Chapter I

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À ceux qui ont reçu le pouvoir des hommes pour les gouverner sur cette terre des hommes.

     « Mon cher petit frère, comment vas-tu ? J'ai vu un nuage de fumée au-dessus de la place des Héros et j'ai cru comprendre que c’étaient des grenades lacrymogènes. Tu es où ? S’il te plaît, réponds-moi urgemment, je… »

    Tel était le dernier message que reçut mon cher ami, Kouassi, un vendredi après-midi. Ce message, il n’était pas de moi, mais de sa sœur Ebanian, qui m’en parla quelques jours après. Hélas, au moment où ce message avait été envoyé, il était déjà trop tard. Ceux qui avaient le pouvoir sur cette terre des hommes avaient déjà scellé le destin de mon cher ami…

      Je me demande tous les jours comment va mon ami Kouassi. J'espère que tout se passe bien pour lui qui a traversé la rivière d'où l'on ne revient plus. Je ne sais pas si le jour ou la nuit existe en ce lieu où la loi de certains hommes l'a conduit sans son consentement. Je ne sais pas si ses peines sont désormais apaisées. Avant, je savais tout de sa vie. Aujourd’hui, je n’ai aucune idée de la manière dont il vit désormais ni de son quotidien. Je ne sais pas s’il rit toujours, s’il a conservé sa joie de vive ou s’il est entouré de nombreux amis comme il savait si bien le faire. Ce que je sais, c'est qu'ici, il me manque.

     Ce matin, assis dans le fauteuil bleu de mon studio, près de la bibliothèque que j'ai aménagée, je regardais dehors par la fenêtre du salon, une tasse de thé entre les mains – précisément du thé à la menthe, comme il l'aimait – lorsque, en bas de chez moi, je vis deux enfants qui se tenaient la main, leurs mères derrière eux discutant gaiement. Le sourire de ces enfants respirait la vie, le plein bonheur. Leur démarche, calme et tranquille, allait au même rythme que le temps. À les regarder, ils me donnaient l'impression que la vie, tout entière, était à leurs pieds. Tout autour d'eux était harmonie. Ces enfants semblaient maîtres de tout. Pourtant, une voiture passa à vive allure près d'eux dans la rue. Sous le coup de la frayeur, je me levai de ma chaise, craignant le pire pour ces enfants. Il fallut le cri d'alerte des deux mères pour que ceux-ci se déplacent de justesse du côté droit de la rue. Les mères étaient sous le choc. Moi aussi. Mon cœur battait très fort mais les deux enfants, eux, riaient, de cette joie dont seule l'enfance connaît le secret. Un peu comme Kouassi et moi, il y avait encore quelques années...

***

     Je continuai malgré tout de suivre le mouvement de ces enfants dans la rue en bas de chez moi. Le ciel illuminait leurs pas ce matin de son plus beau soleil, la terre s’était raffermie pour éviter certainement qu'ils ne tombent, le vent avait balayé de toute sa puissance tout ce qu’ils auraient pu heurter sur leur passage, l'univers tout entier s'était incliné à leurs pieds. La vie leur offrait son bonheur le plus vrai, sa paix la plus pure et sa joie la plus profonde. Et moi, derrière ma fenêtre, prêt à sortir de chez moi pour aller travailler, je ressentais une affection profonde pour eux. Je leur souhaitais le meilleur sur la terre des hommes – comme j'aurais aimé aussi le dire à mon cher ami d’enfance, Kouassi, mais également à notre compagnon Diabaté, si la vie n'en avait pas décidé autrement.

      Vous qui nous gouvernez aujourd’hui, saviez-vous que nos mères, à nous aussi, étaient amies ? Le matin, l'une n'hésitait pas dès le lever du soleil à frapper à la porte de l'autre pour avoir des nouvelles de la maisonnée, pendant que nous, petits garnements, dormions encore. Ma mère aimait passer par un couloir qui existait entre les maisons à cette époque au lieu d’emprunter la rue principale. La mère de Kouassi était toujours furieuse contre elle, car, disait-elle, tout pouvait arriver dans ce couloir sans que personne ne le remarque. Et ma mère, pour rigoler, aimait lui dire qu’elle empruntait ce couloir pour être parfumée de toute l'odeur de pipi, d'ordures ou d'excréments d'animaux afin que dès qu'elle arrive chez nous, cette odeur réveille toute notre maisonnée. À quoi sa mère lui répondait par ce rire contagieux dont elle seule avait le secret, qui réveillait la moitié de la maison ou du moins son père – qui ne comprenait pas pourquoi cette voisine encombrante venait chez lui si tôt le matin alors qu'elle passait quasiment toute la journée avec sa femme – et sa sœur Ebanian qui avait le sommeil léger. Pourtant, ma mère ne venait jamais les mains vides. Les rares matins où Kouassi était réveillé au moment où elle arrivait, il descendait les marches quatre à quatre, se précipitait sur ma mère, oubliant au passage la présence de la sienne, en lui tendant les deux mains. Sa mère, en entendant les pas de Kouassi, disait à la mienne : « Ton petit mari descend pour toi. » Au début, mon ami ne comprenait pas la signification de ce surnom mais avec le temps, il s’y habitua. Ce surnom était affectif et lorsqu'il venait de la bouche de ma mère, il renfermait tout l’amour maternel qu'elle ressentait pour lui. Elle ne l'avait pas mis au monde mais elle l'aimait comme un fils. Et sa mère m’aimait également de la même manière. L'objet des bras tendus de Kouassi vers ma mère était la bouillie de riz qu'elle apportait toujours avec elle. La chaleur de l'assiette, la vapeur qui se dégageait quand on soulevait le couvercle, l'odeur du riz parfaitement cuit et du lait… Les premières cuillères de cette bouillie sur les lèvres des enfants que nous étions nous donnaient l'impression de manger le meilleur des plats du monde. Ma mère était connue dans tout le voisinage pour la qualité de ses bouillies de riz et de mil, mais aussi pour ses mets dont l'odeur embaumait les maisons voisines. Même la mère de Kouassi enviait les talents culinaires de la mienne. Ma mère, le voyant venir, essayait de cacher la bouillie de riz dont il était à l'affût jusqu'à ce qu'elle ait obtenu suffisamment de supplications de celui-ci. Et quand le précieux plat lui était offert, Kouassi s'installait à même le sol et le dégustait, le cœur heureux. Souvent, j’étais assis en face de lui et nous partagions la bouillie de riz, l’âme en paix, comme les deux enfants en bas de chez moi ce matin.

      Nous aussi, nous avions le monde à nos pieds. Nous aussi, nos mères riaient à l'unisson. Nous aussi, nous partagions notre passion pour le football sur des bouts de route transformés à l'improviste en terrain de foot, avec des balles confectionnées avec des sacs plastique. Nous jouions sans chaussures, torse nu, habillés de simples shorts. Pour nous aussi, à une époque, le soleil avait déployé ses rayons les plus beaux, le vent avait éloigné de nos terrains de jeux tout tesson de bouteille ou de verre qui aurait pu nous faire mal. La vie était à nous.

      Si ma mère l'appelait son « petit mari », la sienne m'avait surnommé son « petit cœur ». Et son cœur comme le mien avaient été brisés lorsqu'on avait appris que nos conversations ne reprendraient plus, que nous ne compléterions plus nos phrases, que nos rires ne seraient plus jamais harmonieux. Nos projets avaient été réduits en miettes, brûlés par la haine de certains hommes qui avaient tout rasé sur leur chemin, ne laissant plus rien. Cette haine avait emporté Kouassi avec elle car il était parti, mon cher ami, pour le voyage dont on ne revient jamais…

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