Kairii : crépuscule

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Plusieurs heures plus tard, en descendant la passe à cheval, Kairii repensa à la situation.

Tai couchait avec ce porc de Hanai. Pendant tout ce temps où lui, Kairii, l'avait cru vierge et innocent, il se donnait en fait à un autre. Cela expliquait aisément ses disparitions inopinées... À chaque fois que Kairii était parti seul pour quelque mission au service de Kiyomasa, c’était pour s’apercevoir en revenant que Taito avait profité de son absence pour monter à Edo.

Il avait bien été joué.

Cela faisait plusieurs heures qu’il chevauchait. L’après-midi tirait vers sa fin, et le ciel prenait ce coloris pastel si particulier qui annonçait le crépuscule. Un instant d’apaisement si éphémère et trompeur, avant la nuit et sa ténébreuse beauté, fourmillant d’une activité aussi intense et grouillante que les vers sur le corps décomposé d’une belle femme. Kairii aimait la nuit. Il la préférait au jour, éclatant et menteur, dont les derniers feux lui avaient presque masqué la petite rivière qui serpentait en contrebas, mais qu’il connaissait pour y être souvent descendu. Kairii décida de s’arrêter près de son lit pour la nuit : il dirigea son cheval vers un chemin praticable et s’engagea dans la pente.

Une fois arrivé sur la berge déserte, Kairii démonta et franchit la grève de cailloux, puis il s’accroupit et remua sa main dans l'eau. Elle était presque froide.

Kairii s'en voulait de s'être montré si dur avec Tai. Mais la gentillesse et la perfection du garçon l'irritaient constamment, et il voulait accomplir sa mission seul. Il voulait ne plus rien devoir à personne, et encore moins à Taito.

Descendant d’un clan affilié aux Otsuki, en plus, pensa Kairii en se débarrassant de ses vêtements. Si j'étais vraiment cohérent avec moi-même, je devrais le tuer !

À cause de Taito, Kairii n'était plus vraiment sûr de savoir où il en était. Son mot d'ordre jusqu'ici était clair : c'était l'élimination pure et simple de tout être portant les armoiries de ce clan maudit. Mais si, finalement, il avait eu tort ? Les gens bien existaient aussi chez les Otsuki, tout comme le mal n'était pas réservé aux agissements de ce clan. Taito était même, à bien des égards, meilleur que lui. Jamais il n'avait tué un innocent, ou pris du plaisir à prendre une vie. Ce qui n'était pas à son cas à lui, Kairii... Le jeune homme s'était bien rendu compte qu'il avait un penchant réel pour le meurtre et la destruction : c'était même une véritable vocation.

Kairii frissonna lorsque l'eau toucha son pied. La rivière était encore froide à cette époque de l'année. Mais il s'y immergea complètement et se frotta le corps et le crâne. Lorsqu'il se sentit à peu près propre, il nagea un peu, puis se dirigea vers la berge et se releva, la tête basse, perdu dans ses pensées.

Non, il devait oublier Tai et aller de l’avant : ce qui le travaillait aujourd'hui n'était qu'une autre de ces illusions stupides créées par cette enveloppe limitée qui était la sienne à présent. N’était-ce pas ce qu’enseignaient les sages aux guerriers ? Pour lui, élevé dans la haine et le devoir, tomber amoureux de Tai avait été comme la découverte d'un concept inconnu à l'apprentissage d'un nouveau langage, et il se haïssait de ne pas être capable de prendre de la distance par rapport à ses propres sentiments. Et dire qu’il y avait encore bien peu de temps, il serait resté complètement indifférent !

Mais Kairii savait que désormais, rien ne le ferait retourner en arrière. Certes, les sentiments qu'il éprouvait pour Tai le faisaient souffrir. C'était même la douleur la plus aiguë qu'il n'eut jamais connue. Mais pour rien au monde il ne voulait revenir au vide qui accompagnait son existence jusqu'alors. Plutôt souffrir que ne rien ressentir... Naître dans ce corps et aider Kyo, mener cette petite existence charnelle et faible, souffrir et tomber amoureux, cela faisait partie d'un processus logique qu'il avait choisi lui-même, c'était l'aboutissement d'un cheminement personnel qu'il avait probablement entamé il y a bien longtemps, dans une autre vie. C’était son karma. Il ne pouvait plus renoncer.

La sensation très nette d'une présence le mit soudain en état d'alerte. Il y avait quelqu'un sur la berge. Et ce quelqu'un l'observait. La berge, où se trouvaient ses armes et ses vêtements... Kairii se figea, relevant lentement les yeux vers l'intrus.

— Kairii-kun, fit une voix terriblement familière. N'aie pas peur, je te jure que je ne te veux pas de mal.

C'était Sakabe Hideki. Tout ce temps, il l’avait suivi, comme un chien en chasse, attendant le moment opportun, celui où sa proie baisserait sa garde. Il avait beau dissimuler son visage sous un chapeau de voyage, Kairii le reconnut à sa silhouette, au son de sa voix, et surtout, à cette aura particulière qu’il dégageait. Tout les poils de son corps étaient hérissés, comme le dos d'un chat acculé.

Malgré cela, il releva le menton.

— J'ai pas peur de vous, lâcha-t-il d'un air crâne. Je vais sortir, m'habiller, prendre mon sabre. On règlera nos différents une bonne fois pour toutes, vous et moi.

Kairii eut envie de se mordre la langue à peine eut-il fini de parler. Pourquoi éprouvait-il un tel besoin de recourir à la langue polie avec Sakabe Hideki ? Alors que jamais il n'employait un tel ton avec qui que ce soit !

C'est pas bon, ça, pensa Kairii en jetant un coup d'œil oblique au samurai. Je suis impressionné par lui. Tout ça parce qu'il m'a possédé, là-bas, au bordel...

— Recule, ordonna-t-il en changeant ostensiblement de registre. Va m'attendre près de ce grand pin, là-bas.

Sortant les mains de ses manches, Sakabe Hideki s'exécuta en silence. Kairii aperçut le visage de l'homme sous son chapeau lorsqu'il bougea, et il remarqua avec déplaisir que ce dernier évitait ostensiblement de regarder son corps nu. Et puis, il avait meilleure mine. Cela devait être ses joues rasées de près, ou alors les kilos qu'il avait repris.

J'aurais quand même le dessus sur lui, se résolut Kairii en attrapant son kimono. Qu'il soit fringant et en bonne santé n'y changera rien.

Le jeune homme se rhabilla tout en surveillant Sakabe du coin de l'œil. Le souvenir impromptu des étreintes du samurai de Satsuma et de la sensation de sa peau sur la sienne lui hérissa les cheveux sur la tête : il frissonna, puis serra son obi d'un coup sec. Il était nerveux.

Kairii passa son sabre et son wakizashi dans sa ceinture, se morigénant intérieurement pour avoir pris un bain en pleine nature, nu comme un ver, en laissant ses lames sur la rive. Il avait été stupide. Comme s'il échappait à tout danger, ici ! Il savait bien que non. La preuve : malgré la taille de l’archipel, ses forêts, ses montagnes et ses différents fiefs, Sakabe n'avait pu manquer de lui coller encore aux basques.

Le jeune homme ramassa son arc et ses flèches, prit les rênes de sa jument et marcha à grands pas vers le samurai.

— Où tu vas ? lui lança Sakabe lorsque Kairii arriva à sa hauteur.

— J'ai repéré une clairière non loin, lui répondit Kairii d'un ton abrupt. C'est là qu'on va se battre. Ce sera vite terminé. Et si ça ne l’est pas, la lune est presque pleine : elle nous éclairera suffisamment si la nuit nous surprend.

Le samurai lui jeta un regard de dessous son chapeau. Kairii constata non sans irritation qu'il faisait toujours la même taille que lui.

— Que ce soit de jour ou de nuit, je ne veux pas me battre contre toi, lui déclara Sakabe.

Kairii reçut la nouvelle comme un coup. Mais il continua à regarder droit devant lui, sans montrer à Sakabe l’irritation – infusée de panique – croissante qui le gagnait.

— Moi, si. C'est une affaire d'honneur.

— Mais tu n'as jamais perdu ton honneur, Kairii.

Kairii s'arrêta et se planta devant lui, lui coupant brutalement la parole.

— Allez, ça suffit. Tu m'as pris le cul à volonté un an durant, tu m'as arrosé de flèches comme un hérisson, et tu m'as soumis comme un maître son esclave. Alors tu vois, j'ai un honneur à reconquérir. Je ne pourrais pas dormir tant que je ne t'aurais pas coupé la tête et les couilles, Sakabe !

Les yeux de l'homme s'agrandirent.

— Mais…

C’était l’unique mot qui lui sortait de la bouche.

— Pas de mais ! hurla Kairii en bondissant en arrière, la main sur son sabre. Kakuho shiro !

Le défi était lancé. Sakabe ne pouvait refuser. À regret, il dégaina son sabre, le tenant, ferme et souple, bien droit devant lui. En une seconde, Kairii évalua son niveau d'escrime : c'était celui d'un expert de l'école Yagyû.

Kairii n'était pas mauvais au sabre. Du reste, ses réflexes, sa capacité d'anticipation et son expérience du combat de survie lui permettaient de compenser son manque de technique. Cependant, il sut immédiatement que Sakabe était plus fort que lui. D'habitude, ce genre de constat ne lui faisait ni chaud ni froid : il lui suffisait ainsi de s'adapter à la situation réelle et de trouver la meilleure méthode pour gagner. Mais cette fois, la révélation de la force de Sakabe l'emplit d'une colère si intense qu'elle manqua de l'étouffer. Kairii savait que la haine était une mauvaise chose, puisqu'elle lui faisait perdre ses moyens. Il le savait, mais s'il y avait une personne au monde qu'il haïssait, c'était bien Sakabe Hideki, samurai de Satsuma. Il attaqua sans réfléchir.

Le fracas de l'acier résonna dans la clairière lorsque Sakabe para l'attaque de son adversaire. Il enchaîna sur une botte pour tester Kairii, qui l'évita de justesse, et uniquement grâce à sa connaissance du terrain.

— Quel est le style que tu pratiques ? lui demanda le samurai, un peu étonné du manque d'orthodoxie que montrait l'escrime du jeune homme.

Kairii s'était mis un peu en arrière. Il remonta sa garde, posant un regard haineux sur Sakabe.

— Je te l'ai déjà dit, je ne pratique aucun style. J'ai appris en autodidacte.

C'était vrai, en un sens. Après tout, Kiyo ne l’avait jamais véritablement entrainé.

— Moi, je pratique le style Shinkage, renchérit Sakabe. As-tu déjà entendu parler de ce style ?

Kairii émit un soupir méprisant. Qu'est-ce que Sakabe pouvait être suffisant ! Suffisant, et énervant.

— On s'en fout, de ton style, cracha le garçon avant de ré-attaquer. Je vais te tuer !

Mais c'était plus facile à dire qu'à faire. Sakabe évitait ses passes plutôt aisément. Kairii, par orgueil, se refusait à faire usage d'autres armes que le sabre : il voulait tuer Sakabe, mais il voulait le faire dans les règles.

— Écoute, Kairii…, tenta le samurai après avoir paré une énième attaque de son adversaire.

Lui-même n'attaquait pas. Cela mettait Kairii dans une rage folle, et il finit par avoir assez de haine pour acculer Sakabe. Ce dernier se défendait de moins en moins. Était-il fatigué ? Kairii n'y croyait pas.

— Défends-toi ! lui hurla t-il. Attaque-moi ! Je suis sérieux, je te tuerai à la première ouverture !

— Je sais. Je suis sérieux moi aussi, Kairii.

La lame de ce dernier pénétra sa garde. Le sabre du samurai vola dans les airs, arraché par le coup féroce du jeune homme. Désarmé, Sakabe tomba à genoux.

— Ma tête est à toi, murmura-t-il en regardant Kairii.

Celui-ci leva son sabre, son bras décrivant un arc de cercle à pleine vitesse pour décapiter son ennemi. Cependant, il arrêta sa lame à deux centimètres du cou du samurai.

Il ne pouvait pas le tuer.

— Tu te moques de moi, lui dit-il froidement. Tu ne te battais pas. Tu ne me considère pas comme un adversaire à ta hauteur, pour toi je suis toujours le putain de luxe que tu t'enfilais de passage à Edo, le petit intermède plaisant entre deux missions !

Sakabe releva ses yeux noirs sur Kairii.

— C’est faux, dit-il calmement. J’avais des sentiments pour toi, Kairii. À mes yeux, tu es tout sauf un putain.

Kairii recula. Il rengaina.

— Disparais, ordonna-t-il dans un filet de voix. Arrête de me suivre. Je ne veux plus jamais te trouver sur mon chemin !

— Alors tue-moi ici. Je ne pourrais pas vivre sans être pardonné. C’est pour cela que j’erre ainsi à ta suite, en ayant tout abandonné. Et je te suivrai jusqu’aux six enfers, s’il le faut, jusqu’à ce que tu m’aies adressé un mot.

Kairii lui jeta un dernier regard venimeux, et il lui tourna le dos. Pour une raison obscure, il était incapable de tuer Sakabe. Il se haïssait pour ça.

Sakabe Hideki regarda le jeune homme marcher vers son cheval, l'enfourcher et lui faire faire volte face. Il le vit sortir de la clairière puis s'éloigner dans les hautes herbes. Bientôt, il entendit le son du petit trot.

Il soupira. Kairii lui avait filé entre les doigts à nouveau.

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