Chapitre I (ii)

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   " Une enfance délicieuse"

Vous à qui nous avons offert le pouvoir sur nos vies, saviez-vous que depuis notre enfance Kouassi est meilleur que moi, il l'a toujours été, en tout ?

     A l'école primaire j’ai suivi le parcours classique, lui à deux reprises, on lui fit changer de classe. Au début du collège il avait rattrapé son retard sur moi. Les matins de cours  il passait me chercher pour le collège à une vingtaine de minutes à pied. Sur le chemin, j'avais tout le loisir de lui poser toute sorte de questions sur des équations en mathématique que je n'arrivais pas à résoudre, un texte en anglais que je ne comprenais pas ou une leçon d'histoire que j’avais oubliée. Il répondait gaiement sans jamais se moquer de moi. Il est vrai qu’il était connu pour ses capacités intellectuelles, cette facilité qu’il avait de tout comprendre, et cette mémoire phénoménale dont le ciel lui avait fait cadeau. Pour moi il était plus que ça... il me complétait. Kouassi était le calme incarné, moi une vraie tempête qui ravageait tout sur son passage. Il representait l'archétype du premier de la classe, moi l'élève moyen qui prenait plaisir à faire rire ses camarades. Malgré son jeune âge, Kouassi portait un regard neuf sur le monde autour, quant à moi je n'en avais cure. Je voulais juste vivre avec mon temps. On s'appelait entre nous « camaradé ». Je ne sais pas d'où nous est venue l’idée de ce surnom. Je me souviens que pour nous l'amitié qui nous liait devait être éternelle. Hélas, la vie n'était pas de cet avis, comme toujours. Avant que la grande Faucheuse ne l'emporte, une personne faillit briser notre amitié. Le saviez-vous ?

    Elle s'appelait Sandrine. Sandrine et Kouassi s’étaient connus par l'entremise d'une de leurs amies communes que Kouassi aidait souvent les soirs après les cours. Sandrine avait des difficultés en sciences, c'est ce qui l’avait rapprochée de Kouassi. Sandrine était belle à cette époque, elle se faisait draguer par plusieurs garçons de son âge mais ne semblait pas intéressée. C'était sur ce jeune garçon maigrichon à la peau extrêmement foncée, à la tête carrée et aux sourcils surélevés que son regard se posait, sans que celui-ci le remarque. Après les cours Sandrine s'arrangeait pour rentrer avec Kouassi et ne cessait de parler d'elle sur le chemin. La jeune fille laissait ses doigts effleurer ceux de Kouassi avec délicatesse, elle lui apportait à la pause, à la vue de tous, les gâteaux qu'elle avait cuisinés avec affection. Sandrine lui jetait le plus beau des sourires que je connaissais à cette époque mais mon ami ne s'appercevait de rien. A nos âges Sandrine n’utilisait pas les mots qu’on entendait à la télé pour déclarer sa flamme, on ne disait pas « Je t'aime bien » comme aujourd'hui. Seuls les actes comptaient... c'est ce qu'elle fit. 

      Je me souviens de cette nuit où Kouassi rentra chez moi, essoufflé. Ni mon père ni mes sœurs n'essayèrent de comprendre pourquoi il était si pressé. Enfants sa mère nous répétait que dès le jour où Kouassi avait su marcher il s’était mis à courir comme pour rattraper les treize premiers mois de sa vie où elle lui avait refusé ce privilège. Il courait pour tout et rien. Dans mes souvenirs aussi il avait toujours couru pour rattraper la vie. Ce soir-là Kouassi monta à l’étage et se rendit dans ma chambre, tout en sueur pour m'annoncer qu’il l'avait fait. De nous deux, il était le premier à avoir embrassé une fille. Il était à la fois joyeux et stressé. De grosses gouttes de sueur étaient visibles sur tout son corps. Je n’avais jamais vu autant d'adrénaline envahir son être tout entier. Il bafouillait, ses mots s’entrechoquaient tellement qu'il m’était difficile de comprendre toute son histoire. Sandrine l'avait poussé à bout afin de recevoir ce premier baiser qu'elle attendait depuis si longtemps. Il me raconta qu’il ne savait pas comment tout était arrivé, mais il était heureux. En le raccompagnant ce soir-là, j'avais hâte aussi d'embrasser une fille pour la première fois, mais aussi impatient que Sandrine rejoigne notre groupe ; car c’est ainsi que je pensais la vie à cette époque. On l’aurait peut-être appelée « camaradé » ou autre chose, qu'importe. Mais comme nous allions le découvrir en grandissant la vie a l’art de briser nos espérances et de nous laisser en miettes. Sandrine ne voulait que Kouassi...

      Elle voulait tout le temps de mon ami, ses promenades et tous ses moments libres. Sandrine voulait tout son amour – ou du moins ce qu'on pouvait considérer comme tel lorsqu'on est adolescent –, son amitié et tout le reste. L'autre « camaradé », elle n'en voulait pas. Avec le temps, je compris que les amours d'adolescence sont exclusifs, extrêmes ; ils se conjuguent en tout ou rien. A 14 ans je ne pouvais pas le deviner, je ne savais que faire. Alors je cherchais de nouveaux amis, de nouveaux loisirs à partager avec d'autres. Malheureusement, ces nouvelles amitiés n'avaient pas la même saveur que la nôtre, les rires n'avaient pas le même éclat, les sourires ne respiraient pas la même passion, l'enthousiasme n'était pas à son apothéose. Sandrine appréciait ce qu’il lui apportait à l’instant, tout le reste ne comptait pas à ses yeux. Pouvait-on lui reprocher de l'avoir aimé à sa façon, comme une adolescente de 15 ans ? Et pourtant c’est justement ce reste qui faisait Kouassi. Sans ça, il n'était rien, l'homme qu’il était n'existait pas mais Sandrine n'acceptait pas une telle vérité. Si la vie avait des rêves que nous, les hommes, ignorons, elle avait choisi une issue à leur histoire qui fit souffrir terriblement mon ami.

    Certes, Kouassi était intelligent, il était gentil et humble et cela personne ne pouvait le nier. Pourtant, une qualité lui manquait : il n'était pas courageux. Et ça, la vie aussi l'avait remarqué ; elle l’aida par compassion, une fois de plus.

      Sandrine s'en alla vivre avec ses parents dans un autre quartier de la ville en raison du travail de son père. Un autre quartier, un autre lycée, de nouvelles rencontres... et Sandrine l'oublia à une vitesse inversement proportionnelle à la patience dont elle avait usé pour l'attendre et l'aimer. Mon ami en fut peiné. Je le voyais pleurer leurs conversations, ses mains contre les siennes, les retours à la maison après les cours, les moments partagés sur les bancs du quartier loin de mes yeux. Il me disait qu’il ne comprenait pas qu’elle l’ait oublié si vite. Le terme qu’il utilisait était : « Comme ça. » Il essaya à plusieurs reprises de rallumer la flamme en allant l'attendre devant l’entrée de son nouveau collège mais les rares fois où elle vint lui parler, c'était pour annoncer qu'elle avait quelque chose d’autre de prévu. Sandrine, qui avait accaparé tout son temps libre à une époque, n’avait désormais plus rien à lui offrir. Dans toutes les histoires amoureuses de Kouassi ce qui le blessait le plus était la fin : les phrases ponctuées de ce « quelque chose » ou encore de « comme ça » le blessaient énormement. Ce « manque de temps » de Sandrine pour lui ouvrit la première de ses blessures intérieures. D’autres suivirent. Le départ de ses déceptions, de ses premières souffrances, de ses pleurs et des miennes par ricochet se nomme « Sandrine ». Il y en eut plein d'autres après. Il fallut du temps pour que je puisse encore l’appeler « camaradé » et voir dans ses yeux notre amitié comme je l’avais toujours imaginée.

* * *

    Saviez-vous que nous vous avons élus à la tête de nos institutions pour nous aider à vivre mieux et non le contraire, que le long du chemin que nous avons parcouru ensemble, avant cette journée sur la place des Héros, le temps et l'innocence de nos âmes étaient nos deux meilleurs alliés ?

    De nos courses poursuites dans le sable fin au bord de nos maisons , à nos études universitaires ou encore pendant nos aventures dans ces pays loin des terres de nos enfances, le temps a toujours été un remède inouï à nos blessures profondes et nos souffrances sans mot ; nous avons pu tout affronter grâce à son aide. Ce temps, je le vois passer de ma fenêtre au moment où je pensais à vous envoyer ce courrier pour vous parler de mes deux meilleurs amis. Mais ce temps, aujourd'hui, ne me soigne point. Il ne me guérit point de la douleur de leur perte. Il m'a certes apporté de nouveaux plaisirs, de nouvelles ambitions, de nouvelles rencontres mais il m'a pris le seul rêve qui me tenait vraiment à cœur. Ce rêve, je le vis dans les regards que s’échangeaient ces deux enfants : il se raconte sans se dire, il s’apprécie sans se voir, il se vit sans avoir besoin de sentir ses poumons faire l’effort de la respiration. Il est sous les pieds de ces deux enfants... Ce rêve, c’est simplement d’être heureux, entourés de ceux que nous aimons. Pour moi, il n’est plus possible car mes compagnons de route, Kouassi et Zamblé, m’ont abandonné sur le chemin de la vie pour emprunter la voie opposée, si tôt, trop tôt, sans me dire au revoir.

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