Chapitre I (iii)

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« Souviens-toi d'être heureux ».

   Telles étaient mes dernières paroles sur le tarmac de l'aéroport Félix Houphouët-Boigny d'Abidjan, un jour de septembre 2009. Kouassi était là pour prendre l’avion qui l’emmenait loin des terrains de jeux de notre enfance, des paysages qu’il avait toujours connus, des parents qui l’aimaient tant, de nous, de moi. Je me sentais triste car je perdais une part de moi; Kouassi me connaissait mieux que moi-même, il savait deviner ce que je voulais ou pensais sans que je le dise. Kouassi avait appris à m’observer, à m’étudier, à remarquer ce que mon regard disait mais sans mot, ce que l’aspect de mon visage exprimait sans avoir le courage de le dire, ce que mes gestes, sourires, mouvements et tout mon être tentaient de cacher à la vue de tous, par peur ou par nécessité, mais pas à lui. Lui, il le savait. Lui, il me comprenait. Lui, il me devinait. Lui, c’était en quelque sorte l’autre moi. Et sur ce tarmac, j’espérais que la distance ne changerait rien, que nos conversations demeureraient vives et passionnées, que nos rires résonneraient toujours au rythme du tam-tam, que nos idées bougeraient toujours dans la même direction, que nous serions toujours en quelque sorte « camaradé ». En le regardant partir, je savais déjà qu’un mal pernicieux me rongeait, moi qui me considérais beaucoup trop jeune pour mériter un tel sort de la vie. Il n’avait heureusement rien remarqué car je ne voulais pas le peiner. Pour une fois, il regardait les événements autour de lui sans y prêter l’attention qu’il fallait. Il entendait les sons sans prendre le temps de les écouter vraiment. Il ne remarqua pas que je boitais quand nous discutions, que mon visage était aminci et mes gestes moins coordonnés que d’habitude. J’étais venu à l’aéroport accompagné de ma sœur, présente pour me soutenir au cas où. Je m’efforçais de garder un esprit vif, ce qui avait certainement éloigné de lui tout soupçon. En accédant aux premières marches de cet avion, il m’avait dit plus tard qu’il avait hâte de nous revoir, Diabaté et moi, pour nous raconter tout ce qu’il aurait vu et appris là-bas. Kouassi voulait voyager dans le monde entier, découvrir un pays par continent, apprendre le maximum des personnes qu’il allait rencontrer çà et là au gré du vent. Lui et moi, nous avons toujours considéré comme une évidence que le meilleur apprentissage de la vie est l’étude des hommes. Moi, son ami de toujours, j’avais un unique vœu pour lui : souviens-toi d’être heureux.

    Aujourd’hui, j’ai visité Accra, Addis-Abeba, Lagos, Paris, New York, Le Caire ou encore Cape Town. Aujourd’hui, j’ai des amis, grâce à nos convictions, qui vivent aux quatre coins du globe et avec qui je suis toujours en contact. J’ai appris d’eux que le monde était divers et que les hommes sont les mêmes de Montréal à Sydney. Mais en chemin, j’ai perdu quelque chose. J’ai abandonné une des personnes les plus importantes pour moi. J’ai beaucoup appris, j’ai beaucoup reçu de la vie. Et pourtant, je n’arrive pas à être heureux comme je l’avais souhaité à mon ami car vos forces de l’ordre ont imposé leur volonté à mes amis, Kouassi et Diabaté, sans penser à nous qui les aimons tant…

    Saviez-vous, vous qui êtes à la tête de nos États, que quand nous étions enfants, la mère de Kouassi et la mienne pleuraient ensemble quand l’un d’entre nous était malade ? Saviez-vous que sa maison était la mienne, que nous partagions les mêmes vêtements, que nous mangions dans la même assiette, dormions dans le même lit ? Nos mères ne commençaient à s’inquiéter de ne pas nous voir que lorsqu’elles se rendaient compte que nous n’étions pas chez l’un ou chez l’autre. Nous avions été ensemble à l’école primaire, au collège et au lycée de la grande ville du centre du pays sans que cela ne change en rien notre amitié. Ses sœurs et frères étaient les miens et vice versa. Ainsi allait le cours de notre vie… jusqu'à ce soir, quelques jours après la manifestation sur la place des Héros, lorsque mon téléphone portable avait sonné. C'était sa grande sœur Ebanian, qui m’annonçait l’irréparable…

    J’étais assis, comme ce matin, dans le même fauteuil, une pinte de bière dans la main et je regardais dehors, par cette même fenêtre. Il n’y avait pas de cris d’enfants, il n’y avait pas de joie dans la rue, tout était terne. Les murs étaient plus gris que jamais, les personnes dans la rue se dépêchaient de rentrer chez elles car un vent violent soufflait dans toute la ville, emportant tout sur son passage. La lune était pleine ce soir-là. La grande ville du pays me semblait triste et fade mais moins triste que ce que sa sœur m’apprit quelques minutes plus tard. Il était parti dans l’autre monde sans me prévenir. Il était l’homme le plus rapide que je connaisse mais vos hommes en treillis avaient réussi à le rattraper…

***

     Du mal pernicieux qui me rongeait au moment où j’accompagnais mon ami sur le tarmac de cet aéroport, je guéris. Oui, je guéris de ce cancer qui m’avait envahi à l’aube de mes 25 ans. Mais, de la perte de mes amis Kouassi et Zamblé, je ne me remets toujours pas…

« À bientôt, camaradé ».

Ainsi ai-je conclu mon dernier texto pour mes deux amis, ne me doutant pas que, peut-être, ils ne le liraient jamais. Ces quelques mots restent, aujourd’hui encore, gravés dans ma mémoire.

Ici, mes larmes n’arrêtent pas de couler depuis l’appel d’Ebanian.

Ici, le soleil s’est levé dès le lendemain, la vie a repris autour de moi, les hommes ont continué leur activité comme si de rien n’était. Pourtant, pour moi, tout a changé. Pour moi, le monde n’est plus pareil.

Ici, les fleurs ont perdu de leur senteur, les rayons du soleil n’illuminent plus mes pas comme avant, les nuages autour de moi ne me protègent plus de la souffrance comme avant.

Ici, les paroles, les regards, les sentiments et tout le reste ne veulent plus dire grand-chose pour moi, car ils ne sont plus.

Ici, nos mères continuent de les pleurer, nos frères et sœurs ne les oublient pas, nos pères n’ont plus le même sommeil depuis ce jour-là.

Ici, notre vie a changé mais nous les aimons toujours.

Ici, je vis, mais j’ai perdu une partie de moi. Ces rêves à nous trois que je vis dans le regard de ces deux garçons, nous ne les vivrons jamais…

    En attendant d’emprunter le même chemin que mes deux amis, j’ai décidé de vous envoyer ce courrier, à vous qui avez reçu le pouvoir des hommes pour les gouverner sur cette terre des hommes, vous qui avez décidé, par peur ou par négligence, du sort de mes amis.

    Saviez-vous que notre jeunesse enchantée a débuté dans la grande ville du centre du pays, précisément au Lycée des Garçons ?

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