...le fils récolte (2)

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Je me trouvais seul, dans l'obscurité et le silence.

Je n'entendais ni le frémissement du vent, ni le ronronnement du réfrigérateur de la maison. Pas d'odeur. Même mes pieds semblaient plantés dans du coton. Immobile, j'avais cette impression de flotter dans l'espace, comme les types de ces films de science fiction que mon père regardait, la nuit. Des reflets gris ont soudain ondulé loin de moi, dessinant des nervures erratiques sur le fond obscur. Les veinules grises se sont assemblées avant d'esquisser les contours d'une capuche dans laquelle baignait un marasme d'ombres mouvantes.

De ces ombres encapuchonnées ont émergé des branches de lilas dont l'éclat indigo m'a ébloui. L'homme se tenait là, face à moi, les mains fourrées dans son sweat, un visage floral saisissant tourné dans ma direction. Au bout d'un moment, les couleurs vives se sont diluées dans l'obscurité, comme l'encre d'un pinceau dans un verre d'eau, et les lilas, si magnifiques, ont pris des teintes grises, sales et écœurantes. Les thyrses se sont fanées, avant de se liquéfier en un pétrole immonde qui a envahi toute la toile de mon rêve. Mon corps, qui semblait flotter quelques minutes auparavant, s'est retrouvé prisonnier de la purée noire. J'ai regardé, impuissant, l'océan goudronneux grimper le long de mon corps. J'appelais à l'aide la créature d'ombres, mais elle ne bougeait pas. Alors que le liquide poisseux atteignait ma bouche, l'obscurité humaine m'a souri, et, l'espace d'une seconde, juste avant de me noyer dans le pétrole, le visage cadavérique de mon père s'est moqué de moi sous l'imperturbable capuche.

Je me suis réveillé avec la désagréable sensation de ne plus pouvoir respirer.

Une main sur la poitrine, je me suis levé précipitamment, emportant malgré moi la perfusion d'anti-douleur fichée dans mon poignet. La sensation du cathéter qui s'est agité dans ma veine m'a rappelé à l'ordre, alors j'ai décroché la poche presque vide et puis j'ai titubé jusqu'à la petite salle d'eau.

Sous les néons blafards, j'ai observé mon visage. Il dégoulinait de sueur, mes cheveux partiellement rasés étaient recouverts de bandages sur tout l'arrière du crâne. Mon corps tout entier était marqué de bleus sombres. J'avais un air de cadavre momifié. Durant de longues minutes, je suis resté silencieux, impavide, à observer ces traits que je ne reconnaissais pas, tandis que des douleurs par dizaines se réveillaient dans mon corps meurtri.

Et puis j'ai pensé à mon père.

À quel point j'aurais aimé qu'il me serre dans ses bras à cet instant, juste quelques secondes, me laisser aller contre son épaule.

Pour me rassurer.

Me dire que tout irait mieux, demain.

Que les cauchemars allaient et venaient.

M'endormir tout contre lui.

Alors je me suis assis sur le carrelage et j'ai pleuré, tout seul, sans sanglot et sans bruit. J'ai pleuré une éternité de larmes, recroquevillé comme un gosse dans le ventre de sa mère. J'ai pleuré jusqu'à ce que je m'endorme à nouveau, terrassé par l'épuisement.

Ce qu'il s'est passé ensuite est gravé dans ma mémoire.

J'avais d'abord cru poursuivre mon cauchemar, mais plus réaliste, plus dur, plus tangible.

Une voix féminine a percé le silence de ma nuit, des mains se sont posées sur moi et m'ont doucement agité. Le bruit de talons trépignant sur le carrelage m'a vrillé la tête, alors j'ai ouvert les yeux sur une lumière aveuglante et une femme en tenue d'infirmière penchée au-dessus de moi.

Elle m'a saisi par le bras et c'est là que je les ai vues pour la première fois.

Enroulées autour de mes biceps, de longues griffes courbées m'agrippaient, comme les serres d'un aigle monumental. D'un sursaut, j'ai observé le visage de l'infirmière et j'ai hurlé à m'en arracher la gorge, j'ai poussé le cri le plus hystérique de ma vie, reculant pour fuir l'immondice qui me faisait face.

Deux yeux exorbités, nervurés de dizaines d'éclairs de sang, fichés sur un visage boursouflé comme une grappe de champignons flétris, me fixaient d'un air compatissant. Plus je hurlais, plus ses mains difformes aux doigts acérés essayaient de m'attraper et plus ses yeux reflétaient l'inquiétude.

Elle a appelé à l'aide, d'autres personnes sont arrivées en courant, d'autres créatures plus abjectes encore qui m'ont immobilisé puis, tout à coup, une sensation de piqûre sur le bras, l'apaisement et, à nouveau, le sommeil.

À mon réveil, j'ai cru avoir rêvé ma nuit.

Encore aujourd'hui, je me dis que le cocktail d'anti-douleurs dans mon sang, mêlé à mon imagination débordante, aurait pu être la source de toute cette horreur, mais il me suffit de regarder par la fenêtre pour comprendre l'étendue de ma réalité. Depuis ce jour, mon monde a sombré dans une apocalypse égocentrée où les humains ont tantôt l'apparence de créatures issues de mauvais films d'horreur, tantôt celles de démons bibliques, un monde où le ciel se colore parfois de l'éclat du sang et dans lequel la nature est en perdition.

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