Kairii : l'auberge

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Kairii aurait pleuré de rage après une telle confrontation. Mais il la remisa dans un coin de son cerveau avec d'autres souvenirs fâcheux et n'y pensa plus. Il passa le col de Ko-ga-ura avant la fin du jour. Juste sous le col, au bord de la route, il y avait une auberge : elle ferait l’affaire pour cette nuit. Il n’était plus question de dormir dehors. Pas avec Sakabe dans les parages. Le bougre était bien capable d’user de son avantage pour le tuer pendant la nuit. Tant pis pour ses économies.

En entendant le cheval qu’on menait à l’écurie, l’aubergiste se précipita dehors, une lanterne de papier huilé à la main. D’un seul coup d’œil, il avisa la paire de sabres laqués que portait Kairii à la ceinture.

— Vous voulez une chambre, messire ?

— Non, pas la peine. Nourrissez mon cheval et donnez-moi un coin dans le dortoir, avec un repas simple, répondit-il en sortant une pièce d’argent de sa manche.

L'homme leva un sourcil.

— Pas de bain ?

Kairii secoua la tête.

— Non. Je me suis déjà lavé.

Il n’aurait rien dit contre un bain chaud, mais il n’était pas question de se dénuder, sans armes, dans une pièce remplie d'hommes que la vue d'une paire de fesses juvénile rendait fous. Kairii n'attirait plus les regards concupiscents depuis qu'il s'était rasé la tête, mais il n'allait pas pour autant tenter le diable.

Il alla se mettre sur l'auvent en attendant le repas. Il regarda le ciel s'embraser et disparaître, rougeoyant, derrière les collines et la ligne d'horizon que découpaient les crêtes et les cimes des pins. Il avait bien fait de s’arrêter ici. Mais lorsque la nuit tomba, il ne put s'empêcher de se demander où était Sakabe Hideki. Il s’apprêtait sûrement à passer la nuit dehors. Tout seul, dans les bois.

— Belle soirée, n'est-ce pas ?

Kairii ouvrit de grands yeux, plus choqué que furieux. Sakabe Hideki... Il était là, la flasque de saké à la main, lissant le bas de son haori pour s'asseoir près de Kairii.

— Je me déplace à cheval, moi aussi, lui signifia le samurai en devançant sa question.

Il disposa devant lui deux petites tasses, qu'il remplit toutes les deux.

— Tiens, fit-il en en poussant une devant Kairii.

Le jeune homme la considéra en silence. Boire avec Sakabe, voilà bien la dernière chose qu'il avait envie de faire ! Mais il avait bien envie d'alcool. Ce soir plus que jamais.

— Je l'ai acheté à Kôchi lors d'une visite au fief de Tosa : c'est du bon, lui signifia Sakabe. Peut-être moins raffiné que ce qu'on buvait à Edo, mais c'est pas mal non plus.

— Ne pousse pas ta chance, grinça Kairii en attrapant la tasse entre deux doigts. Et ne cherche pas à évoquer le bon vieux temps avec moi : ce ne sont que de mauvais souvenirs, de mon point de vue.

— Je ne voulais pas t’offenser, murmura Sakabe d'une voix feutrée.

Et il expédia une gorgée de son saké.

Kairii l'observa du coin de l'œil. Sakabe était devenu plus délicat depuis Yushima. Ou alors, cette transformation avait été progressive... Quoi qu'il en soit, il le détestait.

— Pas trop mauvais, concéda-t-il tout de même après avoir goûté le saké.

Sakabe s'autorisa un sourire.

— Oui... Il est un peu fruste, râpeux sur la langue, mais il a du cœur et une certaine finesse, finalement, dit-il. Comme toi !

Kairii le remit à sa place vertement.

— Tais-toi. Tu ne sais rien de moi.

Sakabe posa sur lui un regard profond.

— Je te connais mieux que tu ne le crois, Naguki Kairii.

Les doigts de Kairii se crispèrent sur la poignée de son sabre. Par tous les dieux et les bouddhas, qu'il avait envie de tuer Sakabe ! Mais il avait perdu l'occasion de le faire. Il l'avait épargné une fois, aux termes d'un duel qu'il n'avait même pas gagné. Il ne pouvait pas tirer son sabre maintenant : cela aurait été déshonorant. Il tira donc sa pipe de sa manche et se mit à fumer en silence, s'appliquant à ignorer le samurai du mieux qu'il pouvait.

*

Kairii ne dormit que d'un œil. Assis, comme à son habitude, son sabre posé contre l'épaule. De l'autre côté de la pièce, partagée avec un groupe de pèlerins, une jeune fille et sa mère, un jeune samurai et son maître, se trouvait Sakabe Hideki. Comme lui, il dormait contre le mur. De temps en temps, son regard tombait sur celui de Kairii. Puis il tournait la tête.

Le jeune homme ne le lâchait pas des yeux. Il savait que Sakabe n'osait pas le regarder ouvertement.

Le jeune samurai qui partageait leur chambre était le wakashû du plus âgé qui l'accompagnait. Kairii le comprit à la façon dont ils partageaient la même couverture, dont ils s'étreignaient sitôt tous les autres endormis. Lorsque les deux hommes s’enlacèrent, il darda un coup d'oeil vers Sakabe pour jauger sa réaction. Son regard croisa celui du samurai, et ils se fixèrent un instant. Kairii fut le premier à tourner la tête.


*

— Ça te fait quoi, de voir un wakashû avec sa mèche et ses longues manches, flanqué d'un type plus âgé qui s'apprête à l'enfiler ? demanda Kairii à Sakabe tout de go.

Les deux hommes cheminaient sous un soleil de plomb. Ils ne s'étaient pas adressés la parole depuis la veille. Lorsque Kairii avait sellé son cheval, aux aurores, Sakabe avait fait de même. Malgré sa résolution à ne plus lui parler, le jeune homme n'avait pas pu s'empêcher de lui poser cette question, qui contenait un tiers de curiosité réelle et tout le reste de provocation.

— Rien du tout, lui répondit calmement Sakabe. Pourquoi ?

— Tu n'as pas envie de te le faire aussi ? Avec tes penchants.

Kairii arborait un léger sourire, le regard posé sur le chemin devant lui. Il n'était pas peu fier de sa remarque acide, qui cassait complètement l'image de noble samurai solitaire, expert en escrime, que Sakabe se donnait.

— Non, répéta pourtant l'homme sans perdre son calme. J'ai juré de ne plus toucher à un garçon, Kairii. Et depuis que j'ai fait ce serment – auquel tu as assisté – je ne me suis plus jamais adonné à ce penchant, comme tu l'appelle. Du reste... Je ne suis pas vraiment attiré par les jeunes garçons. Plus maintenant.

Kairii lui jeta un regard narquois.

— Allez, pas de ça avec moi, Sakabe, ironisa t-il avec cruauté. On se connait suffisamment tous les deux. Ne me dis pas que la vue d'un môme de quatorze printemps ans à la peau abricot et aux jolis yeux noirs te laisse de marbre... Tu planterais bien ton radis dans son derrière, avoue-le !

Sakabe posa un regard tranquille sur Kairii.

— Absolument pas... Je te l'ai dit cent fois : je préfère les hommes un peu plus âgés et je les aime durs, avec la peau pâle et les yeux si noirs qu’ils en paraissent gris. Mais à t'écouter, Kairii, on dirait que c'est toi qui est excité par ce wakashû...

Kairii fixa le samurai en silence. Nul n'aurait pu dire si son regard était haineux ou outré. Finalement, il pressa les flancs de sa jument et partit au galop.

*

Sakabe le rejoignit peu après. Kairii avait fait halte pour manger à la devanture d'un vendeur de nouilles froides, et le samurai vint s'asseoir à sa table.

— Tu compte me suivre combien de temps ? lui lança Kairii en le voyant.

— Autant de temps qu'il faudra pour obtenir ton pardon, lui répondit Sakabe.

Kairii lui jeta un coup d'oeil.

— Si c'est que ça, je pourrais te mentir et te dire que tu es pardonné pour me débarrasser de toi, fit-il avant d'attraper une pincée de nouilles entre ses baguettes.

Sakabe le regardait, la joue posée sur son poing.

— Je sais que tu ne le feras pas. Tu es incapable de mentir, Kairii. Et tu es bien trop orgueilleux et sûr de ton droit pour me dire que tu me pardonne sans le penser.

Le jeune homme émit un rire léger, qui sonnait faux.

— Incapable de mentir ? Eh ben !...

— Et tout se voit sur ton visage, aussi, ajouta Sakabe avec un sourire. Tes émotions, ce que tu penses et ressens. Tu es limpide comme un lac de montagne, et c'est précisément ce que j'aime chez toi.

Kairii reposa sèchement ses baguettes sur son bol.

— T'es dingue, Sakabe, lâcha t-il froidement, les yeux agrandis. Je me demande vraiment ce qui tourne pas rond, chez toi. Je sais pas ce que tu t'imagines, ce que tu crois que je suis... Mais je te conseilles d'ouvrir les yeux maintenant.

— Ils sont grands ouverts, lui confirma Sakabe sans se démonter.

Kairii se leva. Il héla la jeune serveuse, qui vint vers lui, étonnée :

— Votre repas a déjà été payé, messire. Par le seigneur samurai qui est là.

Kairii jeta un regard furibond à Sakabe. Il essayait encore de l'acheter !

— Rendez-lui son argent, ordonna t-il d'une voix glaciale. Et vous, prenez ça !

Il enfonça ostensiblement une pièce dans la ceinture de la femme, avant de s'éloigner, auréolé de rage. Sakabe l'avait eu, une fois de plus ! Il fallait que ça cesse.

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