Taito : "Fukakusa Kankyûrô, pas de talent particulier"

6 minutes de lecture

Aucun de nous deux n’adressa la parole à l’autre avant d’arriver devant les faubourgs d’Edo. J’avais promis à Kiyomasa que je lui ramènerais son fils, mais je n’étais pas sûr de ce que j’allais faire après. Kairii avait tué mon nenja de sang-froid, un homme envers qui j’étais redevable. Non seulement il allait être recherché pour ce crime odieux – le page l’avait vu – mais surtout, il me mettait en porte à faux. J’allais être obligé de prendre une décision.

En attendant, j’avais une dette à rendre. Je prévins Kairii que je devais m’arrêter à Yushima, avant de prendre la route de l’Ouest.

Kairii lâcha un de ces soupirs sarcastiques dont il avait le secret.

— Encore un de tes soupirants ? fit-il en affichant un air blasé. Je commence à me demander si j’aurais assez de flèches, Taito.

Je lui jetai un regard noir.

— Tu as tué un innocent. Quant à ce Kankyûrô que je dois voir… C’est quelqu’un qui m’a aidé lorsque je te cherchais. Je suis tributaire, tu vois. Tu peux rentrer tout seul. J’irai voir ton père plus tard.

— Un innocent qui a profité de ton sens de l’honneur pour prendre l’ascendant sur toi, répliqua froidement Kairii. Mais on ne va pas revenir là-dessus encore une fois ! Je t'accompagne. Si les intentions de ce Kankyûrô sont honnêtes – ce qui m’étonnerait bien ! – ça ne te dérangera pas.

Évidemment, cela me dérangeait. Me rendre dans une maison de thé de Yushima avec Kairii dont le comportement était de plus en plus imprévisible... Mais je ne pouvais pas faire autrement.

Kankyûrô laissa éclater sa surprise lorsqu'il trouva le fameux Yukigiku assis dans la chambre que j'avais réservée à son okiya. Ce dernier, appuyé contre le mur dans une de ses poses hiératiques, lui jeta un regard froid. Puis il tourna la tête, l'ignorant superbement.

— Euh... Je m'appelle Fukakusa Kankyûrô, se présenta mon ami en saluant maladroitement. Yoroshiku.

Il vint poser une tasse de thé devant Kairii, avec un morceau de pâte de haricot rouge et le « menu » de son établissement.

Kairii le feuilleta en buvant son thé. Il s'arrêta à la page décrivant les kagema, y posant un œil intéressé.

Fukakusa Kankyûrô, lut-il à voix haute. 17 ans. Mis à part sa connaissance encyclopédique de l'art dramatique de Chikamatsu, pas de talent particulier... mais excellent au lit... C'est toi ?

Kairii releva les yeux sur mon malheureux ami, qui, le plateau vide entre les mains, suait à grosses gouttes.

— Oui, répondit-il d'une voix enjouée, semblant un instant retrouver son assurance. Pour vous servir !

Kairii le détailla de la tête aux pieds. Puis il me regarda, moi, avant de reporter ses yeux inquisiteurs sur le garçon.

— Tu ne me donnes pas de pâte de racine de bardane ? finit-il par demander, la tête légèrement penchée sur le côté.

— Ah ! fit Kankyûrô en me jetant un regard interrogatif. Et bien... Oui. Pardon. Monsieur est connaisseur !

— J’ai travaillé dans un bordel pendant plus d’un an, idiot, grogna Kairii.

Kankyûrô sortit une petite enveloppe de son kimono, qu'il porta à son front avant de la tendre à Kairii, la tête baissée. Ce dernier la prit entre ses longs doigts.

— Donnes-en aussi à Taito, ordonna-t-il en me désignant du menton.

J'eus droit au même rituel.

— Qu'est-ce que c'est ? demandai-je avant d’ouvrir l'enveloppe pour regarder dedans.

— Du lubrifiant, me répondit Kairii avec un large sourire.

Il avait l'air d'attendre une réaction, que je m'appliquai à ne pas avoir.

— Faut le mouiller avant de s'en servir, m'apprit Kankyûrô.

Je relevai les yeux, sentant la chaleur me monter aux joues. Ah, comme je détestais cette sensation ! D'autant plus que Kairii comme Kankyûrô m'observaient avec attention.

— Ne me dis pas que tu n’en as jamais utilisé avec Hanai ! s’étonna Kairii avec une emphase peu naturelle.

Je posai l’enveloppe sur la table en évitant soigneusement son regard perçant.

— Pas de celui-là, non.

— Ah oui, sourit Kairii après un rire bref, c'est vrai qu'il est plutôt de l'école de l'huile de coude, lui. Quel gâchis, franchement... Il a dû te massacrer. J'aurais dû lui arracher les couilles, avant de le tuer !

— Kairii, murmurai-je, arrête !

Heureusement, il n'insista pas.

On nous apporta bientôt le repas, et le saké aidant, l'atmosphère se détendit. Kairii se montrait plutôt agréable, sans trop en faire. Kankyûrô se sentit alors suffisamment à l'aise pour satisfaire sa curiosité en posant des questions.

— Vous êtes Yukigiku, n'est-ce pas ? osa-t-il demander.

Je jetai un œil à Kairii, que j’évitais de regarder depuis tout à l’heure. Ce dernier sourit, et il hocha la tête.

— Je ne suis plus dans le business, répondit-il. Alors, ne m'appelle pas comme ça.

— Comment dois-je vous appeler ?

Kairii lui jeta un regard froid.

Danna-sama.

Maître, ou patron : c'était là l'appellation courante pour les clients des kagema. Kankyûrô s'excusa en baissant la tête. Il avait été impoli.

— Arrête, Kai, fis-je en poussant mon ami du coude.

Plus le temps passait, moins je lui en voulais : son charme continuait à opérer, comme de la sorcellerie.

Kairii se poussa un peu, avec un petit sourire, ce qui m'indiqua qu'il était – enfin – dans de bonnes dispositions.

— Kairii est mon seigneur lige, appris-je à Kankyûrô. C'est pour le retrouver que je suis venu à Yushima Tenjin... Je ne pouvais pas te le dire plus tôt, désolé.

— Je vois, observa Kankyûrô avec un gentil sourire. Ça doit être le bonheur, d'avoir un ami tel que toi, Taito.

Kairii releva la tête.

— Ça l'est. C'est l'ami le plus fidèle et le plus dévoué qui existe au monde. Le plus beau et le plus intelligent, aussi. Et il a une voix merveilleuse. Si tu le voyais sur scène pendant le kagura, tu ne pourrais plus voir de wakashû de kabuki sans qu'ils t'évoquent une bande de poules de basse-cour caquetant maladroitement autour d'un cygne gracieux.

Ces compliments me firent bêtement rougir. Kairii ne me disait jamais rien de tel. Ce n’était pas son caractère. S’il me faisait cette profession de foi maintenant, c’est parce qu’il avait senti que je lui échappais.

— Vous êtes ensemble, observa Kankyûrô, l’envie dans la voix.

Je voulus protester, mais encore une fois, Kairii m’en empêcha.

— Plus ou moins, répondit-il à ma place.

Il prit ma main avec autorité. Je me laissais faire, bizarrement ému.

Bien entendu, je n'étais pas dupe. Tout ça faisait partie d'une mise en scène de Kairii pour bien montrer à Kankyûrô, qu'il considérait comme un rival potentiel, que la chasse était gardée. Mais Kairii était devenu si peu affectueux ces derniers temps que je pris la chose comme elle venait. Lorsqu'il profita d'une absence de Kankyûrô pour m'embrasser, je le laissais faire.

Je me détournai rapidement lorsque Kankyûrô revint avec les boissons qu'on avait commandées : saké chauffé pour Kairii, et thé vert pour moi.

— Bon alors Kankyûrô, fit Kairii avec un sourire de chat en buvant son saké. C'est quand que tu nous fais la démonstration de tes extraordinaires talents au lit ?

Surpris, le garçon me regarda.

— Euh... Eh bien... Je croyais que Taito n'était pas intéressé par la chose... C'est ce qu'il m'a dit, en tout cas.

Kairii reposa sa tasse devant lui, et il se resservit lui-même du saké.

— Mais si, il l'est, fit-il sans me regarder. Allez, approche. L'appétit vient en mangeant.

Je n'eus pas ma présence d'esprit de réagir. Kankyûrô, dont le changement d'attitude fut spectaculaire, s'approcha de Kairii, une toute nouvelle langueur dans ses yeux bruns.

— Merci de bien vous occuper de moi, demanda-t-il sur un ton dont la soudaine sensualité m'étonna. Jusqu’ici, il s’était comporté avec moi de manière si naturelle que j’avais tout bonnement qu’il était un professionnel.

— T'inquiète pas, va. Tu vas adorer ça, lui répondit Kairii en attrapant le menton du garçon entre deux doigts.

Ce qui se passa ensuite constitua, lorsque je le retrouvais des années plus tard, un tabou absolument inviolable entre Kankyurō et moi. Nous n’en avons jamais reparlé. Je n’en parlais pas plus avec Kairii, dans les derniers temps que je passais en sa compagnie. Notre amitié, en effet, avait beaucoup souffert de ces désastreux épisodes, et, même si nous connaissions désormais le goût du corps de l’autre – par l’intermédiaire d’un tiers – , elle ne tenait plus qu’à un fil.

Annotations

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0