...le fils récolte (1)

6 minutes de lecture

Extrait numéro deux.

Autobiographie de Baptiste Lanais.

Écrit le 25 mai 2017.

*

J'ai ouvert les yeux au son de cloches hurlantes.

La lumière du jour m'a brûlé les rétines, alors, pendant quelques secondes, je suis resté immobile, paupières closes, essayant d'oublier mon cauchemar, mais le tintinnabulement était bien trop désagréable. Il résonnait dans ma tête, amalgame de notes trop aigües et de graves ronflantes, comme si je me trouvais à l'intérieur d’un énigmatique carillon.

Les cloches ont finalement cessé, bientôt remplacées par le son glaçant d'une mastication.

Quelque chose mâchait et grognait.

Lorsque j'ai à nouveau regarder autour de moi, j'étais dans l'entrée, allongé sur le dos et ma tête baignait dans un liquide poisseux. Comme une vague trop forte qu'on n'a pas vue venir, le souvenir de ma soirée m'a éclaboussé, alors j'ai essayé de me lever.

Le geste n'a engendré qu'un grondement de douleur qui m’a cloué au sol.

Après avoir tourné la tête, j'ai contemplé un instant le cadavre de mon père et les réminiscences de cette nuit atroce ont déchiré les derniers lambeaux de sommeil qu'il me restait.

Au milieu de cette vision atroce, pourtant, quelque chose dénotait plus encore qu'une flaque de sang et un père sans vie.

Le cadavre remuait.

Pas au point de se relever, non, juste des soubresauts erratiques.

Je me souviendrai toute ma vie de ce tableau imposé à mes rétines, une sorte de peinture enfantée par Beksinski sur fond de couleurs vives dignes de Marthe Guillain. Par-delà le cadre de la porte restée ouverte, le ciel tendait une toile bleue électrique épinglée d'un soleil purpurin qui semblait pulser au rythme des battements de mon cœur. Une branche de lilas fané dépassait dans l'encadrement, au loin, pleurant la misère de sa vie qui s'éteignait. Au premier plan, dans les ombres de l'entrée, le cadavre de mon père s'agitait sous les assauts charognards d'un chien.

— Lina !

Le chien a cessé son repas, s'est tourné en direction du jardin et a relevé ses oreilles. Il a finalement détalé en remuant une queue frénétique, puis la voix a repris.

— Lina ! Qu'est-ce que tu faisais là-bas ? Qu'est-ce que… Qu'est-ce que t'as mangé, encore ?

Des pas sur les graviers, puis sur la pierre, des pas qui s'approchaient.

— Monsieur Lanais ? Mon chien est entré chez vous, je suis vraiment dé…

Je me souviens du regard de mon voisin, des cloches qui se sont mises à carillonner une nouvelle fois, de cet homme horrifié qui s'est précipité pour décrocher, puis raccrocher le téléphone qui sonnait, avant d'appeler la police d'une voix paniquée.

Après ça, mes souvenirs sont du chewing-gum.

Des instants s'étirent dans ma mémoire, comme s'ils revêtaient une importance toute particulière, quand d'autres sont flous et indistincts, contractés et mâchonnés. La gomme s'étend lorsque toutes ces bottes ont débarqué dans mon salon, une nuée de pieds dont les pas assourdissants résonnaient dans ma tête, puis elle se contracte quand on m'embarque dans l'ambulance. La sirène beuglait, les visages se décomposaient. Après les cahots du véhicule et les mains pressées autour de moi, un nouveau souvenir se fige : des lumières aveuglantes, des hommes masqués, des bips ronflants et un masque à oxygène qu'on me pose sur le visage.

Et puis, plus rien, jusqu'à mon réveil.

Je me sentais vaseux.

Incapable de bouger mes bras, j'ai observé le plafond blanc et terne, avant de parcourir la pièce d'un regard circulaire. Tout était flou, comme si j'observais le monde au travers d'un brouillard épais. Je distinguais vaguement d'autres formes, d'autres personnes allongées tout comme moi dans ce qui ressemblaient à de grands lits. J'ai observé mon corps, glissé sous un drap d'hôpital, et, alors que mes bras cotonneux commençaient enfin à remuer, une infirmière s'est penchée au-dessus de moi.

— Baptiste ? Tu es à l'hôpital.

J'ai voulu articuler quelque chose, demander après mon père, mais ne sont sortis que des sons gutturaux, réveillant une méchante douleur le long de ma gorge.

— C'est normal, a repris l'infirmière, on vient d'enlever le tube qui t'aidait à respirer. Ça va passer.

Je n'arrivais pas à voir son visage, noyé dans le brouillard houleux qui ondoyait devant mes yeux. La purée blanchâtre était tout de même moins épaisse et, petit à petit, je gagnais en visibilité. J'ai pris conscience à cet instant que demander après mon père aurait été stupide.

J'avais vu son cadavre, je savais qu'il n'était plus de ce monde.

Une incroyable solitude s'est alors abattue sur moi quand j'ai compris que j'étais seul, désormais.

Je n'avais jamais eu de maman et je n'avais plus de papa.

On m'a expliqué qu'un choc à la tête avait entraîné une hémorragie dans mon crâne et qu'ils avaient dû m'opérer en urgence. Tout s'était bien passé et j'allais m'en tirer. Je ne sais pas pourquoi, mais cette irrésistible envie de demander à voir mon père revenait à la charge. Envie que j’étouffais systématiquement au fond de ma gorge, car je connaissais pertinemment la réponse qui suivrait. Quelques longues minutes plus tard, on m'a amené dans une chambre individuelle. Devant la porte attendait un homme barbu au regard rassurant, habillé d'un vieux pull démodé dont les couleurs vives juraient dans le décor aseptisé de l'hôpital.

Loin derrière lui, ruminaient deux gendarmes en uniforme.

Trop occupé à regarder la perfusion qui serpentait jusqu'au dos de ma main, je n'ai pas vu le barbu entrer. C'est sa voix douce et posée qui m'a sorti de ma rêverie et m'a fait prendre conscience du retour à la normale de mon acuité visuelle.

— Bonjour, Baptiste. Comment tu te sens ?

J'ai glissé mes yeux dans sa direction pour l'observer confortablement installé dans un fauteuil. En y repensant aujourd'hui, il avait cet air du type qui, à Noël, porte un pull orné d'un grand renne au nez rouge clignotant.

— Seul.

— Donc, tu te souviens de tout ce qu'il s'est passé ?

J'ai vivement hoché la tête en sentant un bouillon de colère et de tristesse remonter le long de ma gorge. À ce moment-là, les deux gendarmes sont passés devant ma fenêtre en balançant des œillades pressées dans ma direction. Leur présence a remué une peur de gosse. Malgré tout l'amour qu'il me donnait, toute sa bienveillance à mon égard, je savais que le travail de mon père était à l'opposé de ce qu'il m'inculquait, alors j'ai eu la trouille qu'on s'en prenne à l'homme qu'il avait été.

— Tu veux bien m'en parler ? a-t-il repris.

Cette fois-ci, j'ai secoué la tête tandis que des larmes se frayaient un passage au bord de mes paupières. Le barbu a opiné, puis croisé les jambes en posant ses mains sur son genou.

— Ils ne viendront pas t'embêter tant que je ne l'aurais pas autorisé.

Mes yeux ont hésité entre les deux gendarmes qui déambulaient comme des lions en cage dans les couloirs et l'homme au regard bienveillant en face de moi. Je me suis finalement focalisé sur le dernier.

— Je ne veux pas leur parler, ai-je finalement dit la gorge nouée.

— Alors tu ne leur parleras pas, c'est aussi simple que ça.

Il a dû se rendre compte du soulagement qui a lissé mon visage, car il a ponctué sa phrase d'un tendre sourire. Quelques longues secondes se sont envolées, il s'est remis droit dans son siège et a ajouté qu'il s'appelait Thomas, puis son visage s'est défait de toute émotion pour prendre une attitude neutre.

— Si tu te souviens de ce qu'il s'est passé, tu sais comment ton père est mort.

Associer mon père et la mort dans la même phrase a eu l'effet d'une douche froide - frisson désagréable, électrique, comme une brûlure -, mais j'ai tout de même hoché la tête.

— Alors tu sais le aussi bien que moi… tu devras leur parler, tôt ou tard. Quand tu te sentiras prêt, bien sûr. En attendant, tu peux me parler à moi. Tout ce que tu me diras restera entre nous. Je n'aurais pas le droit de leur répéter, sauf si tu me le demandes.

J'ai hoché la tête, mais ce jour-là, je n'ai rien raconté de ma terrifiante soirée. Thomas-le-barbu est devenu mon psychologue attitré. Il m'a suivi pendant des années, d'ailleurs, et me suit toujours, notamment à certaines périodes de ma vie durant lesquelles j’ai plus de mal à gérer la folie qui m’entoure. Le même jour, les gendarmes sont repartis sans pouvoir m'interroger et le soir, dans mon lit d'hôpital, je me suis endormi avec l'image de mon père, privé d'oxygène, gravée sous mes paupières.

Je me souviens même avoir senti les vagues relents du parfum des lilas me chatouiller les narines.

C'est ensuite que tout s'est détraqué.

J'ai fait un cauchemar, cette nuit-là, et je n'en suis plus jamais sorti.

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