Les beaux garçons ne fleurissent qu'à la bonne saison I

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Et puis un jour, tout avait basculé. Kairii venait d'entrer sur scène pour la première partie du kagura, pour danser les « trois premières danses » : celle à l'éventail, celle au bâton à grelot et enfin, celle au sabre. À cause du manque de garçons de son âge dans la troupe – à part lui, il n'y avait personne de moins de vingt-cinq ans et ces trois danses devaient être dansées par un adolescent – il s’était retrouvé seul sur l'aire rituelle.

Ce jour-là, il avait attaché ses cheveux, qui, devenus trop longs, le gênaient. Il avait compris tout de suite que quelque chose n'allait pas comme d'habitude : les rires, bavardages et autres quolibets s’étaient tus à peine eut-il mis le pied sur la scène, et il avait commencé à danser dans un silence de mort, le public le fixant avec de grands yeux ronds. Chassant de son coeur une insécurité grandissante, Kairii avait continué comme si de rien n'était. À la fin de la première partie, il avait récolté une chaleureuse ovation.

— Quelle merveille de chigo ! s’était écrié quelqu'un en s'adressant à Kiyo qui traversait la salle, sa flûte dans la main. C'est votre fils ? Vous nous l'aviez caché !

Kiyo avait haussé un sourcil, son regard aigu posé sur l'homme.

— Il a toujours été dans ma troupe... C'est le garçon que vous traitiez de sanglier il y a quelques mois.

— Ah ! On m'a toujours dit que les véritables bishônen ne fleurissaient qu'à la bonne saison, comme les cerisiers !

Kiyo n’avait rien répondu. Il avait tourné le dos à l’importun et avait tiré Kairii par la manche, pour le faire rentrer dans les coulisses.

— Reste pas planté là, lui avait-il murmuré.

Le garçon l’avait suivi, encore surpris. Son départ de la scène avait provoqué sifflements et clameurs, et même une fois bien à l'abri dans l'arrière-salle du sanctuaire, il avait pu entendre les gens taper du pied sur les planches.

— Qu'est-ce qu'il leur prend, au juste ?

Kiyo s’était servi une grande rasade de saké.

— Ils ont décidé que tu étais un beau garçon, avait-il répondu. À partir de maintenant, tu vas être très courtisé. Essaie d'en tirer le meilleur profit, et surtout, fais attention.

Kairii l’avait regardé sans comprendre.

— Attention ? À quoi ?

Kiyo avait refusé de lui répondre. Sans le regarder, il avait repris sa tasse et bu jusqu'à la dernière goutte.

Kairii n’avait pas réussi à obtenir d'autres informations. Mais lorsqu'il était sorti dans la cour du sanctuaire pour faire le tour des étals de nourriture, il avait compris ce que Kiyo avait voulu dire.

— Regardez ! Le beau garçon de tout à l'heure ! s'était écriée une femme en le voyant apparaître.

Cela avait suffi à attirer l'attention sur lui. Des têtes s’étaient tournées, tandis que d'autres étaient sorties carrément du sanctuaire. Les gens s’étaient pressés autour de lui, excités, et il s’était retrouvé bientôt entouré si étroitement qu'il n’avait plus pu faire un pas, ni en avant ni en arrière.

— Quel garçon exquis ! s’était-on écrié en essayant de toucher sa joue. Il a un visage parfaitement triangulaire ! Et quel beau nez ! A-t-on vu plus joli ?

— Et comme sa peau est blanche ! On dirait de la neige !

— Laisse-moi toucher ces belles fesses, bôchan, avait-il entendu derrière lui. Cette demande incongrue avait aussitôt été accompagnée par la sensation d'une main frêle et osseuse, qui avait tâté son derrière avec toute la conviction dont elle était capable.

Kairii s’était retourné, les yeux agrandis, pour découvrir une vieille ricanante et édentée, qui tentait à présent de tripoter ses parties intimes.

La foule, encouragée par l'alcool et la musique, avait perdu tout sens commun. En délire, les gens s’étaient pressés contre lui en hurlant, cherchant par tous les moyens à le toucher. Kairii s’était senti perdre pied, lorsqu'une voix, forte et grave, avait dominé les cris aigus et hystériques qui lui perçaient les oreilles.

— Du calme, vous autres !

C'était le chef du village où ils se produisaient : Kairii l’avait reconnu tout de suite. Un homme dans la force de l’âge, respirant une tranquille assurance.

— Laissez ce garçon tranquille. C'est un jeune shugenja, pas un kagema ! Vous voulez donc qu'il maudisse notre village ? Allez, du vent. Retournez tranquillement voir le spectacle.

La foule s’était dispersée à regret. L'homme s’était alors tourné vers lui, souriant dans sa barbe.

— Tout va bien ?

Sa voix était posée et amicale.

Luttant pour reprendre sa respiration, Kairii avait hoché la tête, lentement.

— Ils sont devenus fous tout d'un coup, je n'ai rien vu venir.

— Cela arrive parfois pendant le kagura. Ces gens mènent une vie austère et rude, avec peu d'amusements. Le kagura du nouvel an est un grand moment pour eux, ils boivent beaucoup et perdent un peu la tête... Ne leur en tiens pas rigueur.

C'était vrai. Jusqu'ici, ce village leur avait toujours fait bon accueil.

— En tant que chef de ce village, je me sens responsable. Laisse-moi t'inviter chez moi. Ma femme te préparera un bon repas, et bien que notre maison soit une humble demeure de paysans, tu y trouveras un bain et un lit chaud pour cette nuit. Tu es d'accord ?

Kairii avait accepté l’invitation. Normalement, les soirs de kagura, il ne dormait pas du tout, se contentant de repos de dix minutes dans le coin d'une étable ou d'une écurie... Il était rare que les villageois invitent les artistes, qu'ils considéraient un peu comme des êtres d'un autre monde. Au petit matin, après le shizume, le rite du renvoi des dieux, on se hâtait de les renvoyer à la frontière du village comme les danseurs l'avaient fait avec les masques.

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