Taito : séparation

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Les premiers rayons de l'aube qui nous réveillèrent le lendemain nous trouvèrent tous les trois très embarrassés. Honteux de ma conduite impudique et surtout des pensées que j'avais eu la veille, je n'osais regarder Kairii, qui, d’ailleurs, quitta la chambre. Quant à Kankyûrô, qui avait lâché mon nom à plusieurs reprises dans des situations diverses pendant la nuit, il semblait anormalement triste de notre départ.

— Tu reviendras me voir ? me demanda-t-il timidement. Il me reste un an et sept mois...

Il comptait quasiment les jours, le pauvre bougre !

— Fais tes bagages, lui ordonna Kairii en remontant dans la chambre. J'ai racheté ton contrat.

Il lui balança sans ménagement un rouleau scellé, qui tomba à ses pieds.

— Pardon ?

— Taito voulait que je fasse une bonne action, pour changer... fit-il en me regardant. Je t'ai donc racheté. Tu es libre.

Kankyûrô se tourna vers moi.

— Mais je ne peux pas accepter. C'est une dette dont je ne pourrais jamais m'acquitter !

— Tu ne me dois rien, lui répondit Kairii un peu durement. J'ai juré aux bouddhas de sauver des gens pour me sortir du cycle des réincarnations et devenir un éveillé... Toi, t'as besoin d'être sauvé, non ? Considère que c'est au contraire un service que tu me rends. C'est moi qui suis redevable.

À cause de cette explication — que je trouvais fumeuse — Kankyûrô accepta. Soudain très excité, il fit ses bagages, sa tournée des adieux et partit avec nous.

Il fit le chemin en notre compagnie jusqu'à Koga. Là, il bifurqua vers Kyôto pour remonter à son village, vers Ôtsu. Je promis de revenir le voir.

— Je suis content que tu aies été mon dernier client, Tai, fit-il avec un sourire. Du coup, je ne garderais que des souvenirs heureux. Merci.

Il semblait au bord des larmes. Je le quittai en lui promettant de lui écrire, sous le regard vigilant de Kairii, qui se contenta d'un bref signe de la main. Je retrouvai ce Kankyûrô bien des années plus tard, dans des circonstances totalement différentes. Mais ce n'est pas ici le lieu d'en parler.

Pour le moment, laissez-moi raconter la suite de mes aventures avec Kairii.

*

Mon ami paya le prix de ses excès. Nous avions à peine quitté Edo qu'il s'écroula de son cheval, avant de se traîner pathétiquement sous un arbre, où il ne tarda pas à s'endormir à l'ombre d'un oratoire. Je le recouvris de mon kimono du dessus et montais la garde : cela ne servait à rien d'essayer de le réveiller, j'en avais déjà fait l'expérience. Il avait trop abusé d’opium et d’alcool la veille, avec Hanai, puis Kankyûrô, et probablement bien avant tout ça.

Kairii reprit ses esprits à la tombée de la nuit. Je le vis émerger de dessous ma couverture improvisée, l'air quelque peu hirsute et épuisé. Sa perruque était tombée, et il avait perdu cet éclat surnaturel qu'il avait eu ces derniers jours. Je lui jetai un regard dur.

— Ça y est, tu es redevenu toi-même ? Tu n’es plus possédé par cet esprit démoniaque qui avait pris le corps de mon ami ?

Mon compagnon me fixa sans rien dire, l'air hagard. Puis il sourit.

— Je n'ai jamais été autant moi-même que ces derniers jours, Tai-chan, déclara-t-il avec une pointe de sarcasme dans la voix. Un courtisan qui fume, boit, lime des culs et donne le sien à limer. Ce qu’on a fait de moi : une putain.

C’était donc ainsi qu’il se voyait… mais je n’avais plus envie de m’apitoyer sur son sort.

— Qu’importe, le morigénai-je sévèrement. Regarde-toi : la débauche t'a fait dormir toute la journée. Je préfère me dire que c’est le fait d’un renard, ou de quelque autre sorcellerie, plutôt qu’il s’agisse du Kairii que je connais !

Une nouvelle fois, Kairii me regarda en silence. Puis il bâilla.

— J'ai faim, déclara-t-il. Allons passer la nuit dans une auberge. C'est moi qui paye.

Kairii sortit de son kimono une poignée de taels d'or gros comme un doigt. Je le fixai, sidéré.

— Où as-tu eu ça ?

— T'es vraiment sûr d'avoir envie de le savoir ? ricana-t-il en affichant un sourire féroce. C'est Hanai qui me les a donnés. Avec ce kimono, que j'ai exigé. Il aurait fait n'importe quoi pour pouvoir glisser son boudin dans ma rondelle, ce salopiot !

Je lui donnai une bourrade brutale.

— Ne compte pas sur moi pour faire bombance avec toi, dans ce cas, le prévins-je en me relevant.

Kairii se redressa sur ses pieds à son tour et il épousseta son kimono, avant de me rendre celui que je lui avais donné en guise de couverture.

— C'est aussi avec cet argent que j'ai racheté le contrat de ton petit ami, m'apprit-il en dardant un regard oblique sur moi. Mais je peux toujours utiliser la magie noire pour m'envoler, le rattraper, le revendre à son okiya et récupérer l'argent, si c'est ce qu'il te faut pour être en paix avec ta conscience !

Je soupirai, vaincu. Kairii avait gagné. Je le laissai payer pour l'auberge.

*

Kairii passa la nuit à boire, à manger et à danser avec les autres clients, une bande d'artistes de mauvaise vie qui arrondissaient leurs fins de mois de manière visiblement peu honnête. Il tenta de m'entraîner dans sa débauche, mais je me contentais de le surveiller du coin de l'œil, prêt à intervenir à tout moment. Heureusement, personne ne tenta de profiter de son état alcoolisé pour s'en prendre à lui. Je détournais les yeux lorsqu'il embrassa une jeune danseuse de kagura à pleine bouche sous les sifflets de la compagnie, et le laissais quitter la pièce avec elle plus tard dans la soirée. De toute façon, il revint dormir avec moi. J'ouvris un œil en entendant la cloison s'ouvrir, et le laissais passer son bras autour de moi : une position dans laquelle il ne tarda pas à s'endormir en ronflant bruyamment.

Le lendemain matin, au moment où je voulus le réveiller pour partir, Kairii refusa de quitter son futon. Je dus le tirer du lit de force, le mettre moi-même sur son cheval. Et de nouveau, le trajet s’effectua en silence. Il était parti, le temps où nous devisions gaiment sur les routes, envolé pour toujours.

Kiyomasa n’était pas au logis lorsque nous arrivâmes. Alors, je m’assis devant ce qui faisait office d’alcôve d’honneur dans sa cabane et lui rédigeai une lettre.

Je vous ai ramené votre fils. Je vous remercie pour vos bons soins. Puissent les bouddhas exaucer vos prières.

Je pliai la feuille sur laquelle j’avais couché ces mots laconiques et la posai sur le bois vide du tokonoma, que nulle œuvre d’art ne venait décorer. Puis je saluai une dernière fois, et je sortis.

Kairii était devant l’écurie, en train de bouchonner son cheval. Je n’avais toujours pas désellé le mien. Il le fallait, pourtant, car cette monture appartenait Kairii et à son père : je devais repartir à pied. Le soleil était encore haut : si je me pressais, j’avais bon espoir d’atteindre la barrière avant la fermeture du poste de contrôle.

— Tu repars ? s’enquit Kairii sans me regarder.

C’était la première parole qu’il m’adressait depuis la veille.

— Oui.

— Au village ?

— Non.

Kairii ne me demanda pas où je comptais aller. Ce fut heureux, car j’avais l’intention d’arpenter les routes en tant qu’escrimeur errant, pour parfaire ma technique avant de rencontrer Sakabe. C’était le seul but immédiat que j’avais.

— Bon… j’imagine qu’on ne se reverra pas.

— Peut-être pas, en effet, lui répondis-je.

Cette fois, Kairii releva ses yeux acier sur moi. Je soutins son regard en silence.

Puis il rompit le contact.

— Je dirai à Kiyomasa que tu l’as attendu, finit par lâcher Kairii en poussant son cheval dans sa stalle.

— Je lui avais juré que je tenterais de te dissuader de continuer ta vengeance contre les Otsuki, avouai-je alors.

Kairii me jeta un coup d’œil par-dessus son épaule :

— Et alors ? Tu n’essaies pas ?

— Non. Je sais que ça ne sert à rien.

— Et tu as raison.

— Mais je ne t’accompagne pas, cette fois. Ce qu’il y avait entre nous est terminé.

— Là encore, tu as raison, confirma-t-il calmement.

Il n’essayait même pas de me retenir. Comme la sienne à mes yeux, ma présence lui était devenue insupportable : après tout, j’étais le dernier témoin de sa déchéance.

Non… il en restait un. Sakabe Hideki.

Au moment où je m’apprêtai à partir, chargeant mon baluchon sur mon épaule, Kairii m’arrêta :

— Prends ce cheval. Il voulait que tu l’aies. On n’a pas de quoi en nourrir trois, de toute façon.

— Merci, soufflai-je.

Pour toute réponse, Kairii disparut dans la pénombre de l’écurie.

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