Chapitre 9 : Les Lutins en grève

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L’annonce de licenciements massifs fit grand bruit. La presse nationale en parla. La famille Noël n’aimait pas vraiment ce genre de publicité. Mais la compression de personnel, le licenciement de lutins et de Pères Noël, tout ça aurait des conséquences sur Noël 2002. Il allait bien falloir aborder le sujet publiquement.

Les promesses de Norbert n’étaient pas des paroles en l’air. Le plan de licenciement fut suivi de grandes vagues de protestation. Les lutins firent la grève sur le tas. Et celle-ci fut longue et dure.

Dans les médias, nombre de journalistes découvrirent à cette occasion qu’on se syndiquait chez le Père Noël. Même Célestine, en y réfléchissant, était plutôt surprise. Dans sa vision des choses, les lutins étaient bien traités. Elle ne les avait donc jamais vus en grève. Et comme elle était restée avec l’idée que Nicolas Noël était un homme bien, elle ne l’imaginait pas vraiment exploiter ces petits êtres qu’il aimait comme ses propres enfants.

Après un énième reportage sur les mouvements de grève chez les lutins, elle décida de se replonger dans les mémoires du Père Noël. Après avoir ramené Églantine à l’école en début d’après-midi, elle rentra à la maison, et de guerre lasse, elle s’étendit sur son canapé et ouvrit le fameux journal.

Celui-ci était plutôt bien structuré. Nicolas avait pris le temps de faire une table des matières. En lisant, un titre l’interpella : « Les négociations salariales avec les lutins, p. 186 ». Célestine ne s’était jamais posé la question, et pourtant, elle se doutait bien que le Père Noël les payait. Certains étaient de vrais lutins, mais d’autres étaient des ouvriers, comparables à ceux qu’on trouvait dans de nombreuses usines de Franche-Comté : des humains, des ouvriers avec des demandes très simples, un salaire leur permettant de se loger et de nourrir leur famille.

Et parmi eux, certains avaient été habitués à durement négocier ces droits. Les lutins, eux, avaient passé des siècles à être logés, nourris et blanchis. Et pendant tout ce temps, ils n’avaient jamais demandé d’autre salaire.

Dans ses mémoires, le Père Noël confessait n’avoir pas très bien vécu cette époque. Après avoir passé tout ce temps convaincu qu’il était un homme bien, il venait de découvrir qu’il était esclavagiste. Car la servitude, même volontaire, cela restait de la servitude. En arrivant en France, à cause de ces pratiques, il s’était fait une mauvaise réputation en tant qu’employeur, accusé d’exploiter les lutins. Et même les autres grands patrons d’industrie de la région le regardaient d’un sale œil, car il se permettait ce qu’eux-mêmes ne se permettaient plus depuis longtemps : faire travailler ses ouvriers gratuitement.

­- Bon Dieu, Nicolas ! » s’indigna Célestine, continuant de lire. Vous avez été ce genre de patron !?

En avançant dans ce chapitre, elle put lire :

" Pour développer l’activité, je n’avais pas le choix : les lutins n’étaient pas assez nombreux. Il fallait donc que je commence à recruter parmi les autres ouvriers. Nombreux étaient prêts à travailler, mais personne ne l’aurait fait contre rien. Et j’appris, par la même occasion, que la loi française l’interdisait.

J’acceptai donc de verser un salaire aux ouvriers. Et pour que la chose soit juste, j’ai aussi commencé à payer les lutins. Ils se découvrirent soudain de nouveaux droits.

Ce fut aussi le début de l’activité syndicale au sein du groupe. Il y eut parfois des grèves, mais elles ne duraient jamais longtemps. Les géants de la mine et de l’acier me disaient d’appeler l’armée, mais ce n’était pas mon genre. Si je pouvais faire quelque chose de plus pour mes lutins, le plus simple était de le faire. C’est ainsi que j’ai toujours fonctionné et je n’allais pas changer.

Quand on célèbre la générosité, on peut pas se permettre d’être pingre. "

Devant ce discours d’auto-célébration, Célestine trouvait que Nicolas se dédouanait un peu trop facilement de siècles d’asservissement. Si ç’eût été un autre grand patron, dont l’aïeul avait un passé de négrier, elle se serait indignée, tout en accordant le bénéfice du doute à celui qui vivait encore, mais là, c’était le Père Noël, lui-même.

Elle constata une autre chose : si à ce jour, le groupe Noël avait demandé aux Lutins de travailler au salaire polonais ou chinois, certains l’aurait fait sans hésiter. Leur loyauté à la famille Noël était sans faille. Mais d’autres, la plupart en fait, n’étaient loyaux que parce que leur employeur leur apportait des garanties.

Et ce plan de licenciement venait de détruire cette confiance, celle de lutins qui avaient consacré des siècles d’existence au rêve d’un vieil homme.

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