Chapitre 3 : Le vieil homme et le banquier

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En janvier 2001, Nicolas devait tenir son dernier conseil d’administration. Célestine était la première qu’il avait prévenue, même ses enfants n’étaient pas au courant. Mais il l’avait priée de garder ça pour elle. Il faudrait attendre le conseil d’administration pour en faire l’annonce officielle.

Nicolas allait dans la salle de réunion en traînant des pieds. Noël était désormais terminé. Les merveilleuses machineries étaient mises à l’arrêt, et partout, dans le manoir, lutins et humains s’affairaient à enlever les décorations. Vu le faste du dernier réveillon, cela prendrait plusieurs jours. Mais peu importait. Nicolas n’était pas pressé de sortir de l’euphorie de la fête.

Entrant dans la salle de réunion, il trouva assis ses quatre enfants, Alice, Odile et David. À leurs côtés, sa femme, Anne-Marie. Était aussi présent Norbert, le délégué du personnel, un lutin en costume gris, aux cheveux bien peignés, mais avec une barbe de trois jours savamment entretenue.

Une autre personne était présente, un homme qui semblait avoir une quarantaine d’années. Il portait un costume gris clair, lui aussi, ainsi qu’une cravate bleue. Fin et lisse, il était rasé de frais, et ses cheveux, coupés court, ne laissaient pas échapper le moindre épi, ni le moindre brin. Dans son regard, cerclé de lunettes aux montures d’acier, aucune émotion ne transparaissait, ni empathie, ni colère, ni joie. Devant lui, on trouvait une pile de dossiers épais. Au milieu de ces administrateurs issus du monde de la magie, un individu qui exprimait aussi peu de choses avait quelque chose d’effrayant. Comme la réalité, froide et dure, qui vous sort d’un beau rêve.

Nicolas reconnut Daniel Lenoir, de la banque Dreyer, l’un des plus gros actionnaires du groupe. Il savait déjà quel allait être son propos : le groupe n’était pas assez rentable.

Et sans surprise, Nicolas le retrouva exactement là où on l’attendait.

- La campagne de cette année affiche un bénéfice de 52 millions de francs. C’est mieux que l’année dernière où le groupe perdait de l’argent. Mais il ne faut pas vous endormir sur vos lauriers. Ça nous fait à peine 2 % de bénéfice. Ce n’est pas suffisant. Je vous rappelle qu’on attend du 6 %, minimum. »

Nicolas laissa échapper un soupir :

­- Ça ne vous suffit pas que le groupe soit bénéficiaire ?

­- Non, Monsieur Noël. Une banque ne va pas se contenter de récupérer son argent. Elle cherche un retour sur investissement. Vous êtes dans le métier depuis longtemps, vous devriez le savoir.

­- Oui, Monsieur Lenoir. Mais dans le temps, vos collègues se contentaient de 3 %, 5 les meilleures années. Et 2 %, ce n’était déjà pas si mal.

-­ Les temps changent. Aujourd’hui, nous vivons à l’ère de la mondialisation. Si vous ne parvenez pas à baisser vos charges, vous ne tiendrez jamais face à la concurrence.

-­ Quelle concurrence ? Des usines qui font travailler des enfants pour 2 dollars par jour ? C’est ça que vous voulez pour nous ?

-­ On n’a pas le choix, M. Noël.

­- On a toujours le choix, M. Lenoir ! lança Nicolas, fulminant. Pour ma part, j’ai fait le mien. Vous considérez que j’ai fait mon temps ? Je suis d’accord avec vous. Je prends ma retraite !

Sidérés, les membres du conseil d’administration restèrent sans voix. Ce fut Alice Noël, sa fille, qui le rompit.

-­ Papa ? Tu es sérieux ?

­- Oui, ma chérie. M. Lenoir considère que je ne suis plus l’homme de la situation. Mais je vais être très clair : je ne m’abaisserai jamais à des pratiques pareilles. Sinon, Noël ne sera plus Noël. Si vous souhaitez le faire, allez-y, mais vous n’aurez pas mon approbation, et encore moins mon aide.

Le Père Noël s’apprêtait à se lever.

­- Attends, Papa ! dit Étienne, son fils aîné. Tu ne peux pas partir de la réunion comme ça. Il faut déjà qu’on vote pour savoir qui va te succéder.

­- Tu sais très bien qui va me succéder, mon garçon.

­- Oui… reconnut le jeune homme.

Étienne avait bien compris qu’on parlait de lui.

À contrecœur, Nicolas resta jusqu’à la fin de la réunion. Il put lire l’anxiété de ses enfants, mais aussi de Norbert, le représentant du personnel au conseil d’administration. Il savait que le groupe allait se retrouver à la merci de la banque Dreyer, mais il n’avait plus la force de lutter. À 1800 ans passés, il avait compris qu’il était plus près de la fin de sa vie que du début.

Quand Daniel Lenoir fut reparti, Étienne retrouva son père et commença à lui poser de nombreuses questions. Il était inquiet.

­- Ne t’en fais pas, mon garçon. Tu as passé près de quatre-vingts ans à travailler à mes côtés. Tu sais tout ce qu’il faut savoir pour faire tourner ce groupe. S’il a pris cette ampleur, d’ailleurs, tu y es pour quelque chose.

­- Oui, Papa. Je sais. Mais là… Je commence à douter. Depuis la chute du Mur de Berlin… comment dire… Le monde des affaires a tellement changé. J’ai l’impression d’avoir créé un monstre qui nous échappe.

­- Tu as sûrement raison, mon garçon. En même temps, c’est ma responsabilité, à moi aussi.

­- Alors pourquoi tu nous laisses seuls avec ce type ?

­- Tu n’as guère plus de 100 ans, Étienne. J’en ai 1800. Je suis fatigué. J’aurais bien aimé lutter jusqu’au bout. Mais là… Je dois faire attention à ma santé…

­- Ton cœur ?

­- Oui. Il fatigue. Je peux le soigner, mais ça ne fera que retarder l’inévitable. Tout le monde doit mourir un jour… Même les enchanteurs.

Étienne regarda son père avec des yeux tristes. Son vieux père lui adressa un sourire.

­- Ne t’en fais pas, mon garçon. Je ne serai plus au conseil d’administration, mais je serai là pour vous, jusqu’au bout. Et quand ce ne sera plus le cas, quelqu’un veillera sur ma mémoire.

Étienne eut un moment d’hésitation. Puis il comprit.

­- Célestine ?

­- Oui. C’est ma plus vieille amie dans ce pays, et je lui fais toute confiance. Le groupe devra évoluer, c’est inéluctable. Je suis trop vieux pour envisager autre chose, mais pas toi. Il faudra juste que tu gardes à l’esprit les valeurs de notre famille, et l’esprit de Noël.

­- Et tu penses qu’elle fera l’affaire ? Elle a l’air un peu naïf, quand même…

­- Ne t’y fie pas. Elle a 400 ans et c’est une fée extrêmement puissante. Et puis… Noël, si on n’a pas une âme d’enfant… Ce n’est pas vraiment Noël.

­- Et Maman ? Elle ne pourrait pas ?…

-­ Non, mon garçon. Votre mère est partie prenante. Célestine est aussi le regard extérieur dont nous avons besoin. Votre mère est d’accord avec moi.

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