Singularité gravitationnelle (2)

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Alors qu'elle s’avance dans le café, je ne parviens pas à détacher mon regard. Elle s'assoit à la table juste à côté du couple timide et déballe son ordinateur portable. Ses courbes humaines sont une anomalie dans mon quotidien.

Tu réagis comme un type normal qui verrait un truc horrible au loin pour la première fois. Peur et curiosité.

Quentin est le premier à remarquer mon obsession alors qu’il m’apporte mon café.

— Qu'est-ce qui vous arrive, m'sieur Lanais ? demande-t-il en posant la tasse sur ma table.

— Pardon ?

L'ignominie qui lui sert de visage est un coup de poing dans l'estomac de ma réalité.

— Z’avez l'air tout chamboulé, tout à coup.

Il me dévoile alors les dents sanglantes d'un sourire macabre.

— Je crois que j'ai rarement vu une femme aussi belle, répondis-je en regardant de nouveau l'inconnue.

Il suit mon regard et lâche un nouveau sourire.

Et cette fois-ci, je distingue un air désolé plisser l'entrelacs verdoyant de sa peau.

— Dommage qu'elle soit prise !

— Vous la connaissez ?

Son sourire devient énigmatique aux entournures.

— Non, mais j’suis observateur. J’pensais qu’ça f’sait partie des trucs innés chez les écrivains, m'sieur Lanais !

Il dit ça d'un ton perdu entre la moquerie et le jugement intransigeant, puis emballe le tout d'une tape sur mon épaule. Il m'indique mon nouveau café chaud d'un geste de la main, puis s'en retourne à son bar après avoir refermé la porte laissée grande ouverte.

Elle a une bague au doigt. Elle est mariée, comme ta Chloé.

Peut-être a-t-elle entendu notre conversation ou le ton hésitant des échanges, car l'inconnue lève les yeux dans ma direction et nous échangeons un bref regard. Je détourne les yeux, me concentre sur mon café, mais décide de plonger dans mon écran. Pourtant, l'envie de contempler à nouveau cette femme si normale m’obsède au point de perdre tout intérêt pour mon chapitre en cours de réécriture.

Je laisse passer quelques minutes, puis hésite un bref coup d'œil. Elle ne me regarde plus.

Les yeux fixés sur son ordinateur, elle tapote à grande vitesse, concentrée. Je suis hypnotisé par cette jeune femme. Pourquoi n'est-elle pas difforme et maléfique ? Pourquoi l'inexplicable marasme d'horreur de mon cerveau ne me montre qu'une beauté ordinaire ?

Des taches de rousseur pétillent sur ses pommettes, soulignant à merveille le bleu sombre de ses yeux. J'avais presque oublié le plaisir simple de contempler un joli visage.

En fait, je crois que t’as jamais vraiment connu ce plaisir-là.

Elle lève le nez pour réfléchir à quelque chose et surprend mon regard posé sur elle.

Même si mon instinct me pousse à rompre le contact, je reste figé dans ma contemplation béate. Bien conscient de l’interdit social que je suis en train d’embrasser à pleine bouche, je dévoile mes dents en une tentative de sourire qui avait échoué avant même d'avoir commencé.

Elle fronce les sourcils.

Arrête de la regarder, elle va te prendre pour un de tes pires tueurs en série.

Pourtant, une étrange attraction me pousse à m'extirper de ma banquette et à me diriger vers elle.

J'ai le sentiment de ne pas me contrôler, comme si mon corps s'était détaché de mon esprit et qu'il se mouvait de son propre chef. Le visage de l’inconnue se tapisse d'une confusion éclatante tandis que je m'assois à sa table, un sourire toujours fiché sur ma bouille incrédule.

Les yeux ronds, elle me fixe comme une bête curieuse.

— Qu’est-ce que vous venez faire à ma table ? Vous n’avez rien à faire là.

Elle semble réfléchir un instant, comme si ma présence lui imposait une crise existentielle.

— Si c'est une tentative de drague, reprend-elle, c'est plus flippant qu'autre chose.

Son ton est froid. Je rassemble mes esprits, décroche mon regard, puis observe mes mains tout en cherchant mes mots.

— Je suis désolé, hésitè-je. Je ne sais pas... pourquoi je suis venu vous voir.

— De plus en plus charmant.

Elle laisse échapper un petit rire que j'accompagne du mien pour évacuer ma nervosité. Mon cœur pulse dans ma poitrine et j'ai l'impression qu'il fait plus de quarante degrés.

— Qui êtes-vous ? assénè-je du ton d'un dément.

— Juste une femme qui voulait bosser tranquillement en buvant un café.

Elle fait les gros yeux en direction du serveur qui semble trop occupé pour nous prêter attention, puis m'observe à nouveau. Je reste silencieux, obnubilé par ses traits si normaux.

— Vous faites un AVC ? me lance-t-elle.

— Je m'appelle Baptiste Lanais, je suis écrivain.

Ses yeux me fixent, incrédules.

— Je me rends compte que j'ai l'air complètement cinglé, avouè-je.

La jeune femme hoche la tête d'un air entendu.

Je contemple à nouveau mes mains et je m'en veux d'avoir oublié l'une de mes règles de base. Réfléchir avant d'agir. Mon instinct et ma perception distordue de la réalité me poussent vers des comportements qui ne sont pas socialement acceptables. Avec Chloé, je n'ai pas ce problème, car elle est habituée à mes bizarreries ─ je crois même que, d'une certaine manière, elle les apprécie. Pour rattraper le coup, je dois me raccrocher à la normalité, ou plutôt à ce que la masse approuve comme une interaction sociale valide.

Je rassemble toute mon imagination d'écrivain, saupoudrée de ce plaisir du choix des mots qui m'anime, avant d'empiler mes règles de survie comme un gamin d'un an apprend à monter une tour de cubes.

Garder le contact visuel.

Je me plonge dans les yeux émaillés de glace de la jeune femme.

Sourire, sauf quand la situation émotionnelle de l'interlocuteur exige l'opposé.

Je lui balance mon plus beau sourire ─ qui trouve tout de même un peu de sincérité à la vue de la moue circonspecte de cette étrangère que je viens emmerder de bon matin.

Justifier mon comportement en flattant l'interlocuteur pour brouiller les pistes.

— Je suis plus à l'aise avec le papier ou l'écran de mon ordinateur. Au moins, quand j'écris, je ne peux pas être déstabilisé par de si beaux yeux.

Et je regarde à nouveau la table, honteux de cette réplique ridicule.

Lorsque je lève à nouveau le nez, le visage froid a laissé place à un sourire discret qu'elle tente de masquer.

— Je crois que c’est la pire tentative de drague à laquelle j’ai eu droit, dit-elle finalement. C'est pas très original pour un écrivain, mais c'est déjà un poil plus charmant.

Je crois que je n'avais jamais fait de compliments de toute ma vie.

Tu as besoin de pratique. Clairement.

— Plus charmant, reprend-elle, mais ça ne m'explique toujours pas pourquoi vous avez débarqué à ma table comme un zombi flippant.

Je ris en laissant divaguer mes yeux par delà la baie vitrée. Les lueurs sanguines du jour et les passants difformes qui déambulent sur les pavés me permettent de retrouver mes esprits.

— Les gens de passage, annoncè-je, évasif.

— Les gens de passage ?

— Oui, je viens ici plusieurs fois par semaine. Je connais bien Quentin, le serveur, et quelques habitués qui passent souvent aux mêmes heures. Je connais les bruits de la ville, ceux de la cuisine, le son des bouteilles qui se cognent quand il prépare un cocktail. Tout ça, c'est mon quotidien et... mon quotidien fait partie de mon travail, c'est mon rituel d'écriture.

Alors que je poursuis mon discours, elle m'observe, intriguée, le regard fixé sur moi. Par habitude des visages insoutenables qui me font face, mes yeux à moi ne cessent de papillonner, incapables de soutenir la beauté banale d’une femme ordinaire.

— Et parfois, quelque chose se produit et toutes les habitudes sont balayées. Une personne se perd dans ce café. Elle s'installe à une table pour éviter la pluie, ou peut-être pour ne pas croiser un ancien pote de collège ou un ex qui a encore de l'espoir. Peut-être qu'elle avait juste envie de penser à autre chose quelques minutes ou de faire une pause sur la route du boulot. Peut-être qu'elle est triste et qu'elle espère attirer l'attention pour pouvoir parler. Ces personnes sont mes gens de passage. Les attitudes, les expressions sur leur visage, ce qu'ils boivent ou grignotent... tout ça, ça m'inspire.

— Donc je suis une femme de passage ?

Je secoue la tête, un sourire gêné aux lèvres alors que je surprends le regard amusé du couple timide à côté de nous.

— Non, il y a les gens de passage et puis les anomalies.

Elle éclate de rire, sincèrement amusée.

— Vous étiez à ça de dire un truc charmant, ajoute-t-elle.

— Anomalie n'est pas un terme péjoratif, c'est une exception à la règle, un écart par rapport à la normalité.

— Vous en êtes une belle, d'anomalie.

— Coupable, répliquè-je, fuyant. Vous préférez peut-être le terme singularité ? Ce que je voulais dire, c'est que vous sortez de l'ordinaire. Vous êtes plus qu'une femme de passage. En bonne singularité, vous avez cassé ma normalité, et, pour être honnête, je ne sais pas pourquoi. D'où mon attitude…

Je cherche mes mots, mais la jeune femme lance sa propre proposition.

— Flippante ?

— Étrange ? J'ai eu ce sentiment que je devais venir vous parler, mais, arrivé devant vous, je n'ai pas su trouver les mots.

Elle me répond par un long silence et des yeux curieux.

Elle hésite un sourire, puis un son de clochette grésille dans son ordinateur. Un regard sur l'écran avant de revenir à mon visage.

— Aussi passionnante que soit cette discussion, j'ai du travail qui m'attend. Je vous propose de rester dans la catégorie des gens de passage, si vous le voulez bien. Je vous laisse retourner à votre café qui refroidit et imaginer ce qui a bien pu me passer par la tête pour débarquer ici.

Le ton est catégorique et dénué d'humour. Elle me fixe d'un air déterminé qui me pousse, tout comme ses mots, à retrouver un quotidien sans elle. J'acquiesce d'un signe de tête, détaille quelques secondes encore l'harmonie tout à fait humaine de son visage et me surprends à la trouver belle. Vraiment belle, pas juste du compliment gratuit pour me sortir du tracas de mes comportements étranges.

— Je comprends, dis-je. Je suis sincèrement désolé de vous avoir dérangée.

Elle regarde à nouveau son ordinateur, puis ma tête déconfite alors que je me lève.

— Ne soyez pas désolé, c'était intéressant. Et inattendu.

— Si je vous recroise par ici, je vous offrirai mon dernier roman pour me faire pardonner.

— Ce sera sans doute une lecture à votre image.

Incapable de lui répondre quoi que ce soit, je lui lance un nouveau sourire gêné. Ses lèvres se pincent, comme si elle s'en voulait d'avoir été aussi expéditive.

— Et vous écrivez quoi comme bouquins ?

J'hésite quelques secondes, trop habitué aux réactions des gens, puis décide de lui avouer tout de même que j'écris des romans d'horreur. Bien souvent, les visages estropiés de mes interlocuteurs affichent cet air entendu, issu d'un consensus génétique, qui me fait bien comprendre que seuls les psychopathes s'intéressent à l'horreur.

Le visage de l'inconnue ne cille pas, mais affiche une moue compréhensive, comme si tout ça correspondait bien au personnage que je suis.

— Bonne journée à vous, m’sieur Lanais.

Elle prononce mon nom avec la même intonation que le serveur avant de me lancer un sourire sincère. Quelques au revoir banals plus tard, je retourne à ma place et déverrouille mon ordinateur. Je porte mon nouveau café à mes lèvres, accompagnant le geste d'une grimace de dégoût.

Il est aussi froid que le premier.

Le couple timide éclate d’un rire complice et la créature aux longues griffes jettent des yeux gênés dans ma direction.

Ils se foutent de toi, mais tu les as au moins aidés à se rapprocher.

D'ordinaire, je ne suis pas prompt à m'adresser aux personnes que je ne connais pas.

Les situations dans lesquelles je dois le faire, comme les rares séances de dédicaces auxquelles j'ai participé, sont une véritable torture psychologique. Pourtant, aujourd'hui, quelque chose m'a poussé vers cette inconnue. Pourquoi elle ? Pourquoi maintenant ? Et que possède-t-elle de si spécial pour que mon filtre de dégueulassitude ne s'applique pas sur son beau visage ?

Vu sa réaction tout à fait naturelle, je crois que je n'aurai jamais la réponse. Je lève le nez dans sa direction. Le front plissé, des écouteurs fichés dans les oreilles, elle est en grande conversation via son ordinateur, un échange qui la contrarie visiblement.

Il est temps d'écrire un peu, mais plus de corrections pour le moment.

Je vais poursuivre mon nouveau roman.

Après tout, c'est pour ça que je suis venu ici.

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