, il ne s’était jamais trop préoccupé d’argent. Sa magie nous avait garanti l’abondance, à tous, même au cœur de l’hiver. Mais la rencontre avec les ouvriers du coin nous a appris quelque chose : ce n’était pas notre Père, et nous n’étions pas ses enfants. On avait le droit d’avoir nos propres vies, nos propres aspirations. On n’était pas voués à consacrer tout notre temps à bosser dans son usine. Il y avait de la place pour autre chose.

-­ Il vous faisait travailler jour et nuit ?

-­ Non ! On travaillait huit heures par jour. Mais disons… on ne s’était jamais posé la question de faire autre chose. Et là, on s’est rendu compte que produire et distribuer des jouets à tous les enfants du monde, c’était son projet, mais qu’on avait le droit d’avoir les nôtres. Sans vraiment faire attention, le Vieux nous avait cantonnés dans le rôle d’enfants, et lui s’était arrogé le rôle de père. Mais ce qu’il avait oublié, c’était que les enfants devaient grandir.

-­ C’est pour ça qu’il est devenu père sur le tard ?

-­ Entre autres… Lui non plus ne s’était jamais vraiment posé la question de faire autre chose. Même une vie de famille, ça semblait lui passer au-dessus. Il paraît que dans sa première vie, il avait été cureton, en même temps… Le fameux Saint-Nicolas. Mais bon… aucun lutin n’a vécu assez vieux pour le vérifier.

-­ Il confirme dans ses mémoires…

-­ OK. En tout cas, même si des enfants grandissent, ça ne les empêche pas de toujours aimer leur père. On a commencé à avoir nos propres vies. Certains lutins ont même commencé à fonder des familles, entre eux ou avec des humains. En plus, le vieux avait mis à notre disposition des logements ouvriers avec tout le confort moderne. On avait des maisons, rien que pour nous ! Sur la ville on a été parmi les premiers ouvriers à avoir l’électricité et l’eau courante. On avait notre propre vie, mais on était reconnaissants pour tout ce qu’il avait fait pour nous. Même les camarades de l’époque trouvaient qu’on avait la belle vie, à côté des usines où ils avaient bossé.

Célestine opina du chef. Et le lutin conclut.

-­ Voilà, je ne sais pas si ça concorde ou non avec ce que vous avez lu. Le Vieux n’était pas parfait, mais dans le fond, ça restait un brave type. Il ne nous a jamais fait défaut. C’est pour ça que la réaction est aussi violente, quand ils parlent de licencier tout le monde. Je vous le rappelle : il y a des gens qui sont ici depuis des siècles ! Vous pourriez aussi bien les tuer.

-­ Vous comptez continuer de vous battre ?

-­ Oui… On s’accroche à notre usine, on ne va pas la lâcher aussi facilement.

­- J’aimerais vous aider.

­- Je ne suis pas contre. Mais mais honnêtement, je ne vois pas trop ce que vous pourrez faire que vous n’ayez déjà fait…

­- J’aimerais voir votre cité. Je me rends compte que je n’y suis jamais allée.

­- La porte est ouverte, Mme Célestine. Passez-moi un coup de fil et je vous arrange ça.

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