Chapitre 8 : La modernisation du groupe Noël

4 minutes de lecture

Le deuil avait commencé, et après le réveillon, même si c’était un très beau Noël, plus personne ne se faisait d’illusions : une époque venait de s’achever. Cette réalité allait s’imposer de la pire des façons à Célestine.

Nous étions désormais en janvier 2002. L’euro venait d’être adopté, porteur de nouvelles promesses pour l’avenir économique du Vieux Continent. Il y avait comme une euphorie dans l’air, et pourtant, pour la fée, tout cela sonnait faux.

Les premiers temps de l’industrie étaient parvenus à emmener les foules, grâce à la promesse d’une vie meilleure. Mais en ce nouveau siècle, à part des banquiers, il n’y avait plus grand-monde pour y croire.

Nicolas Noël, dans ce monde guidé par l’argent, avait trouvé une troisième voie. Certes, il gagnait de l’argent, beaucoup d’argent, mais il le faisait avec des valeurs de partage et de générosité, appelait les gens à contribuer. Son manoir, bien que d’une élégance rare, n’avait pratiquement pas changé en cent-cinquante ans. Il ne l’avait pas agrandi, l’avait simplement entretenu. Si le groupe s’était développé, lui-même n’avait pas spécialement changé de mode de vie, et continuait de s’enthousiasmer des merveilleux jouets fabriqués par ses lutins.

Celui-là même qu’il avait offert – à titre posthume – à Églantine, en était un exemple. Mais cette absence de goût du lucre n’était visiblement pas du goût de tout le monde. Nous étions désormais en janvier. C’était la trêve des confiseurs, mais les banques et les actionnaires, eux, ne connaissaient pas de trêve.

Le conseil d’Administration du groupe Noël s’était réuni. Et bien que la fête ait été un succès, une des personnes présentes n’étaient pas satisfaite du tout : M. Lenoir, de la banque Dreyer.

­- Je vois que vous êtes en train de vous satisfaire d’un pauvre 6 % de marge bénéficiaire. Mais il faut bien vous rendre compte que vos concurrents en Chine ou aux États-Unis garantissent du 12 % de bénéfice.

­- 12 % ? s’emporta Étienne. C’est du délire ! Comment voudriez-vous qu’on fasse ça ? Il faudrait qu’on vende nos jouets à des prix auxquels personne ne peut les acheter.

-­ Ou que vous comprimiez les coûts. Et là, je pense que vous pouvez faire des choses.

-­ Comprimez les coûts ? Mais… On n’a quasiment pas de charges… Pour les jouets, on utilise du bois de la région. Quant à l’acier, on le fait venir de Pologne.

-­ Et si vous faisiez venir les jouets de Pologne aussi ? Suggéra Lenoir.

-­ Alors qu’on a tout le monde nécessaire ici ? Vous plaisantez, j’espère, s’indigna Étienne.

Un silence s’installa dans la salle de réunion. Lenoir ne plaisantait pas. Subitement, Odile Noël lança un regard suppliant à Célestine.

En effet, la fée était dans les environs. En tant que mémoire du Père Noël, elle était conviée à assister aux réunions du conseil d’administration. Mais son avis était purement consultatif, elle ne participait pas aux votes.

­- Célestine, demanda Odile Noël. Qu’est-ce que vous en pensez ?

­- Je ne suis pas là pour donner mon avis, Odile, répondit-elle sans conviction.

En réalité, elle rêvait d’envoyer promener ce gratte-papier dénué d’empathie. Mais elle aurait outrepassé son rôle.

-­ Oui, reprit Odile. Mais en tant que mémoire du Père Noël, que pensez-vous que Papa aurait fait ?

­- Vous voulez vraiment le savoir ?

­- Oui.

La fée soupira. Puis elle répondit :

-­ Les lutins, c’étaient ses enfants, déjà avant vous. Jamais il n’aurait accepté qu’on les abandonne à leur sort. Jamais.

-­ Si on ne fait pas un plan social, la banque Dreyer devra retirer ses billes, avertit Lenoir.

­- Et ? Demanda la fée sur un ton de bravade.

­- Plus de financement pour éponger les pertes, plus d’argent pour investir. Le groupe finirait par mettre la clé sous la porte. Ce serait la fin de Noël, conclut Lenoir d’un air mauvais.

Célestine regarda le tour de la tablée. Tout le monde était blême. Même Norbert, le délégué du personnel, ne savait pas quoi répondre, bien qu’il eût envie de voler dans les plumes de ce sinistre individu. Il savait que le vote scellerait le sort de ses camarades.

Célestine voyait clair dans le jeu de Lenoir : c’était un odieux chantage, mais elle savait déjà quelle serait l’issue du vote.

La mort dans l’âme, les Noël votèrent le plan social. Norbert essaya bien de se prononcer contre, mais rien n’y fit. Il conclut :

-­ Vous avez peut-être réussi à mettre nos patrons au pas, M. Lenoir. Mais nous ne nous laisserons pas faire, vous pouvez y compter.

-­ Il faudra bien vous faire une raison, M. Norbert. Vous n’êtes plus assez compétitif. Si vous n’êtes pas capable de vous aligner sur un ouvrier polonais, je ne donne pas cher de votre avenir dans ce groupe.

Lenoir avait le même sourire mauvais. Norbert, lui, bouillonnait, et s’apprêtait à dire quelque chose. Célestine lui mit une main sur l’épaule et fit non de la tête. Le lutin soupira.

Le même soir, dans le train qui la ramenait à Paris, Célestine ressassa la réunion dans sa tête, longuement. Une fois rentrée au 20 rue Daviel, elle s’enferma dans sa chambre et se laissa aller à pleurer. Elle avait très envie de croire le contraire. Mais après tout, peut-être que l’esprit de Noël avait disparu avec Nicolas.

Puis elle entendit frapper à sa porte.

­- Oui ? Risqua-t-elle.

­- Maman ? Dit une petite voix. Je peux entrer ?

­- Oui…

Elle racla sa gorge.

-­ Oui… Entre, ma puce.

La porte s’ouvrit.

-­ Pourquoi tu pleures ? Demanda Églantine.

-­ Ils vont renvoyer plein de lutins.

-­ Pourquoi ? Ils travaillaient pas bien ?

­- Si. Mais la banque dit qu’ils coûtent trop cher.

Églantine regarda dans le vague. Une certaine mélancolie dans le regard.

­- C’est nul. C’est vraiment pas juste ! Et puis… Comment ils vont faire pour les jouets ?

­- Ils ne savent pas encore, répondit Célestine.

Sans crier gare, sa fille vint se serrer contre elle, comme pour la consoler.

-­ Parfois, il ne faut pas chercher à réparer les choses à tout prix. Il y a d’autres façons de leur redonner vie.

-­ Pardon ?

-­ C’est ce que le Père Noël avait écrit dans la lettre qu’il m’avait laissée.

La petite fille, reproduisant le geste de sa mère, lui essuya les larmes avec ses pouces. Célestine sourit. Ce petit geste d’affection suffisait à lui réchauffer le cœur. Elle embrassa sa fille sur le front, avant de la serrer dans ses bras à son tour.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Bastien Hüe ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0